Analyse

À Cannes, le climat se prend les pieds dans le tapis rouge

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Affaire dissonante et trébuchante. Côté pile, des voitures électriques, le rétrécissement de la moquette, le lancement d’un prix dédié à la fabrication écologique de films et d’une société de production de nouveaux récits… Côté face, des sponsors problématiques et des vedettes qui paradent en hélicoptère. Au festival de Cannes, dont la 75ème édition s’achève ce samedi, le vieux et le nouveau monde défilent sur le tapis rouge pendant qu’en coulisses, des acteurs se mobilisent pour mettre plus de climat dans le cinéma.

« Pouvons-nous faire autre chose que d’utiliser le cinéma, cette arme d’émotions massives, pour réveiller les consciences et bousculer les indifférences ? », s’est interrogé l’acteur Vincent Lindon, mardi 17 mai, à l’ouverture du 75ème festival de Cannes, dont il préside le jury. Avec ses critiques scrutées, ses grappes de célébrités endimanchées et ses dizaines de mètres carrés de moquette rouge, le plus célèbre raout de 7ème art livre remède et poison aux caméras du monde entier.

Ces derniers jours, on a vu Omar Sy rallier Cannes depuis Paris en jet privé et Tom Cruise atterrir en hélicoptère sur la croisette. Une débauche d’émissions de carbone qui rappelle que les plus riches ont une responsabilité prédominante dans la crise climatique (Vert). Le festival a annoncé des partenariats avec des acteurs des nouvelles technologies tels que le réseau social Tiktok, la plateforme YouTube et le média en ligne Brut, mais aussi des jeux vidéos comme Fortnite dans lequel les joueurs pourront se balader sur les lieux du festival et rencontrer des stars (Les Echos). Or, le streaming est responsable d’une part importante de l’empreinte carbone de l’industrie du cinéma, montre une étude d’Ecoprod, un collectif d’organisations qui agit pour des productions audiovisuelles respectueuses de l’environnement, parue en 2020. Ce type de partenariat ne peut que l’alourdir.

Dans un mouvement inverse, en 2021, le festival avait pris des engagements pour réduire son impact environnemental. L’organisation avait présenté douze mesures, parmi lesquelles : mettre à disposition des voitures officielles électriques, supprimer les bouteilles d’eau en plastique, réduire de 50% le volume de moquette utilisée dans le tapis rouge, proposer des alternatives végétariennes au menu, sensibiliser aux éco-gestes ou encore mettre en place une contribution environnementale pour compenser les émissions de CO2 de l’événement. Le montant collecté de cette « taxe carbone » s’était élevé à 515 189 €, reversé à six projets environnementaux. Une paille (en carton) au regard de ses 20 millions d’euros de budget (Le Figaro) et du lourd bilan environnemental de ses sponsors, comme le constructeur BMW ou le groupe de luxe Kering.

« J’ai encore l’impression d’être dans Don’t look up », confie à Vert Magali Payen, fondatrice de l’association On est prêt. « S’ils avaient vraiment conscience de l’urgence climatique, de la crise de la biodiversité et des limites planétaires, les choses seraient différentes. » Dès lors, comment faire basculer le monde du cinéma ? En 2019, On est prêt avait convié cinq activistes pour le climat à prendre la parole pour alerter sur l’urgence et lancé une tribune « Résister et créer », écrite par le réalisateur Cyril Dion et signée par 250 personnalités du secteur (We Demain).

Des subventions bientôt conditionnées à la baisse de l’empreinte carbone des films

Cette année et pour la première fois, un prix « Ecoprod », remis en marge du festival, a récompensé le film produit le plus écologiquement possible. Jeudi 26 mai, il a été décerné à l’équipe de La Cour des miracles, réalisé par Carine May et Hakim Zouhan. « Nous appréhendions un peu le lancement de ce prix, car nous avions peur qu’aucun film ne candidate, explique à Vert Alissa Aubenque du collectif Ecoprod. En réalité, nous avons eu des films très différents, beaucoup de productions françaises, mais aussi des coproductions ». Le prix a été remis sur le stand du Conseil national du cinéma et de l’image animée (CNC), engagé depuis juin 2021 dans un « Plan Action ! » pour réduire l’empreinte carbone des œuvres cinématographiques. Dès 2023, les films qui auront touché des subventions du CNC devront réaliser un bilan carbone et travailler à diminuer leur impact. Le secteur de l’audiovisuel émet 1,7 million de tonnes de CO2 par an au niveau mondial, selon Ecoprod, et environ 315 000 tCO2eq en France, soit les émissions de la population d’une petite ville comme Roanne, en hausse de 3% entre 2009 et 2018.

L’acteur Tom Cruise et le casting du dernier opus des films Top Gun ont été accueilli·es par les avions de la patrouille de France à Cannes le 18 mai dernier. © Valery Hache / AFP

Pour Magali Payen, ce prix est un premier pas : « Je rêve que l’on remette des prix « nouveau monde » au sein de la sélection. L’idéal serait que la sélection soit intégralement faite sur des critères de respect du vivant, mais nous sommes très loin du compte. » Pendant l’édition 2021, une sélection éphémère intitulée « Le cinéma pour le climat » avait regroupé sept films dont La panthère des neiges de Vincent Munier et Sylvain Tesson, le documentaire Marcher sur l’eau d’Aïssa Maïga, Bigger Than Us de Flore Vasseur, la fable d’anticipation la Croisade de Louis Garrel ou encore le documentaire Animal de Cyril Dion. L’expérience n’a pas été reconduite en 2022.

La propension du cinéma à « construire des imaginaires » au service de l’écologie

Pourtant, avec leur « puissance évocatrice », les œuvres contribuent à dessiner les contours et les aspirations des sociétés. Dans son rapport « Décarbonons la culture » parue en novembre 2021, le think tank The shift project note que le « lien étroit et majeur [de l’industrie du cinéma] avec différents secteurs, dont elle dépend et qui interagissent avec elle, constitue une capacité : celle de devenir un moteur de la transition. Ce rôle lui est tout aussi spécifique que sa propension à construire nos imaginaires. » Les Américains l’avaient bien compris qui, au sortir de la guerre, ont octroyé une aide financière conséquente à la France avec, pour contrepartie, la libéralisation des échanges économiques, mais aussi culturels. Avec les accords Blum-Byrnes de 1946, le cinéma américain fait son entrée en France et, à travers lui, l’« American way of life » – comprendre : la consommation de masse. Alors que tous les États doivent faire décroître très rapidement leurs émissions de gaz à effet de serre et s’adapter aux bouleversements du climat, le cinéma a-t-il, dès lors, pour mission de faire rêver à un monde plus respectueux du vivant ?

C’est la conviction de Magali Payen, du réalisateur Cyril Dion et de l’actrice Marion Cotillard qui lancent une nouvelle société de production, dénommée « Newtopia ». Celle-ci aura pour but d’« inventer et créer de nouveaux récits d’un côté, donner envie aux citoyens de se mobiliser de l’autre », raconte Magali Payen. Dans les tiroirs, trois projets : Le grand vertige qui sera la première fiction de Cyril Dion, adaptée de l’ouvrage éponyme de Pierre Ducrozet ; une série sur l’activiste et fondatrice du concept d’écoféminisme Françoise d’Eaubonne et un court-métrage de l’apnéiste Julie Gautier.

À la tribune du plus éminent festival de cinéma au monde, Vincent Lindon lançait : « voici venu le temps des artistes et des cinéastes responsables pour nous porter, pour nourrir notre imaginaire et nous aider à nous répéter en nous-mêmes (…) : être vivant et le savoir ». Et aussi le rester ?

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