Le grand entretien

Salomé Saqué : « Mon éco-anxiété est aussi un moteur »

Salomé Saqué, 27 ans, est journaliste spécialiste d’économie et de politique pour le média en ligne Blast. Ces derniers mois, à la suite de plusieurs séquences de télévision devenues virales, elle est devenue l’un des visages de l’écologie dans les médias. Parmi ses nombreuses casquettes, elle est l’autrice de Sois jeune et tais-toi, une plongée dans la jeunesse française, ses difficultés, ses peurs et ses espoirs. Entretien.
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Loup Espargilière : Puisqu’on est entre jeunes, on peut se tutoyer ?

Salomé Saqué : Bien sûr !

Dans ton livre, c’est quoi un jeune ?

Je me suis appuyée sur les statistiques de l’INSEE [Institut national de la statistique et des études économiques, NDLR], qui établit la jeunesse entre 18 et 29 ans.

Ah, mais j’ai 32 ans ! Je suis pas un jeune en fait, je suis un boomer !

Comme le rappelle le sociologue Pierre Bourdieu, la jeunesse n’est qu’un mot, c’est une interprétation. C’est complètement ouvert à la discussion. Il n’y a pas une définition de référence de la jeunesse, et on peut tout à fait discuter de si tu appartiens à la jeunesse ou pas !

Pour moi, la jeunesse, c’est ce moment d’instabilité de vie, où on cherche son identité, où on est en train d’établir les bases de sa vie future, et où on va choisir une trajectoire professionnelle, familiale, où l’on prend des grandes décisions. Mais encore une fois, je ne prétends pas en offrir une définition universelle.

Salomé Saqué, en avril 2023, à Paris. © Thibault Montamat/Vert

Qu’est-ce qui distingue cette génération des précédentes ?

Cette génération rencontre des difficultés économiques plus importantes statistiquement – et c’est très important de le préciser, on parle de statistiques, de tendances, et pas de chaque personne âgée ou jeune – et fait face à une précarité de l’emploi beaucoup plus prégnante que ses aînés.

«Les jeunes sont la première variable d’ajustement en cas de crise»

En 1982, le taux d’emploi précaires chez les jeunes était de 17% contre 52% aujourd’hui, c’est une différence absolument colossale. Dans les années 1970 et 80, il était beaucoup plus facile d’investir dans l’immobilier, même quand on était un couple d’ouvriers, même quand on avait des salaires relativement bas.

Les jeunes arrivent sur un marché de l’emploi qui est en leur défaveur. Ils sont la première variable d’ajustement en cas de crise, ce sont les premiers qu’on va mettre au chômage – on l’a très bien vu pendant la crise du Covid. Ce sont les premiers abonnés à la précarité la plus dure. La moitié des jeunes qui font la file d’attente aux Restos du cœur ont moins de 26 ans.

Il y a aussi une fracture numérique ; les jeunes ont des pratiques propres, qu’ils ont notamment développé sur les réseaux sociaux et qui parfois sont l’objet de grandes incompréhensions avec les plus âgés. C’est une culture qui est nouvelle et qu’il convient de comprendre avant de la juger.

«Il est plus rentable d’hériter que de mériter»

Ensuite, bien sûr, il y a le défi climatique qui trace l’avenir de ces générations avant même qu’elles puissent façonner leur futur. Pour toutes ces raisons, la génération actuelle est très singulière.

Tu détricotes le mythe de la méritocratie, qui est très présent dans la plupart des grands médias, en racontant notamment l’histoire de Mohammed-Anis qui se démène pour tenter de faire son cursus universitaire, en cumulant études, travail et longs trajets en transports en commun, et qui échoue malgré toute sa bonne volonté. Finalement, «se bouger», ça ne suffit pas ?

La méritocratie n’a jamais existé parfaitement. Là, on est dans un système économique qui favorise la reproduction des inégalités sociales de manière frappante. Il est plus rentable d’hériter que de mériter. Dans les années 1970, la part du patrimoine héritée était de 35% et aujourd’hui, elle est de 60%. On aura beau travailler tout ce qu’on peut, on ne pourra pas concurrencer l’avantage considérable que reçoive ceux qui ont hérité.

