Reportage

Du climat dans toutes les rubriques, mais des freins encore nombreux : la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique fait le bilan

Charte sur table. Mercredi 10 janvier, 200 signataires et ami·es de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique se sont réuni·es à Paris pour phosphorer sur les réussites et les freins à la progression des enjeux climatiques dans les médias.
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Le centre culturel de la Gaîté Lyrique, situé dans le troisième arrondissement de Paris, s’est mué en une fourmilière de journalistes, à l’invitation de l’organisation Makesense. Ce mercredi-là, on y croise des étudiant·es, retraité·es, syndicalistes, rédacteur·ices en chef, localier·es, pigistes, correspondant·es, présentateur·ices de télé, producteur·ices, citoyen·nes, et même le prix Albert Londres 2023 – qui distingue le meilleur grand reporter de l’année -, Nicolas Legendre. 200 signataires et curieux·ses s’y retrouvent pour faire un premier bilan de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, lancée en grande pompe en septembre 2022.

Les un·es courent à l’atelier «Convaincre son rédacteur en chef» au quatrième étage, les autres s’agglutinent au premier pour apprendre à «Mieux traiter l’environnement en presse écrite». Chacun·e échange sur ses pratiques, fait part de ses doutes et de ses astuces pour faire progresser ces sujets dans tous les canards de France, de Belgique et de Navarre.

Mercredi 10 janvier, 200 personnes étaient réunies à la Gaîeté Lyrique pour faire un premier bilan de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique. © Antoine Bonfils

Une Charte qui en a inspiré d’autres

«La Charte, c’est d’abord un bilan positif», s’enthousiasme Carine Mayo, secrétaire nationale de l’association Journalistes-écrivains pour la Nature et l’Écologie en introduction. Conçue par un collectif de journalistes – dont Vert fait partie – comme une boussole pour aiguiller la profession vers un meilleur traitement des questions climatiques et environnementales, la Charte compte désormais près de 2 000 journalistes et plus de 150 médias et organisations signataires. 28% des répondant·es d’un sondage lancé par les rédacteur·ices de la charte estiment que le document a permis des changements au sein de leur rédaction ; 24% qu’il a validé ou encouragé des pratiques déjà existantes.

Formations aux enjeux écologiques dans les rédactions, transversalité, référents environnement dans les différents services, pédagogie, création de chartes internes dans pléthore de médias… la Charte a contribué à une mue collective amorcée après le Covid, que Vert vous avait racontée dans cet article. «Entre 2013 et 2023, le nombre de sujets sur l’écologie a été multiplié par 10», rappelle Célia Gauthier, d’Expertises climat, un organisme qui met en relation journalistes et scientifiques.

Parmi les succès de ces derniers mois, France info (la chaîne de télévision) a lancé un rendez-vous quotidien d’une heure, intitulé «Planète info», en septembre 2023. «Les formations à France télé créent des discussions sur la chaîne qu’on n’avait pas avant», explique sa présentatrice Lucie Chaumette. «Mon thermomètre, c’est ma maman. Elle m’a dit “J’ai compris des choses dans ton émission”. La base de notre métier, c’est de rendre l’info accessible». Quelques mois auparavant, France 2 et France 3 avaient fait évoluer leur traditionnel bulletin météo en un Journal météo-climat. «Ça a même fait progresser les audiences», relève Audrey Cerdan, la rédactrice en chef de France Télévisions dédiée au climat.

Modèle économique, niveaux hiérarchiques… les freins restent nombreux

Mais les blocages à l’application de la Charte demeurent nombreux. «La Charte, c’est comme l’accord de Paris, elle n’est pas contraignante», sourit Laurie Debove, rédactrice en chef de La Relève et la Peste. Parmi les freins plus courants, une focalisation sur le bilan carbone plutôt que sur des changements éditoriaux, le peu de considération pour le climat, un manque d’effectifs, des chartes internes moins ambitieuses.

L’atelier «Débusquer le greenwashing», animé par la journaliste de Blast Paloma Moritz et Loup Espargilière, rédacteur en chef de Vert, à la Gaîeté Lyrique le 10 janvier. © Antoine Bonfils

«Il n’y a pas que le Président qui aime la bagnole, les journalistes aussi. C’est difficile de remettre en question son propre mode de vie», remarque Sophie Roland, formatrice dans les rédactions. Pour elle, le nœud qui empêche le changement se situe à la tête des rédactions : «Il faut que les rédacteurs en chef écoutent les journalistes. Le problème, c’est la verticalité».

