Loup Espargilière : Féris, avec Sanaa Saitouli, Abdelaali El Badaoui et Youssef – Sefyu – Soukouna vous avez ouvert une école populaire du climat à Saint-Ouen. De quoi s’agit-il ?
Féris Barkat : Au début, on allait partout en France pour faire des formations sur les questions écologiques, mais on n’avait pas de point d’ancrage. Puis, la mairie de Saint-Ouen nous a fait confiance et maintenant on a un lieu à nous. C’est assez ouf ! Quand Sanaa me disait : «On va ouvrir une école!», je lui répondais : «Qu’est-ce que tu racontes?». Dans la vie, on ouvre un compte en banque, on ouvre une canette à la rigueur, mais on n’ouvre pas une école normalement. J’ai fini par réaliser que c’était la meilleure chose à faire.
On a donc créé une formation de huit heures, qui est certifiée par le ministère de l’enseignement supérieur. Sur le fond, on doit être irréprochables : parler du permafrost, des ours polaires… avoir un bagage scientifique. Par contre, sur la forme, on veut lever les barrières de l’éducation classique, venir avec notre manière d’être, notre propre identité. C’est ce qui fonctionne. C’est pour ça qu’on a touché plus de 200 jeunes en deux ans.
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L’idée c’est de rendre visibles les enjeux écologiques, et d’utiliser l’écologie comme un prétexte pour accéder à d’autres questions politiques. Pour faire ça, on mise sur la formation par les pairs : «Si tu me ressembles, tu vas pouvoir m’expliquer et je vais t’écouter.» [L’association Banlieues climat propose aux personnes qu’elle forme aux enjeux climatiques de devenir formateur·ices à leur tour, au terme d’une préparation plus poussée, NDLR.]
On mise aussi sur l’adhésion sur la forme : être dans une ambiance cool, familiale. On ne dit pas : «intéressons-nous à la question de la mobilité», mais plutôt : «et si on faisait Saint-Ouen-Marseille à vélo ?». Et c’est ce qu’on a fait, avec un groupe de 14 jeunes, en juillet dernier.
On a aussi mené une action en mars au Palais de Tokyo. Là, je n’ai pas dit aux jeunes : «on va au musée, parler de l’inégalité de l’accès à l’art, qui a été démontrée par Bourdieu dans La Distinction»…. Non, j’ai proposé de rentrer dans le musée par effraction !
Je précise que c’était une fausse effraction dealée avec le Palais de Tokyo. Les images sont très drôles !
Effectivement, c’était une fausse effraction. L’idée c’était qu’on rigole, qu’on visite l’exposition de l’artiste Mohamed Bourouissa, et qu’on puisse discuter avec lui. C’est comme ça que l’adhésion se fait, sur la forme plutôt que sur le fond.
«La violence du système est sans cesse euphémisée, banalisée.»
Depuis deux ans, c’est notre méthode : on garde nos propres identités et on essaye de passer une bonne journée ensemble. Je pense que les mouvements sociaux devraient réfléchir aussi à la forme, pas uniquement à la pertinence du fond – qui est importante, mais qui ne suffit plus.
Vous pratiquez ce que vous appelez «l’écologie des premiers concernés». De quoi s’agit-il ?
Oui, des «premiers concernés», des «premiers impactés». Quand on parle du logement, de l’alimentation, de la pollution… les premiers touchés, ce sont les plus précaires. Sauf qu’on a surintellectualisé un sujet qui est : boire, dormir, manger, se déplacer – ce n’est pas non plus un sujet de ouf !
Je m’intéresse à un champ de recherche qui s’appelle «l’épistémologie de l’ignorance». C’est-à-dire comment une société organise sa propre ignorance, comment elle fait en sorte d’éloigner certains sujets, pour ne jamais être confrontée à la réalité. La violence du système est sans cesse euphémisée, banalisée.
«Culturellement, une autre voie est possible.»
Si la question climatique peut nous ouvrir des portes, à nous [dans les banlieues, NDLR], c’est parce qu’elle fait appel aux sciences dures, qui sont plus ou moins incontestables. Mais si tu n’as pas de bagage scientifique, tu subis des dominations sans pouvoir en parler. C’est pour ça qu’on a choisi le chemin de la formation.
Dans vos formations, vous utilisez des références à la pop-culture. On peut utiliser Naruto ou One Piece pour parler de climat ?
On fait des parallèles avec la pop-culture et surtout avec des références culturelles moins occidentalisées. Au Japon, les productions culturelles liées aux technologies sont très différentes des nôtres. La raison à ça, c’est la bombe atomique. [Le réalisateur de films d’animation Hayao] Miyazaki en parle, il conçoit les technologies dans leurs aspects les plus néfastes, les plus dystopiques. Beaucoup de mangas ou d’animés traitent les facettes les plus délirantes des menaces contre l’humanité.
C’est important pour nous de parler de ces références, parce que ça montre que culturellement, une autre voie est possible. On veut montrer d’autres cultures et déconstruire certains acquis culturels qu’on peut avoir ici.
Par exemple, on est parti au Maroc en avril dernier pour étudier leur rapport à l’eau. Culturellement, ça n’a rien à voir avec notre manière de faire. Nous, on a un robinet avec de l’eau, c’est logique. Pour eux, le quotidien c’est d’aller chercher de l’eau.