Sur la question du système éducatif, je montre dans le livre qu’il y a des dynamiques de reproduction sociale qui sont à l’œuvre. Ça passe dès la primaire et le secondaire par le territoire, où l’on grandit, le choix de l’établissement – par les cours particuliers, plus utilisés par les familles de cadres supérieurs. Dans les études supérieures, les écoles privées sont avant tout à destination des familles qui ont de l’argent.

Mais les jeunes, ils peuvent toujours faire fortune dans les cryptomonnaies ou devenir influenceurs !

Il y a quelques cas qui font figures de contre-exemples : ce sont les fameux «transfuges de classe» qui accèdent à beaucoup de succès professionnel ou d’argent d’un coup et qui viennent justifier l’existence du système. Et masquer les inégalités que celui-ci perpétue. C’est une infime minorité.

Les jeunes voient bien que le système est injuste et même décourageant par certains aspects, alors ils essaient de trouver une alternative. Ça peut passer par tout ce qui est offert sur Internet : les paris en ligne, les cryptomonnaies, le phising, tous les business qui sont créés en ligne, ces vidéos qui vous promettent fortune et gloire si vous faites les bons placements d’argent…

«Je ne m’attendais pas à trouver des jeunes à ce point incapables de se projeter dans l’avenir et qui imaginaient un futur aussi sombre»

Et les fameux influenceurs qui perpétuent l’idée qu’il est possible de réussir par la seule force de son travail, alors que c’est réservé à une toute petite minorité. Ils vont percer, bien sûr, par leur travail, mais aussi et souvent grâce à leurs conditions socio-économiques de départ, et surtout grâce à la chance.

Tu as interrogé beaucoup de jeunes à plein d’endroits de la société française, qu’est-ce qui t’a le plus marqué ?

Leur pessimisme. Je ne m’attendais pas à trouver des jeunes qui avaient à ce point une incapacité à se projeter dans l’avenir et qui imaginaient un futur aussi sombre. C’est quelque chose qu’on retrouve dans les enquêtes sociologiques et d’opinion : on voit que la perception d’un monde sombre s’est accentuée et même a explosé par rapport à nos parents et nos grands-parents. Une récente enquête de Santé publique France montre qu’un jeune sur cinq souffre de troubles dépressifs aujourd’hui. C’est historique.

Dans ton livre, tu pointes le rôle majeur des médias, notamment audiovisuels qui, à la fois, stressent et désespèrent les jeunes avec des informations anxiogènes, et qui, en même temps, leur tapent dessus en les traitant de «petits cons», de «fainéants», etc…

C’est peut-être ça aussi qui nous distingue des générations précédentes. On a des médias omniprésents. Les jeunes sont extrêmement connectés, passent un temps fou sur leur téléphone – comme les plus âgés d’ailleurs. Sauf que les jeunes sont à un moment de leur vie où ils ont besoin de se construire, de se définir, et de découvrir le monde dans lequel ils évoluent. Ils ont un accès illimité et incontrôlé à tous les maux du monde, et à une profusion d’images violentes décontextualisées qui alimentent cette inquiétude. Tout ça participe à cette vision noire du monde.

«Ce sont les scientifiques qui devraient être invités partout dans les médias, pas moi.»

Et dans les médias, on retrouve beaucoup de critiques de la jeunesse. Peu de médias conventionnels vont traiter avec nuances les questions de jeunesse, ou vont les défendre… Les réseaux sociaux – qui sont également des médias – sont aussi une échappatoire pour beaucoup de jeunes qui y voient un espace de créativité, de connexion entre eux, d’échange, de progressisme, et qui s’y évadent de cette information anxiogène.

Fin 2021, sur le plateau de 28 minutes, sur Arte, plusieurs journalistes se sont moqués de ton inquiétude sur le climat. Une séquence très partagée sur les réseaux et qui a fait de toi l’un des visages de l’écologie dans les médias. Est-ce que tu es à l’aise avec ce rôle ?

Il y a un gros problème, c’est que je ne suis pas scientifique. Je ne suis pas experte du sujet, même si ça fait plusieurs années que je m’y intéresse. Comme tout le monde, j’ai accès à des résumés de rapports scientifiques qui établissent la gravité de la situation. Je n’ai fait qu’écouter les experts les plus reconnus sur ces sujets.

