Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté samedi dans les rues de Rome, à l’appel de plus de quatre cents associations et ONG. À l’origine de cette spectaculaire mobilisation : un projet de loi porté par Matteo Salvini, vice-président du conseil des ministres du gouvernement d’extrême-droite de Giorgia Meloni. Longue de cinquante-deux pages, la Loi sécurité – ou «anti-Gandhi», comme elle est déjà surnommée par une partie de l’opposition -, sera ratifiée par un vote au Sénat italien, après être passée au Parlement en septembre.
Le projet de loi prévoit à la fois de criminaliser les occupations d’habitations sans titre – les squats – et les grèves de la faim en prison ; de conditionner l’achat de carte SIM à la possession d’un titre de séjour ; d’assouplir la régulation sur le port d’arme des forces de l’ordre, notamment hors service ; et de serrer la vis sur les libertés publiques et la liberté d’expression.
Les militants environnementaux visés
Parmi les nombreuses cibles de ce texte : les militants environnementaux. «C’est l’aboutissement d’un processus de criminalisation du militantisme écologiste qui court depuis des années, assure Francesco Martone, porte-parole de In defensa di, un réseau d’ONG italiennes de défense des libertés publiques et des droits des militant·es écologistes. C’est une manière pour le gouvernement Meloni de tester les limites de l’opinion publique.» Selon Giada Negri, coordinatrice plaidoyer et recherche à l’European civic forum, cette loi s’inscrit dans un contexte de rétrécissement de l’espace laissé aux libertés publiques en Italie, qui vise particulièrement les militants environnementaux et ceux qui défendent la Palestine.
Parmi les nouveaux délits envisagés, l’article 11 retient particulièrement l’attention des défenseur·ses des droits des militant·es écologistes. Le délit d’obstruction du trafic routier ou ferroviaire – aujourd’hui assorti d’une simple amende administrative -, pourrait être transformé en infraction pénale punie de six mois à deux ans d’emprisonnement. «Le nombre de personnes impliquées sera une circonstance aggravante : c’est un article conçu contre les militants de mouvements comme Extinction rébellion ou Ultima generazione, qui agissent toujours en collectif», précise Francesco Martone.
Dans une note publiée en mai 2024, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’Homme (ODIHR) alertent sur ce point précis : «De telles sanctions semblent à première vue disproportionnées et constituent ainsi une violation potentielle de l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme.»L’article 14 du même texte prévoit une circonstance aggravante au délit de résistance à une personne dépositaire de l’autorité publique dans le contexte d’une lutte contre la construction d’infrastructures publiques. Coïncidence, Matteo Salvini, ministre des infrastructures, est porteur du projet de loi. Deux chantiers cristallisent déjà des tensions et une très forte répression des opposant·es : la ligne ferroviaire Lyon-Turin et le pont de Messine, censé relier la Sicile au continent.
Une loi inconstitutionnelle ?
Au-delà des risques légaux que prendraient désormais les militant·es de la cause environnementale, Giada Negri et Francesco Martone craignent un effet de dissuasion de l’engagement : «Les gens vont être terrifiés par la répression policière, judiciaire, le coût financier de l’ensemble», analyse Martone. Ce qui n’est pas sans rappeler les stratégies mises en place par le gouvernement italien pour entraver les associations d’assistance aux personnes migrantes en mer.
«Cette loi est inconstitutionnelle, assure Francesco Martone. Elle admet et inscrit dans le droit l’idée que tout type de dissidence ou de protestation est une menace à la sécurité nationale.» Paradoxalement, c’est précisément ce qui, pour lui, reste porteur d’espoir. Dans le système italien, le président de la République, Sergio Mattarella, doit contresigner une loi pour l’entériner. Martone développe : «Il peut décider de la signer en émettant des réserves officielles vis-à-vis de son contenu, mais il peut aussi estimer qu’elle va contre la Constitution et décider de la renvoyer au Parlement pour qu’elle soit amendée.» Un scénario qui semble se profiler, après des semaines d’étude au Sénat. «La dernière option, si la loi passe, est qu’un juge saisisse la Cour constitutionnelle pour examen.» Si toutefois la loi était jugée constitutionnelle, les juges auraient encore, selon Francesco Martone, la possibilité de ne pas appliquer les peines s’ils estiment que le droit à la liberté d’expression prévaut.
«Cela nous donne une idée de ce qui pourrait se passer en France si l’extrême droite arrivait au pouvoir»
«Toutes les démocraties doivent se sentir concernées par ce qui se passe en Italie», affirme Giada Negri. «Les gouvernements ont une tendance très forte à prendre exemple sur ce que font leurs voisins, poursuit-elle, notamment dans l’utilisation de la palette d’outils répressifs à leur disposition. Une loi passée en Italie aura des retombées sur les actions futures des pays voisins.» Le processus à l’œuvre n’est pas celui de la copie, car les systèmes légaux sont différents, mais plutôt de la normalisation. «Cela habitue le grand public. Ces lois augmentent l’acceptabilité des mesures répressives, chez eux et ailleurs.» Giada Negri va plus loin : «L’Europe a longtemps été perçue à l’étranger comme la championne des droits civiques, mais à force de lois répressives de la sorte, elle perd de sa crédibilité à l’international.»
En France aussi, les militant·es suivent avec inquiétude les débats italiens. «Cela nous donne une idée de ce qui pourrait se passer en France si l’extrême droite arrivait au pouvoir», explique Théo Kermagoret, de Action justice climat. Avec une nuance : le blocage de route est déjà puni de deux ans d’emprisonnement en France, selon l’article L412-1 du Code de la route, même si aucune peine ferme n’a encore été prononcée contre des militant·es. Dans ce climat, associations et collectifs s’organisent. «Des discussions encore confidentielles ont lieu entre les collectifs militants pour s’organiser face à la répression des libertés associatives et d’expression, précise Laura Monnier, avocate et ancienne responsable juridique à Greenpeace France. Cela passe notamment par la formation des membres à leurs droits.»
Convergence des luttes
La mobilisation de ce samedi est, sans conteste, annoncée comme la plus importante depuis l’élection de Giorgia Meloni en 2022. «Toutes les associations craignent les répercussions de cette loi. Sans le vouloir, le gouvernement Meloni nous force à la convergence des luttes, remarque Francesco Martone. Nous devrions presque les remercier.» Défense des droits des migrant·es, des personnes en prison, des squats et du climat, toutes ces causes sont mises en danger par la loi 1236.
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«Nous avons plus avancé en termes d’intersectionnalité en quelques mois que ces dernières années. Des personnes qui d’habitude ne se côtoient pas s’assoient désormais à la même table», ajoute Francesco Martone. Pour lui, les chances de faire reculer la loi sont proportionnelles à la mobilisation nationale – mais aussi internationale : «Des rapporteurs de l’ONU se penchent sur la question, l’OCDE a déjà émis des réserves… Cela donne une mauvaise image de l’Italie à l’international et certains partis de la coalition gouvernementale comme Forza Italia, plus libéraux, y sont sensibles. Cela peut faire pencher la balance de notre côté.»