L’un part en pirogue chaque matin pour ramener du poisson au village, l’autre récupère la marchandise pour la sécher ou la saler et la vendre dans les endroits les plus reculés de la Mauritanie. Tous deux mènent un même combat : «L’océan est pour tout le monde, son partage doit être équitable», implore Ibrahima Sarr, secrétaire général de l’Association ouest-africaine pour le développement de la pêche artisanale (Adepa) et originaire de la communauté de pêcheurs de Ndiago, au sud du pays.

«Beaucoup d’espèces ont disparu, soit à cause de l’utilisation de mauvais engins de pêche, soit du réchauffement climatique», complète Roughaya M’Bodj, transformatrice de poisson près de la frontière sénégalaise, au sud du pays, et également membre de l’Adepa. Une alerte qu’ils tentent de faire résonner dans les couloirs de la conférence mondiale sur l’océan à Nice (Alpes-Maritimes), où Vert les a rencontrés.
Plus de 500 000 tonnes de petits poissons pêchés chaque année au large de l’Afrique de l’Ouest
La tragédie qui ronge les côtes africaines est documentée depuis plusieurs années : des navires européens et asiatiques pêchent massivement, et parfois en toute illégalité, des petits poissons pour les transformer en farines et en huiles, qui servent à nourrir les animaux d’élevage dans les pays du Nord (notamment en aquaculture). «Le saumon que vous consommez, c’est du poisson volé», martèle Roughaya M’Bodj.
Sardinelles, dorades, chainchards… chaque année, plus de 500 000 tonnes de petits poissons sont pêchées au large de l’Afrique de l’Ouest pour alimenter les usines de transformation, selon un rapport publié en 2021 par Greenpeace Afrique et la Changing markets foundation. Un véritable «pillage» des populations locales dépendantes de la pêche, selon l’association Bloom, qui identifie les principaux responsables de cette surpêche aux relents néocoloniaux : Chine, Taïwan, Russie, Union européenne, auxquels s’ajoutent aussi plusieurs pays africains voisins.
Ces bateaux gigantesques qui vident leurs eaux de leurs poissons, Ibrahima Sarr et Roughaya M’Bodj les voient tous les jours depuis leur naissance : «Ils détruisent nos fonds marins ! Quand un bateau fait du chalutage de fond, il tue l’équivalent de la surface de 500 terrains de foot», dénonce le pêcheur de 50 ans. Lignes, filets, pièges à poulpe… ses techniques de pêche artisanale ne font pas le poids.

«Ce poisson ne nourrit même pas les humains, peste Roughaya M’Bodj. Il y a des zones à l’intérieur du pays qui en ont tellement besoin, à cause de leur éloignement.» Ce désastre écologique et humain vient s’ajouter aux conséquences déjà visibles du réchauffement climatique, ajoute Ibrahima Sarr : «On ne fait que subir. Sur la côte, nos maisons sont en train d’être rayées de la carte [En raison de la hausse du niveau des mers, NDLR] et, au large, les scientifiques nous disent que les poissons vont migrer vers le nord.»
«Nous sommes venus crier pour que nos décideurs nous entendent»
Les pêcheurs artisanaux dénoncent notamment les accords commerciaux que signe la Mauritanie depuis une cinquantaine d’années avec plusieurs États européens et asiatiques. En 2021, l’Union européenne a renouvelé pour six ans son «partenariat pour la pêche durable» avec la Mauritanie, qui autorise l’exploitation de ses eaux nationales par les chalutiers étrangers, en échange de compensations financières.
«Un seul de ces bateaux coûte plus de 150 millions d’euros, c’est plus que ce que toute la communauté peut acheter», déplore Ibrahima Sarr, également président de la section sud de la Fédération libre de la pêche artisanale. Il milite notamment pour plus de transparence dans l’octroi des licences de pêche et des subventions.
Plaidoyer, sit-in… Ibrahima Sarr a participé à de nombreuses protestations contre son gouvernement, qu’il accuse de ne pas défendre les pêcheurs locaux. «Ils ne nous écoutent pas», abonde Roughaya M’Bodj. Pour elle, les Mauritaniennes, qui jouent un rôle central dans la préparation et la vente du poisson, doivent être mieux représentées dans les instances de décisions : «La femme a le monopole de la gestion de la ressource, nous avons notre mot à dire.»
Invité·es à Nice par l’association CCFD-Terre solidaire, en compagnie d’autres pêcheur·ses d’Afrique de l’Ouest, Roughaya M’Bodj et Ibrahima Sarr ont quitté pour la première fois leur continent pour parler de leur cause. «Nous sommes venus crier pour que nos décideurs nous entendent», martèlent les deux camarades, qui enchaînent sans relâche les conférences, projections ou interviews.
Partir ou rester, malgré le désespoir
Leur cri est d’autant plus fort que leur combat contre la pêche industrielle est aussi une lutte sociale. Dans une Mauritanie marquée par la pauvreté, l’épuisement des populations de poissons conduit de plus en plus de pêcheurs à quitter le pays : «Chaque jour, tu pars en mer, tu reviens, tu ne ramènes rien, tu t’endettes jusqu’au cou… c’est le désespoir», soupire Ibrahima Sarr, qui a vu partir certains de ses proches.
Le long de la côte occidentale de l’Afrique, les îles espagnoles des Canaries sont une porte d’entrée toute tracée vers l’Europe. De plus en plus de pirogues sont devenues des bateaux de transport pour ces nouveaux migrants, ce qui aggrave la crise dans le monde de la pêche artisanale ouest-africaine.
L’été dernier, au moins 89 personnes sont mortes dans le naufrage de leur embarcation au large de la Mauritanie, à quelques kilomètres de Ndiago. «Nous ne voulons pas aller en Europe. Ce sont eux qui sont venus chez nous, et qui nous ont privés de ce que nous avions. Maintenant, nous n’avons plus le choix», rappelle Ibrahima Sarr. Il l’assure, jamais il ne partira.