Le contre-programme

La semaine de quatre jours se fraie un chemin dans la présidentielle

Baisse de l’absentéisme, temps supplémentaire pour la vie de famille ou associative, réduction des émissions de CO2 ; les nombreuses vertus de la semaine de quatre jours séduisent de plus en plus largement en France, y compris parmi les candidat·es à la présidentielle. Décryptage.
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Par­mi leurs nom­breuses dérives, le développe­ment du télé­tra­vail et du numérique ont œuvré à déshu­man­is­er les rela­tions pro­fes­sion­nelles et à ren­forcer la sur­veil­lance et le con­trôle des tra­vailleurs, s’inquiète la soci­o­logue Dominique Méda dans un entre­tien à Nec­tart. Celle qui plaide depuis tou­jours pour un autre rap­port au temps et à la notion de « richesse » regrette la place que nous con­tin­uons d’ac­corder à la « valeur tra­vail » : « nous en atten­dons tout à la fois un revenu, un sens, une util­ité, mais aus­si la pos­si­bil­ité de nous exprimer et de dire aux autres qui nous sommes dans notre sin­gu­lar­ité ». Or, il y a d’autres manières de faire société : réduire le temps accordé au tra­vail peut redonner de la place à la poli­tique tout en val­orisant autrement la notion de temps libre. Elle peut aus­si per­me­t­tre d’accélérer la trans­for­ma­tion écologique de nos sociétés.

Les 32 heures en pratique

En France, la semaine de qua­tre jours est portée depuis près de 30 ans par Pierre Lar­routur­ou — député européen depuis 2019 et récent can­di­dat à la Pri­maire pop­u­laire. Comme il l’explique dans un entre­tien à Vert, cette mesure con­siste à inté­gr­er les gains de pro­duc­tiv­ité dus à la robo­t­i­sa­tion des tâch­es et l’informatique dans l’équation du marché de l’emploi.

Le principe : réduire le vol­ume de labeur heb­do­madaire, ramassé en qua­tre journées de huit heures (soit 32 heures), tout en main­tenant la rémunéra­tion. Il existe une ver­sion plus libérale qui con­serve le même vol­ume horaire (39 ou 35 heures) en ral­longeant ces qua­tre journées de tra­vail. Les salarié·es tra­vail­lent ain­si jusqu’à dix heures par jour. Quel que soit le cas de fig­ure, il ne s’agit pas de tra­vailler moins pour gag­n­er moins, mais de tra­vailler mieux, avec le même salaire et un jour de repos en plus.

En 1996, la loi Robi­en a per­mis de tester la mesure : 400 entre­pris­es sont alors passées de 39 heures à 32 heures sur qua­tre jours, « mais les lois Aubry sur les 35 heures (1998 et 2000) ont fait tomber la mesure en désué­tude, et seules quelques sociétés ont con­servé les qua­tre jours » rap­pelle Le Monde. Au troisième trimestre 2021, seuls 2,4 % des salarié·es à temps com­plet ont une durée heb­do­madaire de tra­vail com­prise entre 32 heures et 35 heures (Dares). En moyenne, les act­ifs français tra­vail­laient 37,4 heures chaque semaine en 2020.

Testée et approuvée par plusieurs patrons français

Par­mi les entre­pris­es con­ver­ties, on trou­ve la PME de recy­clage de matéri­aux Ypre­ma. A l’époque de la loi Robi­en, elle avait com­pen­sé la réduc­tion du temps de tra­vail du per­son­nel (de 39 à 35 heures) par une aug­men­ta­tion de celui des machines et l’embauche de nou­veaux agents. Prof­i­tant des exonéra­tions de coti­sa­tions chô­mage pro­posée par la loi, le PDG Claude Pri­gent a pu embauch­er 14 per­son­nes en CDI, puis pass­er de 42 à 90 salarié·es en dix ans. En 2022, son ambi­tion de lut­ter con­tre la péni­bil­ité au tra­vail s’est pour­suiv­ie avec le pas­sage aux 32 heures.

