Reportage

Le lin bio, alternative locale et écolo au coton, se retisse une filière française

Lin possible. Encore anecdotique il y a dix ans, la filière du lin biologique est en plein développement en France. Portés par une demande pour un textile plus responsable et moins gourmand en eau, de plus en plus de liniculteurs sautent le pas de la conversion. Reportage dans une exploitation bio en Normandie.
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Dans une nuée de pous­sière, l’arracheuse par­court le champ de lin de long en large, grig­no­tant implaca­ble­ment à cha­cun de ses pas­sages le rec­tan­gle des tiges qui se tien­nent encore debout. D’i­ci à la fin de la journée, la total­ité des huit hectares de la par­celle auront été dérac­inés et les tiges dis­posées der­rière la machine en d’hypnotiques aligne­ments. Aban­don­nées à même le sol, les tiges ne seront ramassées qu’environ un mois plus tard, après qu’un champignon se sera dévelop­pé et aura dégradé la par­tie pailleuse de la plante, libérant la fibre enfin exploitable. Un proces­sus nom­mé «rouis­sage».

Après élim­i­na­tion des graines et de la par­tie ligneuse de la tige, les fibres longues (la «filasse») sont séparées des fibres cour­tes (les «étoupes») et peignées. Puis, elles sont ven­dues à des fila­teurs qui pro­duiront du fil de lin pur ou mélangé avec d’autres fibres comme la laine ou le coton. Légers et res­pi­rants, les vête­ments en lin ont l’avantage de ne pas retenir la tran­spi­ra­tion.

Autre util­i­sa­tion qui se développe ces dernières années : la fab­ri­ca­tion de matéri­aux com­pos­ites en rem­place­ment du plas­tique et de la fibre de verre. Plus légère que cette dernière, mais tout aus­si résis­tante, la fibre de lin peut être util­isée pour la con­struc­tion de coques de navires, de meubles ou comme isolant phonique dans les habi­ta­tions.

Avec sa femme Sophie, Math­ieu Gre­nier cul­tive le lin bio depuis 2013. © Guénolé Carré/Vert

Arrivant depuis l’autre bout du champ, la sil­hou­ette de Math­ieu Gre­nier, avec ses lunettes ron­des et sa barbe de dix jours, se des­sine sous le soleil de cette fin juil­let. En 2010, l’agriculteur et sa femme Sophie ont repris la ferme des par­ents de cette dernière à prox­im­ité de Cany-Barville (Seine-Mar­itime). Une ferme que le cou­ple a immé­di­ate­ment con­ver­tie à l’agriculture biologique, où l’on pra­tique la poly­cul­ture : on y élève des vach­es laitières et l’on y fait pouss­er, en plus du lin tex­tile, du blé, de la luzerne et de l’herbe four­ragère qui ser­vent à nour­rir les bêtes.

À peine plus de 1% de la surface de lin en agriculture biologique

«La prin­ci­pale rai­son de notre pas­sage au bio, c’était la con­science écologique par rap­port aux pol­lu­tions par les pro­duits chim­iques», explique celui qui est égale­ment porte-parole local du syn­di­cat Con­fédéra­tion paysanne. Con­traint de hauss­er le ton pour cou­vrir le vrom­bisse­ment de l’arracheuse ‒ pro­priété de sa coopéra­tive ‒ qui s’approche, il pré­cise : «cer­taines per­son­nes dis­ent “l’écologie, c’est bien gen­til, mais il faut quand même pro­duire“. C’est une erreur de penser comme ça, déjà parce qu’en bio, on pro­duit vrai­ment, mais surtout, on répond au prob­lème de la pol­lu­tion par les phy­tos».

Quentin Bor­dier est ingénieur agronome et mem­bre de l’association Lin et chan­vre bio, qui fait la pro­mo­tion de ce mode d’agriculture à l’échelle nationale à tra­vers des for­ma­tions et l’animation d’un réseau regroupant paysans bio et trans­for­ma­teurs. Il détaille à Vert les atouts agronomiques du lin : «C’est une cul­ture qui a des besoins lim­ités en azote [qui se passe assez facile­ment d’engrais, NDLR] et qui donc cor­re­spond bien à l’agriculture biologique».

