Le grand entretien

Lucie Lucas : «Je ne veux pas soigner mon éco-anxiété, car je la trouve saine»

Avec la campagne de sensibilisation «Tu flippes?», le mouvement On est prêt veut rendre visible l’éco-anxiété. Dans cet entretien à Vert, sa figure de proue et héroïne de la série Clem sur TF1, la comédienne Lucie Lucas, revient sur des peurs «saines» dans un monde malade et appelle le cinéma à prendre la mesure de l’urgence.
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Qu’est-ce qui vous rend éco-anxieuse ?

C’est le con­stat quo­ti­di­en de la destruc­tion du vivant et le déni dans lequel nous vivons. Ce que je trou­ve très dif­fi­cile, c’est l’écart entre les annonces poli­tiques en faveur de l’écologie et les déci­sions pris­es. Cela crée une dis­so­nance cog­ni­tive et un sen­ti­ment d’impuissance. On est beau­coup d’humains à chercher la logique des choses et quand la société va à l’encontre de la logique, c’est paralysant et dép­ri­mant.

Ce qui me rend aus­si éco-anx­ieuse, c’est la dif­férence de niveau de con­science entre les gens. Beau­coup n’ont pas les infor­ma­tions essen­tielles pour faire bas­culer notre civil­i­sa­tion dans une société plus juste et respectueuse du vivant. Quand je m’en rends compte, je peux me laiss­er sub­merg­er par l’émotion. Or, quand les émo­tions par­lent, c’est dif­fi­cile d’avoir un dis­cours con­stru­it. On peut avoir l’impression de ne pas réus­sir à exprimer l’urgence.

À l’inverse, mon quo­ti­di­en est tein­té par le cli­mat : je cul­pa­bilise si je ne mets pas le cou­ver­cle sur une casse­role qui bout ou si je laisse couler le robi­net une sec­onde de trop. Je me prends énor­mé­ment la tête quand je dois voy­ager. L’inquiétude pour le cli­mat se man­i­feste dans cha­cun des gestes quo­ti­di­ens.

Lucie Lucas lors du 6ème fes­ti­val Can­neseries, en avril 2023. © Roland Macri / Hans Lucas via AFP

Faut-il combattre l’éco-anxiété ou vivre avec ?

Je ne veux pas soign­er mon éco-anx­iété, car je la trou­ve saine. Mais il ne faut pas que ça m’empêche de voir la beauté chez les gens et dans la nature. Je pense qu’il faut accueil­lir et accepter l’éco-anxiété. Faire le deuil de nos anci­enne croy­ances et pass­er out­re l’effet de sidéra­tion et la tristesse. C’est un proces­sus de deuil.

«Il faut d’abord se répar­er pour mieux pren­dre soin des autres et de son envi­ron­nement»

Pour sor­tir de la dépres­sion, rien de mieux que d’être dans l’action. Dès l’instant où j’ai com­mencé à pub­li­er des choses sur l’écologie sur les réseaux soci­aux, à m’engager auprès d’associations, j’allais mieux. J’avais l’impression de moins subir, de ne pas être seule. En réal­ité, on est très nom­breux et notre défi c’est de s’en sor­tir col­lec­tive­ment comme un seul corps. En plus, le col­lec­tif amène de la joie et du bon­heur et ça nous per­met de mieux appréci­er la beauté du monde et de la défendre avec amour. Et quand il y a de l’amour, il y a beau­coup plus de force.

Avec mon con­joint et mes enfants, nous sommes par­tis vivre dans les Côtes d’Armor, dans un écol­ieu, il y a qua­tre ans. On s’est instal­lés dans une grande mai­son en habi­tat partagé à 12. On vend nos légumes à la ferme, on a créé une bou­tique de pro­duc­teurs locaux pour que ceux qui répon­dent à notre charte vendent leurs pro­duits à la ferme. On con­stru­it un bar citoyen pour ouvrir le débat et don­ner accès aux infor­ma­tions dans une ambiance fes­tive, joyeuse, con­viviale. On veut sor­tir des cli­vages et rassem­bler au max­i­mum.

«On paie des décen­nies où on a vu des actri­ces et acteurs, comme Emmanuelle Béart, se faire démolir en rai­son de leur engage­ment.»

