Mission impossible ? Dans La poudre aux yeux (édition JC Lattès), Justine Reix a enquêté sur les dysfonctionnements qui valent au ministère de l’écologie son qualificatif de « ministère de l’impossible », selon l’expression de Robert Poujade, premier titulaire du poste en 1971. Léo Cohen, qui signe 800 jours au ministère de l’impossible (Éditions Les petits matins), partage son vécu de l’intérieur, en tant que conseiller de Barbara Pompili puis de François de Rugy. Leurs regards, complémentaires, sont utiles pour mettre en perspective les annonces d’Emmanuel Macron.
Le ministère de l’Écologie, qui vient de fêter ses 50 ans, est depuis toujours qualifié de « ministère de l’impossible ». Pourquoi ce surnom ? En quoi cela peut-il être éclairant pour le prochain quinquennat ?
Justine Reix. Ce ministère ne correspond pas à l’urgence climatique, il est trop petit et trop faible pour une cause bien trop grande. Rien que son budget annonce la couleur : en 2021, l’écologie disposait de 41 milliards d’euros de crédits, soit 11 % des budgets alloués aux ministères, bien loin derrière le ministère de l’économie et des finances, à 23 %, de l’éducation nationale – 20 % – et la défense, 13 %. Sans parler des coupes budgétaires, des suppressions de postes ou des diminutions d’aides qui font partie du quotidien du ministère. Ces circonstances expliquent en grande partie ce qualificatif, mais cela peut changer si l’écologie est enfin prise en compte dans les décisions politiques – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
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Léo Cohen. Les ministres qui y sont passés ont tantôt démissionné, tantôt dénoncé a posteriori les obstacles auxquels ils se sont heurtés. Il y a donc un souci structurel à l’œuvre, quelle que soit la configuration politique. Les politiques écologiques ont des spécificités – le temps long, la transversalité, la radicalité, et une acceptabilité sociale difficile – qui sont incompatibles avec le fonctionnement de notre système politique – ses institutions, ses règles de communication, sa logique administrative, son rapport au temps et le rôle joué par les lobbies. Si cela n’est pas rendu plus cohérent, les mêmes causes vont continuer à créer les mêmes effets. Le fonctionnement politique doit être mis en cohérence avec l’enjeu climatique pour sortir de l’impasse.
« Les hauts fonctionnaires sont formés pour assurer des finances saines, pas un environnement sain. Ils n’ont pas intégré que l’écologie peut sauver des vies, donc il est urgent de renforcer leur formation. »
Léo Cohen
Qu’est-ce qui est le plus problématique : le manque de moyens financiers ? L’influence trop grande des lobbies ? Le peu de marge de manœuvre vis-à-vis des autres ministères ? Ou le poids de la technocratie ?
Justine Reix. Le plus problématique, c’est le manque d’effectifs : le nombre de fonctionnaires qui travaillent pour le ministère a connu une chute drastique avec la suppression de 55 000 emplois entre 1998 et 2016. La députée (LFI) Mathilde Panot a rédigé un rapport sur les moyens du ministère en 2019, dans lequel les fonctionnaires témoignent d’une souffrance énorme, au point que certains évoquent une épidémie de burn out, mais aussi des suicides complément ignorés de l’État et du grand public. Comment remplir des objectifs ambitieux dans ces conditions ? Quant aux lobbies, le ministère de l’Écologie fait partie des institutions qu’ils ciblent le plus. Un ministère fort doit savoir les écouter sans se laisser instrumentaliser.
Léo Cohen. Il y a avant tout un obstacle institutionnel : une politique ambitieuse s’envisage sur 10 à 20 ans, c’est coûteux à court terme et politiquement peu rentable. Viennent ensuite des blocages internes liés au fonctionnement de l’État et à l’administration. Les hauts fonctionnaires sont formés pour assurer des finances saines, pas un environnement sain. Ils n’ont pas intégré que l’écologie peut sauver des vies, donc il est urgent de renforcer leur formation initiale, mais surtout de rendre obligatoire la formation de celles et ceux qui s’occupent des questions clefs. Certains outils constitutionnels doivent aussi changer, tel l’article 40, qui interdit de déposer des amendements qui augmentent la dépense publique… Ces outils façonnent la culture publique. Il faudrait un article 40 bis pour interdire de poser des amendements qui ne seraient pas conformes aux objectifs de neutralité carbone ! Concernant les lobbies, enfin, il s’agit de renforcer notre arsenal par la ruse – anticiper leur comportement et limiter les fronts permet de réduire les sources de blocages externes – et par le droit, pour assurer la transparence sur les amendements proposés aux parlementaires par les représentants d’intérêts.
