Entretien

Jon Palais : «Ne serait-ce que pour durer longtemps dans la lutte, il faut être heureux, joyeux et solidaires»

Jon Palais est un activiste écologiste engagé aux côtés de l’association basque Bizi. En 2013, il a cofondé Alternatiba puis Action non-violente (ANV) COP21 en 2015. Le mois dernier, il a publié, aux éditions Les liens qui libèrent, un manuel d’action civique et politique intitulé La bataille du siècle, Stratégie d’action pour la génération climat.
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Dans cet entre­tien à Vert, il regrette que le mou­ve­ment cli­mat verse par­fois trop dans le dés­espoir et racon­te com­ment la joie, l’optimisme et les alter­na­tives doivent être mobil­isés pour con­stru­ire la société décrois­sante et sol­idaire à laque­lle il aspire.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Nous pou­vons relever le défi cli­ma­tique mais il faut avoir une approche stratégique de la lutte. Le pre­mier moteur d’engagement, c’est l’émotion, la colère, l’inquiétude. Le mou­ve­ment cli­mat évolue très vite et nous per­dons du temps à recom­mencer de zéro, par­fois. Nous devons tir­er des enseigne­ments des luttes passées pour penser les luttes à venir. Nous avons besoin de con­ti­nu­ité pour ne pas se repos­er les mêmes ques­tions à chaque fois.

Jon Palais © Guénolé Le Gal

Quelle est votre analyse du paysage de l’activisme climatique aujourd’hui ?

Entre les gens qui ne s’engagent pas et ceux qui s’engagent mais se dis­ent c’est foutu, je sens un cri de dés­espoir. Ce n’est pas comme ça qu’on gagne. Certes, tout cela fait très peur mais nous avons beau­coup de ressources et nous ne gag­nerons rien en par­tant défaitistes. J’ai écrit ce livre pour les nou­veaux mil­i­tants et les mou­ve­ments nés récem­ment.

En ce moment, le mou­ve­ment cli­mat est beau­coup dans l’alerte et l’alarme. On voit que c’est le mode d’action le plus vis­i­ble, le plus médi­a­tique et le plus attrac­t­if pour les nou­veaux mil­i­tants. Pour­tant, le mou­ve­ment cli­mat est beau­coup plus diver­si­fié que ça. Il existe tout le champ des alter­na­tives, qui sont très dynamiques sur les ter­ri­toires.

Le mou­ve­ment cli­mat se car­ac­térise par l’organisation de mobil­i­sa­tions de masse (march­es, grèves sco­laires, vil­lages des alter­na­tives). On doit con­stru­ire de la cohérence entre les strates et utilis­er l’ensemble des leviers qui sont à notre dis­po­si­tion, en même temps. Si on les utilise les uns après les autres, ça ne fonc­tionne pas. Par exem­ple, dans les années 2018–2019, nous avons eu les march­es cli­mat, beau­coup d’actions en jus­tice, les recours et les luttes con­tre les grands pro­jets inutiles. Le mou­ve­ment était puis­sant parce qu’il était pluriel et cohérent en même temps. En ce moment, nous faisons les choses de manière un peu moins artic­ulée. Le temps que les liens et les échanges d’expérience se fassent, nous per­dons du temps. Mais nous n’allons pas nous plain­dre d’être un mou­ve­ment telle­ment dynamique qu’on n’arrive pas à suiv­re nos pro­pres actu­al­ités !

Que pensez-vous des actions-choc de jeunes mouvements comme Dernière rénovation?

Il y a un décalage entre ce qui est décrit par les cli­ma­to­logues et la réac­tion de la société qui ne panique pas assez. Mais il faut réfléchir à ce qu’on veut génér­er. Est-ce qu’on veut trans­met­tre l’anxiété ? Pour beau­coup de gens, ça sus­cite du déni et de la réac­tance car on a du mal à inté­gr­er un prob­lème si on pense qu’il n’y a pas de solu­tion. Je fais une analo­gie : si on tire la son­nette d’alarme dans un bâti­ment en flamme, il faut un plan de sor­tie et que les gens sachent quoi faire. Le plus impor­tant à obtenir est que des non-mil­i­tants pren­nent un rôle act­if. Je crois dans le mou­ve­ment de masse. Ce n’est pas inutile de tir­er la son­nette d’alarme mais il faut ren­dre vis­i­bles les alter­na­tives. Il faut faire bouger plus que les écoanx­ieux.

