La conversation

Parlons-nous trop du « bien-être animal » ?

Le terme de « bien-être animal » est trompeur à plusieurs égards. Il tend à minimiser la réalité des souffrances des animaux d’élevage, analyse Marie-Claude Marsolier, directrice de recherche en génétique au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Elle suggère plutôt de parler de « mal-être animal ».
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La manière dont nous pen­sons et les mots que nous employons sont inter­dépen­dants, et les pro­fes­sion­nels de l’agroalimentaire l’ont bien com­pris : pour occul­ter les vio­lences envers les ani­maux, ils mul­ti­plient les euphémismes et détourne­ments séman­tiques.

Au XIXe siè­cle, les tueries et les écorcheries sont ain­si dev­enues des abat­toirs, et dans les éle­vages aujourd’hui, les soins peu­vent aus­si bien désign­er le lim­age des dents que la coupe du bec, de la queue ou la cas­tra­tion à vif. Dans le cadre général du déni des souf­frances infligées par les humains aux autres ani­maux, un con­cept a pro­gres­sive­ment envahi tous les dis­cours : le « bien-être ani­mal ».

Alors que l’élevage porcin est l’un de ceux qui engen­drent prob­a­ble­ment le plus de souf­frances pour les ani­maux con­cernés, le site web d’Inaporc, l’interprofession nationale porcine, proclame par exem­ple fière­ment : « Le bien-être des ani­maux : au cœur des préoc­cu­pa­tions de la fil­ière ». Le site argu­mente :

« Parce que les éleveurs sont des per­son­nes pas­sion­nées par leurs ani­maux et qu’un ani­mal stressé ne don­nera pas une viande de qual­ité, chaque acteur de la fil­ière prend grand soin du bien-être des ani­maux. »

Le site web d’Inaporc

Le mouvement welfariste

Le con­cept de « bien-être ani­mal » est devenu vis­i­ble pour le grand pub­lic à par­tir des années 1960, d’abord au Roy­aume-Uni. En anglais, il est désigné par l’expression ani­mal wel­fare, wel­fare sig­nifi­ant dans son accep­tion générale un « état physique et men­tal », qu’il soit bon ou mau­vais : on peut sans con­tra­dic­tion par­ler de poor wel­fare.

De sur­croît, wel­fare ren­voie plus spé­ci­fique­ment depuis le début du XXe siè­cle à des aides sociales en faveur des humains les plus vul­nérables. L’ani­mal wel­fare est au cœur du mou­ve­ment dit wel­fariste, qui s’efforce d’améliorer les con­di­tions de vie des ani­maux non humains, en par­ti­c­uli­er dans les éle­vages, sans toute­fois con­tester le principe de leur exploita­tion.

Ce mou­ve­ment peut être con­sid­éré comme souhai­tant éten­dre aux ani­maux en général la garantie que leurs besoins min­i­maux soient assurés, principe aujourd’hui com­muné­ment admis pour les humains.

De l’animal welfare au bien-être animal

Le wel­fare se dis­tingue ain­si du well-being, « bien-être » au sens pre­mier de « sen­ti­ment général d’agrément, d’épanouissement que pro­cure la pleine sat­is­fac­tion des besoins du corps et/ou de l’esprit », sus­cep­ti­ble de s’appliquer autant aux humains qu’aux non-humains. En anglais donc, les sig­ni­fi­ca­tions dis­tinctes de wel­fare et de well-being s’appliquent de la même manière aux humains et aux autres ani­maux.

L’ani­mal wel­fare anglais a été traduit par « bien-être ani­mal » en français, ce qui a brisé cette belle symétrie. Le wel­fare social pour les humains cor­re­spond en effet en français à « pro­tec­tion » (de l’enfance, etc.) ou à « aide sociale », tan­dis que le « bien-être ani­mal », cen­sé exprimer la général­i­sa­tion du wel­fare social aux non-humains, ren­voie intu­itive­ment les fran­coph­o­nes au well-being, à l’extension aux autres ani­maux du bien-être humain. Autrement dit à des notions fon­da­men­tale­ment pos­i­tives (on ne par­le pas de « mau­vais bien-être ») et hédoniques (spas, mas­sages…), sans rap­port avec des mesures wel­faristes aus­si bru­tales que le défonçage du crâne (« étour­disse­ment ») exigé avant égorge­ment.

Un terme fallacieux

Les textes offi­ciels définis­sent le « bien-être ani­mal » comme un état garan­ti par la sat­is­fac­tion de cinq besoins, qual­i­fiés de « lib­ertés » (absence de faim, de peur, etc.).