Il y a une bascule pour moi à partir de cette séquence télévisée avec Jean Quatremer et Etienne Gernelle sur Arte. Qui a été comparée à Don’t Look Up, et je tiens à préciser que ce n’est pas moi qui ai voulu ce buzz et qui ai fait cette comparaison. Je ne pouvais pas prévoir qu’il y aurait cet engouement médiatique soudain.

Je trouve que c’est révélateur des dysfonctionnements de notre système médiatique, que suite à une séquence médiatique, je sois invitée pour défendre ce que disent les scientifiques. Ce sont eux qui devraient être invités partout dans les médias, pas moi.

Je suis inquiète, et mon inquiétude parle à beaucoup de jeunes. C’est ça qu’on voit dans les repartages de mes séquences sur les réseaux sociaux. Ce serait un échec si je devenais la voix de l’écologie dans les médias. Récemment, on n’a pas cessé de m’inviter dans les médias pour parler des mégabassines : ce n’est pas mon domaine d’expertise ! Donc je n’y vais pas.

Il faut que le plus de monde possible porte cette parole scientifique et cette urgence. Ce n’est jamais bon d’avoir une ou deux personnes pour le faire. L’incarnation est utile, mais si elle est à outrance et réduite à une seule personne, c’est extrêmement dangereux.

«Mon éco-anxiété est aussi un moteur qui me permet de passer à l’action»

Tu te dis éco-anxieuse. Comment ça se traduit dans ton quotidien ?

Je prends mon cas en exemple, mais dans le livre, j’essaie de donner la parole à des gens qui la vivent. Mais effectivement, le fait de travailler beaucoup sur ces questions, d’avoir accès à des informations sur la réalité du futur qui nous attend et à quel point il est sombre, me rend parfois la vie un peu difficile et peut provoquer beaucoup d’angoisses et d’anxiété. Mais c’est aussi un moteur, parce que j’ai tellement envie que ça change que ça me permet de passer à l’action.

Salomé Saqué, en avril 2023, à Paris. © Thibault Montamat/Vert

Tu écris aussi que tu ne te vois pas avoir d’enfant à cause de cette éco-anxiété…

Je pensais être beaucoup plus isolée dans ce cas-là, en me disant que c’est parce que je travaille tellement dessus que j’en viens à prendre des décisions extrêmes. Mais j’ai été surprise de constater que c’est un phénomène important chez les jeunes.

Je n’arrive pas à me dire que je vais faire naître un enfant dans ce monde qui est à ce point en déliquescence, condamné à se dégrader, si rien ne change. Je pourrais changer d’avis sur la question si je sens qu’il y a une impulsion différente, qu’il y a une prise de conscience.

De voir que les scientifiques sont extrêmement anxieux et sont eux-mêmes très pessimistes – je pense à l’intervention de Julia Steinberger, où elle dit que son rôle n’est pas de dire que ça va bien aller, parce que ça ne va pas bien aller. Quand tu entends les co-auteurs du GIEC dire ça, tu te dis : «wow, quand même !».

S’il n’y a que les gens qui s’en fichent du changement climatique qui font des enfants, ça ne va pas aller non plus !

C’est pour ça que ce n’est pas du tout une philosophie que je défends, et je ne dis pas du tout que c’est ça la solution, surtout pas ! C’est juste un témoignage, une expérience personnelle parmi beaucoup d’autres jeunes qui parlent aussi dans le livre.

Dans ton livre, tu expliques bien que l’un des ressorts de l’éco-anxiété, c’est aussi le peu d’action politique pour répondre à la crise climatique. Est-ce que la politique du gouvernement actuel t’inquiète ?

Elle fait plus que m’inquiéter, c’est un gros facteur de stress chez moi. C’est de voir que l’intégralité des observateurs sérieux aujourd’hui t’expliquent que cette politique n’est pas à la hauteur. Le Haut-Conseil pour le climat a dit qu’il faudrait faire trois fois plus que ce qu’on fait actuellement ; sur la rénovation thermique des logements, on est très loin de nos objectifs… Sur le constat de l’inaction climatique, à un moment, il faut être fou pour ne pas le voir.