Quelle est la place de la joie dans ce mouvement ?

La joie, l’optimisme c’est fon­da­men­tal. La lutte pour le cli­mat, je la décris comme la bataille du siè­cle. Elle ne va pas s’arrêter, on va devoir gér­er ces défis pen­dant des dizaines d’années. On ne peut pas être unique­ment dans un mil­i­tan­tisme sac­ri­fi­ciel, figé dans la peur. La bous­sole de notre engage­ment ne peut pas être le dés­espoir. Ne serait-ce que pour dur­er longtemps dans la lutte, il faut être heureux, joyeux et sol­idaires.

Une autre rai­son est qu’il faut porter un pro­jet de société qui réduise les gaz à effet de serre et qui apporte du bon­heur. Il faut militer pour con­stru­ire ce type de société et il faut aus­si être à l’image du type de société que l’on veut con­stru­ire: véhiculer la joie, être paci­fique, non-vio­lent, respectueux des dif­férences et inclusif. Dans la lutte non-vio­lente, la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence. La manière dont on lutte con­stru­it déjà le type de société pour lequel on lutte.

Il y a des raisons d’espérer. A la fin du film Don’t look up, ils arrê­tent de lut­ter quand la comète vient. C’est logique, pourquoi lut­ter quand c’est foutu ? La dif­férence, c’est qu’on peut encore agir et y arriv­er. L’histoire ne s’écrit pas avec des con­ti­nu­ités mais des rup­tures et des révo­lu­tions cul­turelles. Quand on regarde les grands boule­verse­ments et ce qui a con­stru­it la société humaine, ils sont du même ordre que ce qu’il faut faire pour attein­dre une société de décrois­sance matérielle, la sobriété heureuse et l’écologie pop­u­laire et sol­idaire.

La joie manque chez cer­tains mil­i­tants. Il faudrait val­oris­er mieux le tra­vail sur les alter­na­tives et racon­ter cette société plus désir­able qui est atteignable. On n’est pas assez con­nec­tés à ça. Il y a eu des phas­es plus joyeuses. Le covid a lais­sé des traces pro­fondes. Les chiffres du mal-être au tra­vail ont explosé. Les gens ont été très impactés.

La bataille du siè­cle, Jon Palais, Les liens qui libèrent, mars 2023, 288p, 20€

Comment construire cette joie militante ?

Il faut savoir visu­alis­er la société alter­na­tive et être en train de la con­stru­ire en même temps qu’on fait de la dénon­ci­a­tion de l’urgence et de la grav­ité du prob­lème. Le mou­ve­ment cli­mat doit avoir deux jambes : celle des résis­tances et celle des alter­na­tives. Si on ne par­le que des alter­na­tives, on a le même prob­lème. Notre équili­bre stratégique et men­tal repose sur la joie ET la lucid­ité.

Notre théorie de change­ment ne repose pas les gestes indi­vidu­els. On a besoin de trans­for­ma­tion col­lec­tive et d’alternatives sys­témiques comme les AMAP, le cov­oiturage, des coopéra­tives d’énergie telle qu’Enercoop. L’enjeu est de faire pass­er les alter­na­tives de la marge à la norme. Pour y arriv­er, il faut accélér­er leur développe­ment et donc trou­ver des effets leviers : les alter­na­tives ter­ri­to­ri­ales mis­es en place par Alter­nat­i­ba avec le Réseau action cli­mat et le col­lec­tif Pour une tran­si­tion citoyenne. On s’intéresse aux leviers d’action à l’échelle des col­lec­tiv­ités locales. Nous pour­rions aller beau­coup plus loin dans les batailles sur la mobil­ité pour sor­tir la voiture des villes, redonner la place au vélo, à la marche, aux trans­ports en com­mun.

Un autre exem­ple réus­si, est l’approvisionnement à la can­tine. Les menus dans la restau­ra­tion col­lec­tive déter­mi­nent nos chaînes d’approvisionnement et donc l’agriculture sur notre ter­ri­toire. Bizi, mon col­lec­tif basque, vient de gag­n­er une vic­toire sur les menus de restau­ra­tion col­lec­tive. La loi Egal­im [qui prévoit un repas végé­tarien par semaine] n’était pas respec­tée. Bizi a for­mé les élus et surtout, on a remon­té la chaîne d’approvisionnement et con­va­in­cu directe­ment les four­nisseurs de le faire. D’un coup, en changeant la poli­tique des deux four­nisseurs, on a mod­i­fié les menus de 52 étab­lisse­ments sur 30 com­munes, ce qui con­cerne 5 000 enfants.

