Tribune

Mathilde Caillard, techno-gréviste : «La danse a toujours fait partie intégrante des mouvements sociaux»

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Danse avec MC. Dans cette vidéo aux trois mil­lions de vues, on voit une jeune femme, lunettes de soleil sur le nez, se déhanch­er sur une tech­no endi­a­blée : «Pas de retraités sur une planète brûlée. Retraites, cli­mat : même com­bat». Sous la vidéo, des cen­taines de com­men­taires haineux, provenant par­fois de son pro­pre camp. Dans une tri­bune à Vert, l’activiste et «tech­no-gréviste» Mathilde Cail­lard, alias «MC danse pour le cli­mat» sur les réseaux soci­aux, répond que la joie fait par­tie de la lutte et serait même un out­il révo­lu­tion­naire pour se libér­er de l’oppression.

Par Mathilde Cail­lard

«Le sys­tème nous veut triste et il nous faut arriv­er à être joyeux pour lui résis­ter», écrivait Gilles Deleuze. 

C’est une jeune femme qui danse. Der­rière elle, une foule de man­i­fes­tants. Ils dansent eux aus­si. Rien de plus, rien de moins. Mais c’est déjà trop. Les com­men­taires fusent. Elle devrait avoir honte. Elle est ridicule. Elle dessert une cause pour­tant grave et impor­tante. La lutte, c’est pour les durs. Il faut être sévère et sérieux. 

Alors bien évidem­ment, il y a un temps pour tout. La danse et la joie ne sont pas de tous les moments dans la lutte. 

Ici, pas de naïveté. Il s’agit d’être sub­tile. Un tra­vail d’équilibriste. Cela dépend du ton, du lieu, du sujet, de la lutte, de si l’on est par­mi les pre­miers con­cernés. La lutte est rude, les sujets sont graves, nous devons être sérieux.  

Et pour­tant, la danse a tou­jours fait par­tie inté­grante des mou­ve­ments soci­aux. Je pense à ces femmes, qui de toutes les luttes, ont dan­sé et chan­té. Les fémin­istes de Laste­sis au Chili, si émou­vantes lors de leur choré­gra­phie dev­enue virale, où elles pointaient du doigt l’État Vio­leur. Melis­sa Ziad, la bal­ler­ine algéri­enne de 17 ans, d’une grâce infinie, qui exé­cu­tait une arabesque dans la rue, à la tombée du jour, lors des mobil­i­sa­tions du mou­ve­ment Hirak, sous l’œil médusé d’une foule cap­tivée. Les bals pop­u­laires à l’accordéon pour tenir les blocages des usines lors du Front Pop­u­laire. Ma mère, Véronique, qui entonne a capel­la Bel­la Ciao, lors du blocage du siège social d’Amazon, à l’été 2019, pour don­ner de la force aux activistes, en place depuis près de 8h. 

Je pense à ces femmes parce que sou­vent, c’est à elles qu’incombent la charge du soin des col­lec­tifs mil­i­tants et de l’organisation logis­tique et de régénéra­tion des forces mil­i­tantes. Comme tou­jours dans l’histoire, ces tâch­es sont minorées, moquées, més­es­timées. Elles ne sont pas pris­es au sérieux. Or, non seule­ment, œuvr­er au bien-être du groupe est néces­saire à sa survie, mais plus encore : inté­gr­er, au cœur de la stratégie de lutte, des modal­ités d’action créa­tives, joyeuses et heureuses, con­tribue à dessin­er des lende­mains souhaita­bles. Elles per­me­t­tent de trac­er les con­tours, dès aujourd’hui, d’un monde révo­lu­tion­naire. Elles sont le change­ment. Car la joie ne doit pas seule­ment accom­pa­g­n­er la lutte. La joie fait par­tie de la lutte. 

Être une jeune femme qui danse, au beau milieu de la rue, en por­tant des reven­di­ca­tions poli­tiques, c’est franchir, coup sur coup, plusieurs inter­dits. C’est pren­dre l’espace avec son corps, déjà. Mais c’est aus­si met­tre en scène ce corps, met­tre en scène son corps, en se le réap­pro­pri­ant pour en faire un out­il dans la lutte. 

Le corps féminin devient out­il de lutte et s’extrait alors du regard mas­culin, duquel il est d’habitude can­ton­né, exposé, quand il s’aventure dans l’espace pub­lic. Le corps est un espace de lutte poli­tique. Le corps iden­ti­fié comme féminin est un champ de bataille. Le corps qui danse en por­tant des reven­di­ca­tions poli­tiques exac­erbe tout cela et donc con­cen­tre les cri­tiques. 

Que nous restera-t-il quand ils nous auront tout pris, jusqu’à la joie, la légèreté, la beauté, la dernière trace de vie. Parce que la lutte, c’est aus­si de la joie. C’est arracher au sys­tème qui nous oppresse, à la laideur du monde, les frag­ments des lende­mains heureux. Et des présents aus­si. La joie, c’est l’entrée en résis­tance. C’est refuser la place à l’ombre dans laque­lle veut nous can­ton­ner un sys­tème qui nous oppresse. C’est l’élan vital de la dig­nité. Car com­ment régénér­er les forces mil­i­tantes si nous ne chan­tons pas ? Com­ment se lever le lende­main, pour retourn­er au front, si nous n’avons pas ri ensem­ble ? Com­ment faire ger­mer l’espoir, dans un sol trop meur­tri ?

Lut­ter dans la joie, par la danse, par le chant, dans une vital­ité créa­trice, c’est sor­tir de l’apathie. C’est se met­tre en mou­ve­ment, et se tenir bien droit, face à un sys­tème qui jubil­erait de nous voir dimin­ué, immo­bile, amoin­dri, sta­tique. 

Et nous lut­terons jusqu’à la dernière danse. Jusqu’à avoir les pieds usés et les bras meur­tris. La dernière danse, qui met­tra en mou­ve­ment l’univers entier.