Pour en améliorer l’efficacité, ce ministère doit-il disparaître au profit d’une approche transversale ? Faut-il envisager une fusion entre les ministères de l’écologie et de l’économie, comme vient de le faire l’Allemagne ?
Justine Reix. Les avis divergent énormément à ce sujet ! Pour certains, il faut étendre son périmètre, pour d’autres, il faut le supprimer. À mon sens, le faire disparaître est une mauvaise idée : même si l’écologie est une problématique transversale, on a besoin de personnes entièrement dédiées à cette problématique.
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Léo Cohen. Les ministères de l’économie et de l’écologie ont la particularité de toucher à tous les secteurs de la société. Mais là où Bercy fixe les règles, Roquelaure essaye aujourd’hui de survivre. Agrandir le périmètre du ministère de l’écologie, c’est prendre le risque de finir avec un seul ministère à la place du gouvernement, avec des dynamiques d’intégration difficiles à réaliser et des problèmes de ressources humaines qui le rendraient vite ingérable. Le faire disparaître pour saupoudrer de l’écologie un peu partout ne fonctionnerait pas non plus. À mon sens, il faut conserver le périmètre actuel en créant une doctrine interministérielle commune.
Emmanuel Macron envisage de nommer un premier ministre chargé de la planification écologique, qu’en pensez-vous ?
Léo Cohen. Cela peut impulser une ligne forte, garantir la cohérence de l’action ministérielle et motiver les ministres récalcitrants, mais cela pose deux questions : celle du profil du Premier ministre, et celle de la structure administrative dédiée à Matignon. Sans une forte sensibilité écologique, le Premier ministre sera toujours tenté de faire passer d’autres enjeux en priorité. Sans organisation adaptée pour mettre en place la planification – qui implique de travailler dans la dentelle pour fixer les objectifs climatiques, décliner ces objectifs par secteur, allouer des moyens budgétaires, effectuer de la concertation, assurer la conversion de certains secteurs… – la capacité d’instruction technique ne pourra suivre les orientations politiques. Cette politique de transformation requiert des compétences de fin politicien, tout autant que de fin technicien.
Justine Reix. Si le Premier ministre est soutenu par le président, s’il a le dernier mot lors des réunions interministérielles et s’il rend des comptes, en tant que garant du respect de l’Accord de Paris [adopté en 2015, ce traité international fixe les objectifs de réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, NDLR], pourquoi pas. Hélas, le dernier quinquennat de Macron ne laisse pas préfigurer une quelconque ambition écologique. Il y a donc de quoi avoir des doutes sur le tournant envisagé concernant l’écologie.
« Compte tenu de la complexité des transformations à opérer, soit on trouve de nouvelles manières de remettre le citoyen au centre du jeu, soit on va dans le mur. »
Léo Cohen
Quid de l’avis des citoyens sur ces questions ? Des Gilets jaunes à la Convention citoyenne sur le climat en passant par d’autres procédés participatifs, comme la Commission nationale du débat public, comment intégrer la population aux décisions sur l’écologie ?
Justine Reix. Il est indispensable de les intégrer au débat. La Convention citoyenne pour le climat [une assemblée de 150 citoyen·es français·es tiré·es au sort qui, entre octobre 2019 et juin 2020, a défini 149 mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici à 2030, NDLR] était une bonne idée, mais les participant·es en sont extrêmement déçu·es. Ils ont eu l’impression d’être manipulés et de servir à la communication du gouvernement qui prétendait vouloir mettre l’écologie au premier plan. Quand on voit la façon dont leurs propositions ont été détricotées, on mesure le décalage.
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Léo Cohen. Compte tenu de la complexité des transformations à opérer, soit on trouve de nouvelles manières de remettre le citoyen au centre du jeu, soit on va dans le mur. Prenons la hausse du prix de l’essence ou la gestion de l’eau : ces sujets impliquent des mesures drastiques sur lesquelles nous devons apprendre à décider ensemble. Le format de la Convention citoyenne apporte ici un surcroît de légitimité en passant certains choix au « crash test social ». Alors que nous atteignons des taux d’abstention record – 85 % des jeunes et des ouvriers ne vont plus voter, ce type de dispositif permet de créer du consensus et de l’adhésion. Chacun peut y trouver son double et se rendre compte de la difficulté de l’exercice. Je vois cette participation comme une indispensable étape de réconciliation civique : quand 540 députés sur 577 sont menacés de mort durant leur mandat, il faut promouvoir la délibération plus que la simple participation. Et pour tirer les enseignements de la Convention citoyenne, il faut fixer les règles du jeu en droit. C’est pour cela que je propose de passer d’un contrat moral à un contrat légal, en constitutionnalisant le « sans filtre » [en définissant la manière dont les propositions formulées par les citoyens seront reprises et soumises au vote, NDLR] promis initialement par Emmanuel Macron.