Qu’est-ce que tu réponds aux gens qui te taxent de «journaliste militante» ?

J’établis quand même des faits. J’emploie une méthodologie journalistique, je respecte vraiment la déontologie de mon métier. Tout mon livre, en l’occurrence, est sourcé. Il n’y a pas un argument sans statistique ou témoignage pour étayer mon propos. Ça ne m’est jamais arrivé de ne pas publier une information parce qu’elle n’allait pas dans le sens de mon propos initial.

«J’ai appris à décevoir les gens»

La seule chose qui me différencie de certains de mes collègues, c’est mon ton. Qui peut être un peu incisif parfois, mais c’est une pure question de style. À partir du moment où je respecte toute la méthodologie journalistique, je ne me considère absolument pas comme une journaliste militante, ni même particulièrement engagée. Choisir un sujet, un titre, de donner la parole à telle ou telle personne, c’est déjà une forme de subjectivité, d’engagement. Ce qui me guide dans le choix de mes sujets, c’est la notion d’utilité publique.

Tu travailles pour trois médias, tu es très présente sur les réseaux sociaux, tu as écrit un livre… est-ce qu’il n’y a pas un moment où tu t’es dit : «là c’est trop, il faut que je ralentisse» ?

Tout le temps ! J’ai décidé de ralentir à partir du moment où ma santé a été sérieusement menacée [Salomé Saqué a connu des problèmes de santé à la fin 2022, sur lesquels elle préfère ne pas s’appesantir, NLDR]. J’ai même fait une pause médiatique forcée. Je refuse des projets tous les jours, j’ai appris à dire «non» à beaucoup de choses, à décevoir les gens – c’est ça qui est difficile.

Salomé Saqué, en avril 2023, à Paris. © Thibault Montamat/Vert

J’essaie de retrouver un équilibre entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle, que je n’ai jamais eu depuis la fin de mes études et qui est encouragé par le système économique que je dénonce. C’est tellement dur d’être jeune dans ce système-là, de faire face à cette concurrence et en plus, d’être dans un métier qui est, à la base, hyper-concurrentiel, qu’on a tendance à tout sacrifier pour ce métier. On est encouragés à le faire, c’est valorisé professionnellement. C’est un énorme problème.

Aujourd’hui je regrette d’avoir à ce point négligé ma vie personnelle. Je n’ai aucun loisir depuis cinq ans parce que je donne tout au journalisme.

Qu’est-ce qui te donne l’envie et la force de continuer à faire ce que tu fais ?

Si l’alternative, c’est de ne rien faire dans cette situation, ça m’est insupportable. Je ne me vois pas faire faire autre chose. Les retours sur le livre m’ont beaucoup touchée ; des jeunes m’ont dit que ça les avait aidés, fait changer d’avis… Je vois quand même les répercussions de mon travail et ça me donne de l’énergie. Mais c’est surtout la gravité de la situation qui me fait avancer.

Qu’est-ce qui te donne de l’espoir ?

Les jeunes qui s’engagent – pas que les jeunes d’ailleurs. Quand je vais aux marches pour le climat, quand je vois certaines associations ou mouvements, ça me donne énormément d’espoir. Et quand je vois l’énergie d’une partie de la jeunesse, je me dis qu’on est plus que ce que l’on croit à s’inquiéter de ce monde-là et à souhaiter qu’il change.

Est-ce que la lutte contre les crises écologique et pour faire advenir une autre société, ce n’est pas ce qui peut rassembler les générations ?

Sans hésitation. Le conflit de génération n’est pas nouveau. On constate des tensions entre les générations et des critiques à l’égard de la jeunesse dès l’Antiquité. C’est une marotte qu’on va retrouver à travers toute l’histoire, mais là il est vrai que le conflit de génération est inédit, parce que nous nous faisons face aujourd’hui à l’urgence écologique qui rend la résolution de ce conflit indispensable à notre survie collective. Et je suis convaincue que ça peut réunir les générations. Pour ça, il faut dépasser ce qui nous divise.

Est-ce qu’on a encore le droit de dire “OK, boomer”?

Bien sûr (rires) !

Sois jeune et tais-toi: Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, Salomé Saqué, 2023, Payot, 320p., 19,90€

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