Tu emploies souvent des termes comme «big up» ou «zinzinerie»: est-ce que c’est important de changer le langage aussi, de changer notre manière de nous exprimer, pour parler différemment d’écologie ?
Le langage, ça peut être une barrière : ça peut frustrer, créer de l’incompréhension. Mais on peut apprendre à se servir de son langage, d’où la question de la formation. Nous, on veut maitriser la question de l’écologie mieux que personne, et on veut en parler avec nos codes. [L’écrivain algérien, NDLR] Kateb Yacine, pendant l’indépendance algérienne, avait dit : «Je dois dire aux Français, mieux encore que les Français, que l’Algérie ne peut pas être française.»
«À quel point on accepte, ou pas, que les premiers concernés prennent la parole ?»
C’est très important, la question du langage. [Avec Banlieues climat], on est dans un double discours. On doit à la fois maîtriser correctement les codes classiques, sinon ça va nous être reproché. Et être en capacité de garder notre identité. Sinon les jeunes qui vont me regarder dans mon quartier, ils vont me dire : «à quoi tu joues ?».
Il faut garder une ligne – très compliquée à tenir – et c’est une forme de schizophrénie que je ne souhaite à personne. Au bout d’un moment c’est épuisant. C’est pour ça qu’on veut aussi donner la parole à plein de jeunes, qu’on soit un vrai collectif.
Je fais parfois référence à une interview de [la rappeuse, NDLR] Casey, dans Yard – un média rap -, où elle disait que «le dominant attend que le dominé explique son oppression, mais de manière calme et posée». Là, on rentre dans une autre forme du langage : la question de la colère.
Comment l’expression de la colère va être perçue ? Quand le dominé explique son oppression au dominant, ça va choquer. Parce que la société organise sa propre ignorance.
À quel point on accepte, ou pas, que les premiers concernés prennent la parole ? Et que ça ne soit pas en mode : «raconte-nous tes oppressions, mais de manière calme et tranquille». Non, non et non. Si vous voulez vraiment écouter ces oppressions-là, ça va impliquer une forme de violence. Parce que cette violence, c’est une réaction à une autre violence, institutionnelle.
La fierté, l’estime de soi… c’est ce qui manque à beaucoup de jeunes. C’est ça que vous voulez apporter avec Banlieues climat ?
Il y a une prof de géographie qui m’a beaucoup aidé quand j’étais en troisième. Comme je dis souvent : elle a vu que j’étais quelqu’un de bien, avant que je ne le devienne. Il devait être 9h55, un mardi matin – j’avais juste envie d’aller en récréation – et elle m’a dit : «tu vas aller loin». Par la suite, elle m’a fait une lettre de recommandation, qui m’a permis d’aller dans un super lycée à Strasbourg.
«Il y a des gens qui sont vraiment brisés, qui n’ont plus confiance en eux, qui n’ont aucun rêve.»
Avec Banlieues climat, on essaie de faire à peu près la même chose avec les jeunes qu’on forme : poser sur eux un regard qui leur permette de prendre confiance. Ce regard-là, c’est ce qui fait toute la différence. C’est de dire : même si vous n’avez pas vu le potentiel en vous, nous on le voit. Et à partir de ce moment-là, ils vont essayer d’être à la hauteur. En tout cas, c’est ce qui s’est passé pour moi.
J’ai eu la chance d’avoir beaucoup de profs qui m’ont toujours accompagné. C’est pas le cas pour tout le monde. Il y a des gens qui sont vraiment brisés, qui n’ont plus confiance en eux, qui n’ont aucun rêve. On essaye de les sortir de ça à travers la question écologique.
Quand on a ouvert l’école populaire du climat, on a décidé, nous les cofondateurs, de ne pas prendre la parole au début, pour laisser parler les jeunes éducateurs qu’on a formés. Certains ont fait des discours sur l’éducation qui étaient magnifiques. Pour la plupart, niveau scolaire, ça s’était mal fini. Et là, ils se retrouvent à ouvrir une école, qui est à eux. C’est une revanche quelque part.
«On ne peut pas faire des alliances avec tout le monde. Surtout avec l’extrême droite.»
Il y a des gens (notre article) qui pensent qu’il faut parler d’écologie avec tout le monde, y compris parfois avec des élu·es du Rassemblement national. Qu’en penses-tu ?
Il y a une grosse méprise parfois. Avec une partie du mouvement écolo qui, sous prétexte que l’humanité est dans la merde – ce qui est le cas -, estime qu’on a le droit de faire des alliances avec n’importe qui.
À mon sens, on ne peut pas faire des alliances avec tout le monde. Surtout avec l’extrême droite, il suffit de voir ce qu’ils votent à l’Assemblée. Un discours écologique qui consisterait à dire : «j’aime tout le monde, sauf les arabes», c’est quand même compliqué. Surtout parce que, quand on parle d’écologie, on parle des réfugiés climatiques, des tensions qu’on a créées en Afrique, de la colonisation, qui est encore en cours dans certains endroits d’outre-mer, en France. Toutes ces questions, il faut les poser. Ça implique quelque chose d’antinomique avec l’extrême droite.
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