Professeur émérite d’écologie à l’université de Franche-Comté, Patrick Giraudoux a été membre du Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires en France (le Covars), mis en place pendant la crise du Covid-19. Avec 164 autres expert·es internationaux·ales, il a participé à la rédaction du rapport Nexus.
Après trois ans de travaux, l’IPBES (aussi connu comme le «Giec de la biodiversité») vient de publier un nouveau rapport sur ce que vous appelez le «Nexus». De quoi s’agit-il ?
Patrick Giraudoux. Un nexus, c’est un «nœud» en anglais, soit le point où un certain nombre d’éléments se rencontrent. Dans ce rapport, on a voulu explorer les liens qui existent entre biodiversité, eau, alimentation et santé, le tout dans le contexte du changement climatique.
Aujourd’hui, nous faisons face à des crises qui se superposent et s’amplifient : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, malaise agricole… L’enjeu est de trouver des solutions optimisées qui répondent à l’ensemble de ces crises.
Le «Nexus» touche donc aux besoins primaires de l’humain. Si l’on prend l’exemple de l’alimentation, en quoi est-elle dépendante de l’état de la biodiversité et des autres éléments ?
L’exemple le plus facile est celui de la pollinisation, dont dépendent les rendements agricoles. Si l’on emploie des produits chimiques qui tuent les insectes pollinisateurs, ça conduit à de graves problèmes.
«Les meilleures intentions climatiques peuvent être problématiques pour la biodiversité»
Il y a plus subtil : l’une des recommandations pour lutter contre le réchauffement climatique est de diminuer la consommation de viande rouge, notamment dans les pays développés. Mais si l’on décide de réduire certains types d’élevage, cela posera des problèmes pour la biodiversité des zones de montagne.
On pourrait aussi faire des monocultures végétales intensives de céréales dans les régions de basse altitude, pour un régime plus végétarien. C’est justifié, mais si on le fait avec une agriculture conventionnelle – qui utilise souvent des phytosanitaires et des engrais azotés – cela va avoir des effets sur la santé des humains et des animaux, sur la qualité des eaux, et même sur les émissions de gaz à effet de serre.
Les meilleures intentions climatiques peuvent être problématiques pour la biodiversité. Tous ces enjeux sont absolument interconnectés, et il faut les mettre en musique correctement pour être gagnants.
Le lien peut paraître moins évident concernant la santé. En quoi la biodiversité nous protège-t-elle des maladies infectieuses ?
Les mécanismes sont à peu près toujours les mêmes, que ce soit pour le Covid-19 ou Ebola. Avec les besoins économiques (alimentation, bois, minerais…), l’humain pénètre des zones de forêt tropicale où il n’allait pas auparavant. Ce sont des écosystèmes très «biodiversifiés», y compris en microbes. La diversité des espèces fait que la plupart circulent à bas bruit. Mais si l’on met l’immense incubateur que sont les humains et les animaux domestiques en contact avec ce réservoir de microbes, il y en a qui vont se transmettre à nous.
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Si l’on continue sur ce rythme, doit-on craindre de prochaines pandémies ?
Il y aura d’autres pandémies, c’est une certitude. On ne sait pas où ni quand, mais on peut dire qu’il y en aura dans peu de temps, car nous sommes dans un système qui produit mécaniquement des pandémies. Au début du 20ème siècle, on avait un microbe à potentiel pandémique tous les 20-30 ans, maintenant c’est tous les cinq ans. Ça n’aboutit pas à tous les coups : en 2003, le SARS-CoV-1 a été assez vite bloqué. Mais avec SARS-CoV-2, qui a donné le Covid-19, on a vu que c’était bien plus problématique…
Le réchauffement climatique rend aussi plus probable l’endémisation [l’installation locale, NDLR] de virus comme le chikungunya, la dengue ou le zika, qui sont tous les trois portés par le moustique tigre, une espèce invasive. Tout est lié !
Le rapport de l’IPBES s’adresse avant tout aux décideurs du monde entier. Pourquoi est-ce important de mieux prendre en compte le Nexus dans les décisions politiques ?
Un gouvernement classique est organisé en ministères bien séparés, avec des attributions précises : agriculture, santé, environnement… Mais ils n’ont pas de vocation structurelle à travailler ensemble, si bien qu’une décision prise dans un domaine peut avoir des effets négatifs dans d’autres.