Même ain­si restreinte, l’appellation « bien-être ani­mal » reste toute­fois fal­lac­i­euse, son emploi sys­té­ma­tique sem­blant impli­quer que le respect des « cinq lib­ertés » est garan­ti à la majorité des indi­vidus.

Or pour les ani­maux d’élevage, le « bien-être ani­mal », même dans sa déf­i­ni­tion offi­cielle, n’est assuré que dans une minorité de cas. Il est ain­si évi­dent que la « lib­erté d’expression d’un com­porte­ment nor­mal de son espèce » (cinquième lib­erté) n’est pas respec­tée pour les ani­maux vivant dans des éle­vages inten­sifs (estimés à 80 % des ani­maux égorgés en France).

Aujourd’hui encore, la caudec­tomie et la cas­tra­tion à vif des cochons sont légales ou tolérées par l’État (sans par­ler des con­di­tions d’abattage), alors que l’« absence de douleur » est recon­nue comme la 4e lib­erté définis­sant le bien-être ani­mal…

Le « mal-être animal », plus adapté pour désigner ces enjeux

L’expression « bien-être ani­mal » présente donc deux impli­ca­tions trompeuses pour le grand pub­lic : d’une part, ses enjeux sem­blent cou­vrir des points acces­soires, de « con­fort », et non des prob­lèmes de souf­france aiguë (lorsque « bien-être » est inter­prété dans son sens hédon­iste usuel). D’autre part, elle laisse enten­dre que les con­di­tions de vie de la majorité des ani­maux d’élevage, pour lesquels on par­le sans cesse de « bien-être », respecteraient au moins leurs besoins pri­maires.

Ces mépris­es seraient évitées par l’emploi de l’expression « mal-être ani­mal » (au sens de « souf­france physique et men­tale ») pour se référ­er d’une façon générale aux prob­lé­ma­tiques de la pro­tec­tion ani­male. Lorsqu’on a accep­té de par­ler de « bien-être », comme le font les fil­ières agri­coles depuis des décen­nies, il paraît dif­fi­cile de refuser « mal-être » pour décrire ce réel défaut de « bien-être » exis­tant chez la majorité des ani­maux d’élevage.

Pour les mou­ve­ments ani­mal­istes, l’intérêt de l’expression « mal-être ani­mal » est aus­si d’impliquer un ressen­ti con­scient, mieux que ne le font les ter­mes douleur et souf­france (une créance ou une règle aus­si peu­vent « souf­frir »… un retard ou une excep­tion).

L’utilisation de « mal-être ani­mal » et le fait de lim­iter l’usage du « bien-être ani­mal » à son sens intu­itif de « sen­ti­ment d’agrément et d’épanouissement » per­me­t­traient aus­si de dis­tinguer claire­ment, en les nom­mant de façon adéquate, les mesures « néga­tives » de « réduc­tion du mal-être ani­mal » qui lim­i­tent la détresse psy­chologique et physique, des mesures « pos­i­tives » visant à aug­menter le « bien-être ani­mal ».

Après avoir été longtemps nég­ligée, la recherche sci­en­tifique cen­trée sur la pro­mo­tion des émo­tions pos­i­tives est aujourd’hui en plein essor, désignée sous l’appellation de pos­i­tive wel­fare. Le véri­ta­ble « bien-être ani­mal » sup­pose en effet non seule­ment l’absence de mal-être, mais aus­si l’occurrence d’expériences de vie agréables.

Cesser de dissimuler la violence

Restrein­dre, sans l’abandonner, l’usage de « bien-être ani­mal » évit­erait sa récupéra­tion à des fins de min­imi­sa­tion de la vio­lence. Per­sis­ter à utilis­er cette expres­sion pour par­ler indis­tincte­ment d’arrêt des muti­la­tions et d’enrichissement du milieu de vie nous paraît en effet saper la cause que l’on est cen­sé défendre.

Nous ne pro­posons pas de chang­er du jour au lende­main la manière de par­ler de tous les acteurs de ce domaine. Mais les asso­ci­a­tions ani­mal­istes pour­raient jouer dans ce cas un rôle de pre­scrip­teur lex­i­cal. Nég­liger cet enjeu en cau­tion­nant des ter­mes heur­tant le sens com­mun et nuisant aux ani­maux n’est pas anodin.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Marie-Claude Mar­soli­er, direc­trice de recherche en géné­tique au Muséum nation­al d’histoire naturelle (MNHN). Il a béné­fi­cié de la con­tri­bu­tion de Frédéric Mes­guich, doc­teur en chimie spé­cial­isé dans les matéri­aux pour l’énergie, auteur du Blog Ques­tions Décom­posent et fon­da­teur de la Blo­gothèque Ani­mal­iste. Vous pou­vez lire l’arti­cle orig­i­nal ici.