L’écolieu est des­tiné à nous appren­dre et à pren­dre soin de nous-mêmes. On évolue dans une société pro­fondé­ment mal­trai­tante où règ­nent le patri­ar­cat, les inces­tes, les vio­lences sex­istes et sex­uelles, la pré­car­ité finan­cière et la pré­car­ité au tra­vail. On est tous abîmés et cassés : il faut d’abord se répar­er pour mieux pren­dre soin des autres et de son envi­ron­nement et appren­dre à faire société dans une logique d’équité, de jus­tice et d’harmonie.

Ces jours-ci, le festival de Cannes déroule son tapis rouge aux cinéastes du monde entier. Quel regard portez-vous sur le monde du cinéma ?

Je sens qu’il y a de vraies pris­es de con­science. Les comé­di­ens sont des gens très sen­si­bles, qui ont l’habitude d’être en marge et regar­dent la vie d’une autre façon. Par con­tre, c’est très dif­fi­cile de pass­er le cap de s’exprimer publique­ment. On paie des décen­nies où on a vu des actri­ces et acteurs, comme Emmanuelle Béart, se faire démolir en rai­son de leur engage­ment. La peur est inscrite en nous. C’est un méti­er pré­caire et pour gag­n­er notre vie, nous sommes trib­u­taires du désir des autres. Avec On est prêt, on réflé­chit à la façon d’accompagner les artistes qui se sen­tent dépassés ou peu légitimes.

Le milieu de l’audiovisuel a un énorme rôle à jouer dans la tran­si­tion. Les comé­di­ens prin­ci­paux ont du pou­voir sur un tour­nage et peu­vent négoci­er des con­di­tions plus écologiques. Il y a un créneau à pren­dre, car les pro­duc­teurs et les dis­trib­u­teurs sont de plus en plus à l’écoute. Il faut se sen­tir légitime et aus­si accepter que tout ne change pas d’un coup.

Comment faire en sorte que la télé et le cinéma soient plus écolos ?

Je pars du principe que mon tra­vail doit servir au futur de mes enfants. On peut influer dans son envi­ron­nement de tra­vail avec plein de gestes et de débats pour faire grandir les con­sciences. Pour moi, ça s’est traduit par deman­der à la pro­duc­tion de chang­er notre façon de faire pen­dant les tour­nages. Main­tenant, on a une can­tine et du maquil­lage bio, une vraie ges­tion des déchets, des vête­ments sec­onde main ou éthique. On a aban­don­né les bouteilles d’eau, les véhicules à éner­gies fos­siles et les généra­teurs. On essaie de dimin­uer notre empreinte écologique au max­i­mum.

Ensuite, on peut faire évoluer les his­toires. Clem [per­son­nage prin­ci­pal de la série Clem sur TF1, incar­né par Lucie Lucas] a changé de vie il y a sept ans et est par­tie faire du maraîchage bio. Puis, elle a rechangé de vie, mais elle a gardé cer­taines habi­tudes comme faire son com­post, pren­dre son vélo au max­i­mum et acheter en vrac. Ça paraît naturel dans la fic­tion et ça per­met de nor­malis­er cer­taines habi­tudes sans qu’on en fasse une intrigue à elle seule — même si les films plus engagés sont absol­u­ment néces­saires.

«Com­ment pour­rais-je insuf­fler et par­ticiper à de nou­veaux réc­its si je m’ex­trais com­plète­ment du sys­tème ?»

Pen­dant longtemps, j’étais gênée d’être comé­di­enne. Pour moi, diver­tir n’é­tait pas l’urgence. Mais j’ai réal­isé que beau­coup de mes­sages passent mieux au tra­vers du diver­tisse­ment : j’ai reçu des mil­liers de cour­ri­ers de téléspec­ta­teurs qui me dis­aient qu’ils étaient heureux des change­ments opérés dans la série, ils étaient con­tents qu’on leur par­le de leur quo­ti­di­en. Cyril Dion dit depuis longtemps qu’il faut inven­ter de nou­veaux réc­its. Je suis d’accord avec lui et on n’est pas oblig­és de le faire en se prenant la tête : on peut se diver­tir, regarder la télé, faire du sport et faire grandir notre con­science en même temps. C’est plus joyeux et plus fédéra­teur.

La fiction aussi peut créer de l’éco-anxiété. Faut-il se tenir éloignés des scénarios apocalyptiques ?

