Ô temps pour moi. Spécialiste de l’insertion dans l’emploi, Paul Montjotin se consacre au «temps libéré», un enjeu de justice sociale, écologique et démocratique auquel il dédie un livre, L’Ère du temps libéré, écrit avec Charles Adrianssens, conseiller politique du maire de la Courneuve (Seine-Saint-Denis). Entretien.
Alors que la durée du travail a diminué au cours des 150 dernières années, les Français·es estiment manquer de temps. De quoi démontrer l’importance d’une politique du «temps libéré» qui vise à restaurer la justice sociale et redistribuer ce capital temporel, selon Paul Montjotin. Pour lui, cette démarche permet également de promouvoir le bien-être collectif et l’engagement citoyen, tout en répondant aux défis contemporains et en favorisant une sobriété nécessaire à l’émancipation individuelle et à la préservation de l’environnement.
Quel est le point de départ de votre livre «L’Ère du temps libéré», qui vient de paraître aux éditions du Faubourg ?
En 2023, le mouvement social contre la réforme des retraites exprimait un rejet massif et soulignait l’importance de revaloriser le temps personnel : le progrès implique également la possibilité de disposer de temps pour soi. Nous lui avons consacré une note.
D’autre part, la réflexion d’Emmanuel Macron sur cette réforme, selon laquelle une augmentation du temps de travail entraînerait une augmentation des richesses, nous a interpellés. Ce raisonnement simpliste repose sur l’idée que seule l’activité rémunérée génère de la valeur. Pourtant, nous croyons fermement que l’emploi non-marchand y contribue également : il renforce le tissu associatif, réduit les coûts sociaux et favorise les liens sociaux. Près de neuf millions de personnes fournissent une aide à leurs proches, et un tiers de ces aidants sont contraints d’abandonner leur emploi. De même, consacrer du temps à ses enfants représente une contribution inestimable à la société.
Comment décrire notre époque, celle de la recherche du temps perdu, où même les loisirs permettent de performer ?
Il existe un paradoxe frappant : au cours des 150 dernières années, la durée du temps de travail a diminué. Pourtant, selon les sondages, 65% des Français estiment manquer de temps. Ce sentiment est largement partagé, en particulier dans les métropoles. Notre livre ne prône pas simplement la libération du temps libre au détriment du temps de travail. En réalité, le travail s’étend également dans le temps libre, souvent absorbé par la sphère marchande.
Un aspect crucial, soulevé par d’autres, est celui de l’économie de l’attention, avec une moyenne de cinq heures par jour passées sur nos smartphones, souvent de manière involontaire. Ce temps contribue de plus en plus à alimenter les géants du numérique qui transforment nos données personnelles en revenus publicitaires.
Le capitalisme, en tant qu’extension de la sphère marchande, tente de comprimer le temps des repas et du sommeil.
Passer à une semaine de quatre jours en 32 heures constituerait certes un progrès, mais ne suffirait pas ; cela renforcerait encore davantage cette économie numérique représentant le pire du capitalisme. La clé pour libérer du temps réside en grande partie dans sa démarchandisation : l’accès aux infrastructures sportives et de loisirs, la politique culturelle, la proposition de droit aux vacances par Ruffin [le député insoumis François Ruffin, NDLR], ainsi que l’accès aux colonies de vacances. Il est crucial de se demander si nous consentons pleinement à certaines utilisations de notre temps, alors que nous sommes confrontés à environ 2 000 messages publicitaires par jour, ce qui alimente le combat de nombreuses associations en faveur de la régulation de la publicité.
Le temps nous est désormais compté. Jacques Attali [économiste et écrivain, NDLR] a montré que le temps consacré aux repas a considérablement diminué. Les repas représentent une menace pour le capitalisme ; ils ne sont pas productifs, mais plutôt des moments d’échange, de réflexion sur le monde, et de critique. Le capitalisme, en tant qu’extension de la sphère marchande, tente de comprimer le temps des repas et du sommeil.
En quoi consiste votre programme de libération du temps ?
La politique du temps libéré vise à restituer à chacun la maîtrise sur son temps. Cela revêt une dimension de justice sociale, motivée par le mouvement historique de contestation contre la réforme des retraites, qui est lui-même né de la perception d’une injustice. En effet, nous ne sommes pas tous égaux face au temps ; celui-ci représente un capital, tout comme il existe un capital économique redistribué par le biais de l’impôt.
