Notre modèle de développement semble néfaste pour la planète et beaucoup d’humains. Pour tenter de concilier économie et écologie, vous défendez une économie «régénérative». Pourriez-vous préciser en quoi elle se distingue de l’économie circulaire ou du développement durable ?
Sarah Dubreil. Une économie régénérative est une économie au service du vivant qui renforce la santé, la vitalité et l’épanouissement des humains, des sociétés et des écosystèmes. C’est une notion bien plus large que l’économie circulaire : elle part du constat très pragmatique que nous devons désormais régénérer nos économies et inventer de nouveaux chemins.

Eric Duverger. C’est une économie qui fait réellement du bien à la société et aux écosystèmes. Prenons un exemple : si Coca-Cola adoptait un modèle parfaitement circulaire avec des bouteilles recyclées, du sucre issu de l’agriculture régénératrice, une empreinte carbone réduite grâce aux énergies renouvelables, l’entreprise continuerait malgré tout à nuire à la santé des consommateurs. Elle serait circulaire, mais pas régénérative.
L’économie régénérative part de la proposition de valeur [ce que l’entreprise propose à ses client·es, NDLR] : ce que j’offre contribue-t-il au bien-être ? Elle implique aussi une capacité de renoncement, c’est-à-dire ne pas vendre pour vendre, et s’interroge sur son utilité sociétale. Quant au développement durable, il consiste surtout à réduire les impacts négatifs comme la pollution et l’empreinte environnementale. La régénération, elle, propose d’avoir un impact réellement positif sur l’environnement et la société.
Dès lors, le renoncement implique-t-il que des entreprises, comme les majors pétrolières, suspendent certaines activités voire qu’elles disparaissent ?
Eric Duverger. Oui, et c’est un véritable tabou que d’arrêter certaines activités. Dans la logique économique actuelle, on cherche à «essorer» un actif tant qu’il génère de la valeur. Or certaines activités ne sont plus compatibles avec les limites planétaires et doivent être désinvesties. Près de 40% des entreprises de la Convention des entreprises pour le climat ont déjà opéré des renoncements.
Un autre tabou à dépasser, c’est d’accepter qu’une entreprise à visée régénérative puisse devenir plus petite. Prenons les laboratoires Expanscience : 22% de leur chiffre d’affaires provenait des lingettes jetables et ils ont décidé d’arrêter totalement leur vente. Pour une entreprise classique, perdre 22% du chiffre d’affaires impose d’aller chercher une compensation ailleurs. Ne pas le faire est une idée difficilement recevable pour une entreprise cotée en bourse, mais beaucoup plus acceptable pour une entreprise familiale.
Sarah Dubreil. Dans une entreprise familiale, on décide chez soi : cela facilite l’engagement dans une démarche régénérative. Ce modèle implique aussi un retour au territoire, avec l’idée de contribuer concrètement à son amélioration — ce qui parle particulièrement aux PME [les petites et moyennes entreprises, NDLR] et aux ETI [les entreprises de taille intermédiaire, NDLR]. Par ailleurs, on fait parfois du renoncement un totem écologique, alors que dans le monde de l’entreprise, arrêter des activités est très courant.
Vous insistez sur la nécessité de l’ancrage dans les systèmes vivants. Concrètement, comment une entreprise peut-elle mesurer qu’elle contribue à son écosystème ?
Sarah Dubreil. On ne peut pas dire qu’une entreprise est régénérative : en revanche, elle peut contribuer à régénérer un écosystème. C’est ce que montre par exemple la fabrique de jeans Tuffery, avec un ancrage local assumé, une réflexion sur sa relation au territoire et le choix de rester implanté en Lozère. Beaucoup de PME s’engagent aujourd’hui dans des démarches de redéfinition de leur raison d’être et de résurgence territoriale. C’est un retour à une forme de bon sens.
L’enjeu est de remplacer certains indicateurs et de rééquilibrer nos façons de piloter, notamment en intégrant dans la gouvernance des personnes capables de porter un regard éclairé sur la nature. Il n’y aura jamais d’indicateur miracle.
Un exemple avec Alenvi, qui cherche à réhumaniser l’aide à domicile en créant de petites maisons partagées pour les personnes âgées. Dans ce secteur qu’on appelle la «silver économie», ils ont travaillé avec d’autres acteurs pour repenser en profondeur l’accompagnement et proposer un indicateur commun.