Les fic­tions sont fon­da­men­tale­ment indis­pens­ables. Il est impor­tant de visu­alis­er les étapes vers lesquelles on va. Mais il est vrai qu’elles créent de l’éco-anxiété. Je regarde très peu de fic­tions car les dystopies ne font que con­firmer mes peurs et ça ne m’aide pas à aller de l’avant. Les autres fic­tions par­lent sou­vent d’un monde que je ne recon­nais pas, où les per­son­nages ne se posent pas de ques­tions sur ces sujets et ça me gêne pro­fondé­ment.

Faut-il tourner le dos au cinéma au nom de l’écologie, comme Adèle Haenel l’a fait en dénonçant un système qui entretient la violence ?

Quand j’ai vu la nou­velle, je me suis dit : «elle l’a fait!». J’ai tou­jours eu envie de le faire. Je me pose la ques­tion en per­ma­nence mais, pour l’instant, je n’ai pas eu besoin d’être dans cette rad­i­cal­ité pour m’épanouir au tra­vail.

Je com­prends com­plète­ment qu’Adèle l’ait fait mais moi, com­ment pour­rais-je insuf­fler et par­ticiper à de nou­veaux réc­its si je m’ex­trais com­plète­ment du sys­tème ? Je pense qu’il faut aus­si aug­menter et main­tenir la pres­sion au sein des pro­duc­tions audio­vi­suelles. Je le répète, je suis peut-être rêveuse, je crois pro­fondé­ment à l’idée de faire et d’y arriv­er ensem­ble. L’au­dio­vi­suel est pour moi un levi­er cap­i­tal pour la tran­si­tion human­iste et écologique du monde. J’ai envie de rester en lien avec cette indus­trie car elle a un pou­voir incroy­able sur la société. En revanche, je ne peux plus envis­ager de par­ticiper à une fic­tion qui ne par­lerait ni de jus­tice sociale ni d’écologie ou qui serait dis­crim­i­nante.

Le monde du ciné­ma est à la traîne, comme tous les milieux. Les choses bougent lente­ment. Il y a cinq ans, je mon­tais les march­es à Cannes pour l’écologie. J’étais émue de voir tous ces jour­nal­istes présents. La mon­tagne est encore très haute, mais je vois que les choses bougent. Je suis frus­trée de ne pas par­ticiper à plus de fic­tions engagées.

Quelles sont les premières étapes pour faire bouger le septième art ?

D’abord, il faut des pro­duc­tions 100% écore­spon­s­ables. Il y a aus­si beau­coup de for­ma­tion à faire auprès des scé­nar­istes, des chaînes et des pro­duc­tions pour qu’ils se sen­tent légitimes à par­ler de ces sujets. Ils ont peur d’être mis face à leurs inco­hérences. Mais nous sommes tous inco­hérents : il faut avancer car on n’a plus le temps d’attendre. Il faut sor­tir du juge­ment.

J’aimerais que le pub­lic s’exprime plus sur ce qu’il a envie de voir. Je suis mar­raine de l’Assemblée citoyenne des imag­i­naires, cofi­nancée par TF1. C’est une grande con­sul­ta­tion citoyenne pour deman­der aux gens ce qu’ils ont envie de voir dévelop­per dans les fic­tions. Des scé­nar­istes tra­vail­lent avec des citoyens pour trou­ver des scé­nar­ios qui fassent con­sen­sus et qui soient nova­teurs dans les sujets et la façon dont ils sont traités.

Avez-vous un film préféré ?

Non, mais j’ai été mar­quée par Cap­tain fan­tas­tic. Ce film présente une famille qui a décidé de vivre dans la forêt en marge de la société, et les lim­ites de cette vie-là. On con­state qu’à bas­culer dans les extrêmes, on peut se faire mal. L’enfer est pavé de bonnes inten­tions. D’ailleurs, on est beau­coup d’écolos à avoir des enfants ado­les­cents qui sont en rejet de ce qu’on leur pro­pose comme vie. Ils ont envie de se faire leur pro­pre opin­ion : ça nous fait flip­per, on se demande ce qu’on a raté. Alors qu’on devrait avoir con­fi­ance en eux et en les valeurs que nous leur pro­posons. Elles sont des bases solides sur lesquelles ils pour­ront s’ap­puy­er pour s’é­panouir dans le monde avec respect et dis­cerne­ment.

Pour se for­mer à l’éco-anxiété et «trans­former ces émo­tions en actions», On est prêt lance un défi gra­tu­it de deux semaines à par­tir du 22 mai.