Le modèle économique des médias est souvent pointé du doigt : comment offrir un traitement médiatique à la hauteur de l’urgence, quand on vit des publicités sur des activités polluantes ? Ainsi, l’article 10 de la Charte, qui propose aux journalistes de «s’opposer aux financements issus des activités les plus polluantes», est perçu comme l’un des plus difficiles à appliquer, avec les points qui visent à «consolider l’indépendance des rédactions», «cultiver la coopération» et «pratiquer un journalisme bas-carbone».

Sur ce dernier point, la discussion s’anime : «C’est l’essence même du journalisme d’aller sur le terrain», réagit une participante. «Tout le monde dit qu’il fait bien les choses et que c’est aux autres d’agir. Il faut se remettre en question», répond une autre. «Chez Arte journal, on fait de plus en plus d’interviews en visio depuis le Covid, ça évite de se déplacer», se réjouit Richard Bonnet, journaliste à Arte. «Certains journalistes du siège prennent le train et même l’avion alors qu’il y a des correspondants locaux. Je passe mon temps à dire “je suis là”», s’emporte une correspondante locale basée à La Rochelle.

Le procès en militantisme

«On nous oppose souvent le désintérêt du lecteur, souligne une journaliste du Pèlerin et La Croix. Dans nos titres, nos pages papiers, nos articles écologie sont les moins cliqués même s’ils sont mis en avant de la même façon que les autres.» «Il faut voir comment les sujets sont traités : si on me parle de climat en montrant encore des ours polaires, moi aussi je zappe», répond Loup Espargilière, rédacteur en chef de Vert. La solution, selon lui, est à chercher du côté de la créativité éditoriale et de la transversalité : mettre de l’écologie dans tous les sujets.

Des ateliers étaient organisés pour travailler sur les freins à la prise en compte des enjeux écologiques dans les rédactions. Ici, «mieux traiter les sujets environnementaux en presse écrite», par Léa Dang de Socialter et Laury-Anne Cholez de Reporterre. © Antoine Bonfils

«Une chose me pèse, c’est le procès en militantisme alors que je propose une enquête carrée et que je respecte le contradictoire», s’énerve un localier de Charente. Un procès qui est devenu bien réel pour la pigiste Elsa Souchay, accusée de «dégradation en réunion» à la suite d’un reportage sur une action des faucheurs volontaires d’OGM réalisé pour le compte de Reporterre, et jugée en correctionnelle le 8 juin dernier. «Les journalistes environnement sont des cibles, condamne-t-elle. On voit aussi se multiplier les poursuites auprès des tribunaux de commerce et des procédures bâillons. Nous devons bénéficier d’une immunité pour travailler partout en toute indépendance».

«Que de temps perdu !»

«Les grands récits sociétaux actuels ne vont pas dans le sens de la protection de l’environnement», rappellent Gérard Pirotton et Baptiste Erkes. Ces deux chercheurs du think tank belge Etopia, sont venus apporter les sciences cognitives, et en particulier la pensée du professeur de linguistique cognitive George Lakoff, au moulin de la réflexion collective. «Avec le réchauffement climatique, on a un problème: la chaleur est perçue comme quelque chose de plutôt agréable. Nous devons réfléchir à l’usage des mots», invitent-ils, comme un écho au troisième principe de la Charte qui incite à «S’interroger sur le lexique et les images utilisées». «Comment parler de sobriété alors que le cerveau a associé que plus, c’est mieux? Il faut de nouvelles métaphores conceptuelles», poursuivent-ils. « Et la négation ne fonctionne pas.»

La discussion se poursuit sous la verrière du 7è étage dans une ambiance saturée par les questions sur le fonctionnement du cerveau et une chaleur qui contraste avec le froid saisissant, autrefois normal, à l’extérieur.«Que de temps perdu!», soupire un participant. La frustration et l’envie d’en découdre se lisent sur les visages de ces journalistes persuadé·es qu’un autre traitement des sujets liés au climat est possible. Alors que 2023 a été l’année la plus chaude jamais mesurée et que le climato-confusionnisme gagne du terrain, il est toujours aussi urgent et nécessaire d’être des milliers à faire basculer les médias.

«J’aurais aimé que des journalistes du Figaro ou du Point soient là, regrette Thomas Wagner, fondateur de Bon pote. Il faut se rappeler qu’on est dans une bulle, certaines rédactions ont axé leur traitement sur la croissance verte et le technosolutionnisme».

Et pour la suite ? La journaliste indépendante Anne-Sophie Novel égraine les propositions des signataires pour diffuser plus encore la Charte et continuer à faire pression sur l’écosystème : guide pratique illustré, tribune collective, envoi aux Sociétés des journalistes (SDJ). Dans la salle, l’enthousiasme règne et les volontaires lèvent la main pour contribuer à l’un ou l’autre des chantiers.

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