Le lin est arraché, puis dis­posé en nattes der­rière la machine. © Guénolé Carré/Vert

Par ailleurs, hors sécher­esse excep­tion­nelle, cette plante ne néces­site aucune irri­ga­tion lorsqu’elle est cul­tivée dans un cli­mat adap­té, comme celui du nord-ouest de l’Europe. Selon FranceA­griMer, la con­som­ma­tion du lin en eau serait 20 fois inférieure à celle du coton. Une pro­priété intéres­sante à l’heure du change­ment cli­ma­tique et alors que l’irrigation a aug­men­té de 14% en France depuis 2010, d’après France nature envi­ron­nement.

Un chiffre qui cache une forte dis­par­ité ter­ri­to­ri­ale : en Nor­mandie et dans les Hauts-de-France, les deux grandes régions français­es de pro­duc­tion de lin, l’irrigation a pro­gressé sur cette même péri­ode de 26,3 et 77,7 %.

Les tiges seront lais­sées dans le champ pen­dant un mois, le temps du rouis­sage. © Guénolé Carré/Vert

Bien que la France soit le pre­mier pro­duc­teur mon­di­al de lin, la fil­ière biologique y est pour­tant encore à la traîne. Sur les 131 000 hectares de lin cul­tivés en France en 2023 – soit 87% de la pro­duc­tion européenne –, seuls 1 462 le sont en bio : à peine plus de 1%. Une sit­u­a­tion que déplore Math­ieu Gre­nier, alors que de nom­breux cap­tages d’eau potable dans sa région dépassent large­ment les normes pour les pes­ti­cides.

Une filière textile qui tente de se relocaliser

L’écart de ren­de­ment entre lin biologique et con­ven­tion­nel est pour­tant faible : «sur les céréales, on fait moitié moins par rap­port à du con­ven­tion­nel alors qu’en lin, on est sur des ren­de­ments qui ne sont que 20 à 30% inférieurs. Et il y a des années où on fait pra­tique­ment les mêmes» con­fie Math­ieu Gre­nier. Le prix plus élevé du lin biologique con­tribuerait à ren­dre ce type d’agriculture tout aus­si intéres­sant que le con­ven­tion­nel.

Les choses sont peut-être en train de chang­er, alors que la pro­duc­tion de lin biologique est passée d’une cinquan­taine d’hectares cul­tivés en 2014 à 1 462, donc, en 2023.

Le rouis­sage néces­site au min­i­mum trois jours sans pluie suiv­is de pré­cip­i­ta­tions. © Guénolé Carré/Vert

En 2019, dif­férents acteurs de la fil­ière — dont Lin et chan­vre bio — ont lancé le pro­jet Lin­Pos­si­ble dont l’ambition est de recréer des fil­ières tex­tiles 100% français­es. Depuis les années 1990 et la délo­cal­i­sa­tion de nom­breuses usines tex­tiles vers l’Asie, une écras­ante majorité du lin français est exporté vers la Chine pour y être filé et util­isé dans la con­fec­tion de vête­ments. Ces derniers seront pour une grande part réex­pédiés vers l’Europe. S’il existe en France quelques ate­liers de con­fec­tion de vête­ments, surtout tournés vers le luxe, il n’y avait plus aucune fila­ture depuis 2005, année du départ de l’entreprise Safil­in vers la Pologne.

Pour­tant, les choses sem­blent là aus­si évoluer. Deux nou­velles fila­tures de lin ont vu le jour depuis 2020, et l’entreprise Safil­in a rou­vert une petite unité de pro­duc­tion à Béthune, dans le Pas-de-Calais.

«Que l’agriculture soit pos­si­ble en bio, c’est une chose, mais ensuite, il faut qu’elle puisse vivre avec tous les acteurs de la fil­ière — teilleurs, fila­teurs… — et être ven­du en tant que lin bio», pré­cise Quentin Bor­dier. Pour attein­dre cet objec­tif, l’association s’appuie sur le label GOTS (Glob­al Organ­ic Tex­tile Stan­dard), une cer­ti­fi­ca­tion inter­na­tionale qui per­met de garan­tir la traça­bil­ité d’un tis­su biologique, depuis le champ jusqu’au pro­duit fini. À l’heure actuelle, 11 usines de teil­lage sur les 22 que compte le pays, ain­si que la fila­ture Safil­in de Béthune, sont cer­ti­fiées par ce label.

Cet arti­cle est issu d’«Eau sec­ours» : notre série d’en­quêtes sur l’eau pour faire émerg­er les vraies bonnes solu­tions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, tech­noso­lu­tion­nisme… Pen­dant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus pré­cieux. Cette série est financée en grande par­tie par les lec­tri­ces et lecteurs de Vert. Pour nous aider à pro­duire du con­tenu tou­jours meilleur, soutenez Vert.