«Il faut que l’on sorte de ce cycle infernal, et on ne peut pas le faire en fonctionnant “en silo”»
C’est ce que l’on voit aujourd’hui avec un ensemble de crises qui s’amplifient les unes et les autres. Il faut qu’on sorte de ce cycle infernal, et on ne peut pas le faire en fonctionnant «en silo».
Connait-on le coût que représente la non prise en compte de ces effets négatifs ?
Dans le rapport, les économistes ont calculé que les externalités environnementales représentent entre 10 000 et 25 000 milliards de dollars par an dans le monde. C’est énorme : ça fait 25% du produit intérieur brut (PIB) mondial.
Et il y a d’autres chiffres assez effrayants : le coût de l’inaction pour la biodiversité sera le double dans dix ans. Si l’on regarde le réchauffement climatique, il atteint 500 milliards de dollars supplémentaires par an si l’on ne fait rien.
Quelles sont les solutions pour mieux prendre en compte ces différents enjeux ?
Notre rapport est basé sur 6 500 publications scientifiques, dont nous avons pu extraire 70 scénarios qui peuvent améliorer les choses. Il n’y a pas une seule option, mais des jeux d’options, que chaque nation peut décliner selon les spécificités locales.
Par exemple, l’approche One Health («une seule santé») est devenue très populaire. En France, le quatrième Plan national santé environnement recommande à chaque région de mettre en œuvre cette approche : chercher à optimiser les différentes santés, des humains, animaux, plantes et écosystèmes.
Cela veut dire que les Agences régionales de santé (ARS) vont devoir travailler avec les Directions régionales de l’agriculture (Draaf) et de l’environnement (Dreal), les Agences de l’eau… C’est difficile, car ces administrations n’ont pas l’habitude de travailler comme ça. Il va falloir se réinventer pour qu’une décision prise dans l’agriculture soit aussi évaluée du point de vue de son effet sur la santé ou l’environnement, et réciproquement.
Que faudrait-il faire pour aller plus vite et plus fort ?
Lire le rapport, déjà ! Pour s’appuyer sur la connaissance scientifique, plutôt que sur autre chose. Les idées ne sont pas si nouvelles, mais c’est le premier rapport qui fonde totalement ces préconisations sur des faits scientifiques. De là, il faut que les politiques s’approprient toutes les options. On leur a fait gagner trois ans de travail, maintenant il faut s’en inspirer !
On peut commencer à le faire près de chez soi, sans attendre les politiques. Construire ensemble, avec tous ceux qui sont conscients d’appartenir au même socioécosystème.
Cinq pistes pour faire face à l’effondrement de la biodiversité
Le 18 décembre, l’IPBES a publié un deuxième rapport décryptant les «changements transformateurs» à mettre en œuvre pour enrayer la destruction du vivant. En se basant sur près de 7 000 publications scientifiques, les auteur⸱es proposent cinq stratégies :
· Conserver, restaurer et régénérer la biodiversité dans les endroits d’importance. «C’est une vision assez connue et appliquée par nos parcs nationaux ou régionaux», explique Timothée Fouqueray, chercheur en socio-écologie et co-auteur du rapport.
· Transformer les secteurs les plus responsables du déclin de la nature : agriculture, pêche, foresterie, exploitations minière et fossile, construction… En France, la loi Zéro artificialisation nette (ZAN) est un bon exemple pour Timothée Fouqueray, «mais il faudrait qu’elle sorte d’une vision comptable et embarque les questions de mobilité, des villes de demain…»
· Mieux tenir compte de la nature dans l’économie et la finance. L’IPBES propose plusieurs pistes : redéfinir les indicateurs économiques comme le PIB, internaliser les coûts environnementaux, réformer les subventions aux entreprises…
· Changer nos manières de prendre des décisions. L’IPBES appelle notamment à une gouvernance plus inclusive (qui prend en compte les minorités, les acteur⸱rices locaux⸱ales, les peuples autochtones…) et adaptative, qui évolue selon les résultats observés.
· Changer de point de vue sur notre relation aux autres humains et à la nature. Livres, films, discours, éducation… la culture permet de repenser ce rapport au vivant selon Timothée Fouqueray : «Il faut changer notre vision de la nature comme d’une chose qu’on domine, ce n’est pas un décor, on en fait partie.»