Comment gagner la «bataille du siècle» ?

Pour que nos batailles embar­quent les gens et qu’elles devi­en­nent mas­sives et pop­u­laires, il faut une vision du monde. Cette vision doit être lis­i­ble, crédi­ble et désir­able. Il faut arriv­er à la faire percevoir, c’est un pre­mier niveau de la bataille cul­turelle. Nous voulons une société décrois­sante, basée sur les liens humains. Cela va à l’encontre de la société con­sumériste, de com­péti­tion et d’individualisme dom­i­nante.

Ensuite, il faut qu’elle soit crédi­ble. En mon­trant que ça existe déjà dans les ter­ri­toires, on prou­ve qu’elle peut devenir la norme. La crédi­bil­ité passe aus­si par l’importance qu’on attache à la méth­ode sci­en­tifique.

Et désir­able : il faut qu’on ait envie d’y aller. C’est une bataille cul­turelle car la société cap­i­tal­iste con­sumériste nous expose à des mil­liers de mes­sages pub­lic­i­taires chaque jour. Le fait d’être heureux à tra­vers la con­som­ma­tion reste le par­a­digme cul­turel majeur. Il faut qu’on arrive à être plus sexy que le cap­i­tal­isme. Pour cela, il faut mélanger la fête à la lutte, être joyeux.

Que pensez-vous de mouvements issus des classes dites «supérieures» comme les jeunes diplômés de Pour un réveil écologique qui refusent de travailler dans des entreprises trop polluantes ?

C’est très intéres­sant et cela mon­tre la force du mou­ve­ment cli­mat. Nous avons réus­si à leur faire enten­dre l’impasse dans laque­lle nous sommes. C’est un secteur soci­ologique essen­tiel car il a des capac­ités de com­mu­ni­ca­tion. Les class­es sociales priv­ilégiées sont vis­i­bles et ser­vent de repère. Bien-sûr, il ne faut pas se lim­iter à une seule classe sociale.

On a reproché aux marches climat d’être relativement homogènes socialement avec des gens issus de classes moyennes et supérieures. Comment assurer une vraie diversité dans le mouvement ?

Je ne suis pas d’accord avec ce con­stat. Les march­es cli­mat avaient lieu partout, par­fois dans des villes de 5 000 habi­tants. Dans le réseau Alter­nat­i­ba et ANV, lors des camps cli­mat, dans les villes de 20 ou 200 000 habi­tants, on a con­staté que ce ne sont pas les mêmes class­es sociales qui vien­nent. Il y a une diver­sité soci­ologique liée à la diver­sité des ter­ri­toires. Dans les grandes villes, naturelle­ment, les groupes sont soci­ologique­ment plus homogènes mais pas dans les petites villes ni les ter­ri­toires ruraux. Il y a un effet loupe parce que la par­tie du mou­ve­ment cli­mat de cen­tre urbain est beau­coup plus con­nec­tée aux réseaux soci­aux et maîtrise les codes de com­mu­ni­ca­tion actuels et ils sont au pre­mier plan médi­a­tique. On réduit le mou­ve­ment cli­mat à sa soci­olo­gie du mou­ve­ment de cen­tre ville mais il est beau­coup plus large que ça.

Néan­moins, le tra­vail est loin d’être fini et il est vrai que nous n’avons pas encore assez de diver­sité soci­ologique. Si c’est un change­ment cul­turel que l’on veut, il faut qu’il soit le plus diver­si­fié pos­si­ble et cela doit pass­er par l’implantation dans des villes moyennes et dans les ter­ri­toires ruraux. Nous devons nous inspir­er des fédéra­tions de chas­se ou des fédéra­tions sportives. Elles sont implan­tées partout et c’est pourquoi la chas­se peut désobéir au droit européen et pri­va­tis­er des espaces naturels. Il faut qu’on fasse ce tra­vail d’autant plus que les organ­i­sa­tions d’extrême droite, elles, le font. Et il faut val­oris­er notre diver­sité.