Les politiques éducatives tentent également de réduire ces inégalités. Par exemple, la différence d’espérance de vie entre un salarié et un cadre, ou les inégalités entre hommes et femmes liées aux charges domestiques, illustrent ces disparités. Il existe des inégalités territoriales : selon le lieu de résidence, l’accès au temps libre peut varier. La politique du temps libéré peut ainsi être envisagée comme une forme de redistribution du temps culturel.
Il est crucial de consacrer du temps à l’émancipation en tant que citoyen, afin de renforcer notre identité et notre engagement dans la société.
Accorder à chacun du temps libre contribue à améliorer le bien-être collectif. Nous avons délibérément évité de dicter l’utilisation du temps de chacun, car cela pourrait conduire à une forme de dictature. Nous croyons que le fait de restituer du temps à chacun permet de relever les nombreux défis auxquels nous sommes confrontés.
En quoi le temps libéré est-il une écologie politique ?
Libérer du temps constitue une réponse aux défis contemporains, et permet de progresser vers une société favorisant le lien social et l’engagement citoyen. Il s’agit également d’une dimension de sobriété, car l’impératif de sobriété s’avère incompatible avec la dynamique d’accélération caractéristique de notre époque. Par exemple, dans le domaine des transports, des dispositifs accordent des congés plus longs aux salariés afin de favoriser des modes de voyage plus sobres.
Trop souvent, l’individu est réduit au simple statut de consommateur. Il est crucial de consacrer du temps à l’émancipation en tant que citoyen, afin de renforcer notre identité et notre engagement dans la société.
Notre époque se caractérise par une dynamique d’accélération, décrite par Hartmunt Rosa [sociologue et philosophe allemand, NDLR], qui maintient un système au bord de l’épuisement et a des conséquences néfastes sur l’environnement. La sobriété est essentielle pour rétablir notre relation avec le temps : le mouvement Slow Food, originaire d’Italie, illustre cette volonté de reprendre le contrôle de notre alimentation face à la montée en puissance des fast-foods. Ce retour à une alimentation plus consciente implique de rétablir des liens avec le vivant, en favorisant des échelles de production et de distribution plus locales. Bien que cela demande plus de temps, cuisiner incarne un retour à une connexion perdue avec les écosystèmes vivants.
Quelles sont les mesures les plus fortes pour concrétiser la sobriété ?
L’aménagement du temps de travail, notamment la semaine de quatre jours, est devenu un sujet central. Une mission d’information à l’Assemblée a été lancée, visant à fournir une aide publique pour inciter les entreprises. Des expérimentations menées au Royaume-Uni ont montré une diminution de plus de 70% des cas de burn out et des arrêts maladie, ce qui suscite un vif intérêt chez les entreprises : leurs salariés sont plus heureux, les taux de rotation baissent et l’empreinte carbone se réduit, grâce à la diminution des trajets.
Le temps libre est un temps partagé, où l’on cherche à revaloriser l’engagement bénévole.
Une proposition de la CFDT concernant le compte épargne temps universel vise à redonner à chacun la maîtrise de son temps en permettant des pauses de 4 à 5 mois, ou d’autres périodes plus propices à cela. L’idée est de remettre le temps au service de l’humain, offrant ainsi plus de temps pour s’engager. Une proposition de loi portée par un député socialiste suggérait même la semaine de quatre jours pour favoriser l’engagement bénévole. Les entreprises mettent en place des programmes de mécénat de compétences dans des associations, et certains pensent que cela pourrait devenir un droit, libérant ainsi du temps pour agir au bénéfice de la société.
Le temps libre est crucial pour notre bien-être et pour démarchandiser ce temps, c’est-à-dire le préserver pour soi. Cela implique également une réflexion sur l’aménagement du territoire pour garantir à chacun l’accès à des infrastructures sportives. Le temps libre est un temps partagé, où l’on cherche à revaloriser l’engagement bénévole, à reconnaître le droit des salariés à s’engager, à offrir des formations et à prendre en compte les temps bénévoles dans la retraite.
Par ailleurs, la question du temps démocratique nécessite une vision à long terme, notamment pour des enjeux tels que le réchauffement climatique. Aujourd’hui, nous courons comme des poulets sans tête. Reprendre le contrôle sur notre temps, c’est reprendre le contrôle sur notre destin, d’autant plus important à l’ère de l’économie de l’attention qui nous distrait de l’essentiel.
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Jon Palais est un activiste écologiste engagé aux côtés de l’association basque Bizi. En 2013, il a cofondé Alternatiba puis Action non-violente (ANV) COP21 en 2015. Le mois dernier, il a publié, aux éditions Les liens qui libèrent, un manuel d’action civique et politique intitulé La bataille du siècle, Stratégie d’action pour la génération climat.