Eric Duverger. Dans le Sud, Château Galoupet, un domaine viticole appartenant à LVMH, illustre bien cette dynamique. Leur feuille de route touche à de multiples dimensions : plantation de haies, réintroduction d’animaux et d’insectes, gestion de l’eau, terrassement… Ils se sont profondément réinscrits dans leur territoire, organisent des événements, des visites, des balades. Pour beaucoup de viticulteurs, cette approche régénérative est devenue aussi évidente que nécessaire : elle renforce leur résilience et leur robustesse en anticipant les vulnérabilités.
L’un des moteurs de l’économie régénérative, c’est aussi de travailler avec les différentes parties prenantes, y compris avec ses concurrents quand c’est utile. Quelle place a le collectif dans cette nouvelle économie ?
Eric Duverger. Nous avons récemment organisé un dîner des mécènes de la CEC (Convention des entreprises pour le climat, NDLR), et trois entreprises des cosmétiques et du paramédical se sont parlées : le groupe Yves Rocher, Expanscience et Aromazone pour créer une sorte d’«assises» pour nos filières. Yves Rocher a par exemple proposé de venir avec 40 de leurs fournisseurs et concurrents pour réfléchir ensemble à ce qu’on peut faire dans le secteur : développer le vrac, les recharges… L’objectif n’est pas de faire porter la responsabilité aux consommateurs, mais d’organiser le secteur lui-même.
Sarah Dubreil. C’est typique du modèle régénératif : beaucoup d’entreprises grandissent en organisant la filière autour d’elles. Un agriculteur isolé ne peut pas faire face aux risques seul. Des initiatives comme l’institut Savory aux Etats-Unis créent des communautés apprenantes d’agriculteurs, organisent des groupes de travail avec les grandes marques et les acteurs du secteur, et réussissent ainsi à entraîner l’ensemble de la filière dans une dynamique collective.
Eric Duverger. L’économie régénérative est un projet de société et de réconciliation. Souvent, on se trompe de colère : le problème n’est pas que Bernard Arnault soit riche, car beaucoup d’emplois de LVMH sont situés en France, mais que le partage de la valeur soit déséquilibré. Les actionnaires se gavent, tandis que ceux qui créent la valeur en profitent peu. La régénération implique de réduire les inégalités, de revoir la gouvernance, de partager les actions et de limiter les écarts de salaire. C’est par une juste rémunération de tous que la réconciliation devient possible.
Concrètement, comment devenir une entreprise à visée régénérative ? Cela inclut-il une gouvernance collective ?
Eric Duverger. La gouvernance dans une économie régénérative repose sur une vision collective. A la CEC, nous travaillons en inter-réseau avec des structures comme la Communauté des entreprises à mission, le Collège des directeur du développement durable (C3D), le mouvement Impact France, Banlieues Climat ou Team for the Planet. Nous avons rédigé un texte commun listant sept principes pour une nouvelle économie qui permettent de réconcilier utilité économique et utilité sociale.
Beaucoup d’entreprises font le choix de devenir des entreprises à mission. Cela veut dire que chaque entreprise ou organisation se dote d’une vraie mission et l’inscrit dans ses statuts, avec un organe de suivi incluant des personnalités extérieures pour s’assurer que la mission est respectée. L’entreprise doit ensuite montrer ce qu’elle fait pour servir cette mission. Plus de 100 entreprises de la CEC ont adopté ce statut après avoir défini leur feuille de route, ce qui permet un engagement sur le long terme. Selon moi, il n’existe pas d’entreprise sérieuse qui ne finira pas par retravailler sa gouvernance.
Lors de notre soirée du 18 novembre, la Regen night, les jeunes de l’association Banlieues climat ont dit qu’ils concevaient l’économie régénérative comme un travail sur les liens, les territoires et les communautés et qu’il n’y avait pas de régénération sans redistribution. En effet, la régénération s’applique d’abord à ceux qui sont directement concernés, et implique de respecter et honorer toutes celles et ceux qui partagent la «maison commune». Cela demande un effort particulier des classes privilégiées pour s’impliquer dans les territoires ruraux ou dans les quartiers populaires, souvent oubliés. C’est un projet politique autant qu’économique, centré sur ces espaces marginalisés.
L’un des écueils est le risque de greenwashing, de vider le terme de son sens. Comment éviter que le mot «régénératif» ne devienne un simple élément de langage, une étiquette marketing ?
Eric Duverger. Il y a deux ans, nous avons créé le «Regen Écosystème» précisément pour protéger ce que doit être le régénératif et couper l’herbe sous le pied du « regenwashing ». Le régénératif touche à de multiples dimensions : social, partage de valeur, santé des sols… Le risque est que certains acteurs se saisissent d’une petite partie de l’équation et se déclarent régénératifs.

Pour y répondre, nous avons défini sept lignes directrices pour garder la cohérence. Il ne s’agit pas de créer une haute autorité du régénératif , mais de cultiver une sincérité d’engagement qui est avant tout culturelle. Entre dirigeants, dans les conversations CEC, il devient clair qu’une démarche superficielle sera rapidement identifiée et critiquée. C’est aussi une énergie collective : une fois que tu as eu ce déclic, tu ne reviens pas en arrière. C’est joyeux, et cela te réaligne profondément en tant que dirigeant. Ce qui peut apparaître comme un point de douleur devient en réalité un point de départ.
Sarah Dubreil. C’est la rançon du succès. Le régénératif n’est pas juste un mot à la mode : il repose sur une base intellectuelle solide, qui s’appuie 30 à 40 ans de recherche.
Quels sont les fondements intellectuels de ces courants ?
Sarah Dubreil. Dans la régénération, il y a une ambition systémique, qui prolonge et dépasse la volonté initiale du développement durable. Beaucoup de ces approches s’appuient sur la systémie : il s’agit de travailler sur l’humain et la nature de façon interconnectée. Par exemple, le Club de Rome, avec son rapport sur les limites à la croissance de 1972, a été pionnier dans cette réflexion. Ces courants mobilisent des disciplines diverses : psychologie, écologie, sciences sociales, et des écoles de pensée comme celle de Palo Alto aux États-Unis. Des pionniers comme Satish Kumar, promoteur de la simplicité volontaire au Schumacher College, au Royaume-Uni, ont développé des masters dédiés.
L’idée centrale est de se reconnecter au territoire et au temps long. Ces approches ne se résument pas à des modèles mathématiques ou linéaires : elles se basent sur une relation différente à la nature.
Certaines racines viennent aussi de l’Asie du Sud-Est et de la Chine, avec des systèmes de pensée liés au taoïsme. En France, des penseurs comme le philosophe Frédéric Worms mettent en avant le vitalisme et la tradition du vivant, qui existent depuis longtemps. Ces principes se retrouvent dans des domaines concrets comme l’agroécologie et même l’architecture.
Comment cette économie peut-elle provoquer un véritable changement dans le tissu économique français ? Que diriez-vous à certains dirigeants d’entreprise qui hésitent encore à s’engager dans cette voie ?
Eric Duverger. Pour moi, le mot clé est réalignement. Quand l’entreprise agit pour le bien commun, les employés le perçoivent immédiatement. Une entreprise au service du bien commun crée un réel bonheur collectif et personnel pour ses dirigeants. Les grands patrons du CAC ne consacreront jamais beaucoup de temps à ces enjeux. Mais si les 200 à 300 000 autres entreprises commencent à bouger, cela finit par créer une pression collective : les leaders enfermés dans l’ancien modèle se retrouvent isolés et sont ringardisés.
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Sarah Dubreil. Les dirigeants avec qui je travaille retrouvent un pouvoir d’agir. Face aux crises croissantes, beaucoup se sentent coincés ; s’engager dans la régénération leur permet de sortir de l’ornière et de redevenir acteurs de leur impact. Il y a aussi un intérêt pragmatique : la régénération renforce la robustesse et la résilience de l’entreprise. Si vous ne le faites pas pas pour le bien commun, ça peut au moins être pour la pérennité et la solidité de votre propre organisation.
Il faut aussi nuancer. On a tendance à polariser : les patrons contre les écologistes. En réalité, l’univers est beaucoup plus subtil. De nombreux acteurs œuvrent déjà à bas bruit pour ce type de transition. Il s’agit de reconnaître ces initiatives et de les articuler dans tous les milieux pour créer un vrai mouvement de transformation.