Depuis juil­let 2020, les 900 employé·es de LDLC, géant français de la vente de pro­duits high-tech, béné­fi­cient aus­si de cet amé­nage­ment. Pour son PDG Lau­rent de la Clerg­erie, désireux de pro­mou­voir sa philoso­phie du bien-être au tra­vail, cela cor­re­spond à une « relance par le temps libre ». Par­mi les effets posi­tifs, l’absentéisme a été réduit de moitié. S’il con­vient qu’une telle tran­si­tion n’est pas envis­age­able dans tous les secteurs et qu’il a pu compter sur les béné­fices-records de sa société, Lau­rent de la Clerg­erie se dit con­va­in­cu que « beau­coup pour­raient le faire ».

Jérémy Clé­dat, PDG de Wel­come to the Jun­gle – une entre­prise qui veut renou­vel­er le rap­port au tra­vail –, est égale­ment ravi d’avoir passé le cap, en 2019 : « Après un départ chao­tique, on s’est aperçu qu’on avait retrou­vé le niveau de per­for­mance qu’on avait avant, et que cela don­nait au salarié le sen­ti­ment de mieux gér­er son temps », a‑t-il con­fié au Monde. Cette expéri­ence a été si trans­for­ma­trice que Wel­come to the Jun­gle la partage dans un ebook où sont détail­lés l’ensemble des aspects à con­sid­ér­er pour pass­er le cap.

Ça paye bien ?

Out­re les avan­tages pour les salarié·es, la mesure per­met aus­si d’accroître la pro­duc­tiv­ité. Jean-Emmanuel de Neve, pro­fesseur d’é­conomie à l’université bri­tan­nique d’Ox­ford, a étudié l’effet de la mesure auprès des 5 000 salarié·es passé·es à qua­tre jours chez British Tele­com. Il a révélé que ces dernier·es étaient plus détendu·es, plus heureux·ses et donc… plus productif·ves. L’entreprise espag­nole Soft­ware Del­sol a instau­ré la mesure en 2020 auprès de ses 181 salarié·es (Vert). Résul­tat : elle a annon­cé une chute de 20% du taux d’absentéisme et une hausse de 20% de son chiffre d’affaires.

Le PDG de LDLC a con­staté les effets d’un équili­bre plus grand entre vie per­son­nelle et vie pro­fes­sion­nelle : pour 10% d’heures tra­vail­lées en moins, l’en­tre­prise n’a aug­men­té ses effec­tifs « que » de 2 à 3%. Out­re les poten­tielles embauch­es, cette tran­si­tion néces­site aus­si de revoir l’organisation, pour per­me­t­tre au per­son­nel de pri­oris­er ses tâch­es et les partager au besoin.

Si Pierre Lar­routur­ou estime que le pas­sage à la semaine de 32 heures per­me­t­trait de créer 1,6 mil­lion d’emplois, l’économiste Andrea Gar­nero (au départe­ment de l’emploi, du tra­vail et des affaires sociales de l’OCDE) juge pour sa part que l’outil n’est pas le bon pour créer de l’emploi : « La promesse de “tra­vailler moins pour tra­vailler tous” ne se véri­fie pas ».

En France, 61 % des salarié·es seraient prêt·es à franchir le pas, d’après l’Observatoire des rythmes de tra­vail (réal­isé par Wel­come to the Jun­gle). D’après l’étude « Work­force View 2020 », du spé­cial­iste des ressources humaines ADP, un quart des Français·es écourteraient volon­tiers leur semaine con­tre des journées plus longues ou une baisse de salaire. En novem­bre 2021, près de la moitié des 5 700 adhérent·es du Cen­tre des jeunes dirigeants d’entreprise s’est dite prête à expéri­menter la semaine de qua­tre jours.

Le sens de l’histoire ?

En out­re, la réduc­tion du temps de tra­vail aurait des ver­tus écologiques. Dans une étude pub­liée en juin 2021, l’association bri­tan­nique Plat­form a déter­miné que le pas­sage général­isé à qua­tre jours (sans perte de salaire) pour­rait faire baiss­er l’empreinte car­bone du Roy­aume-Uni de 21,3% (notre arti­cle). Par­mi les raisons : la réduc­tion des tra­jets domi­cile-tra­vail, une baisse de la con­som­ma­tion d’électricité des entre­pris­es (plus éner­gi­vores que les foy­ers) et un temps sup­plé­men­taire qui per­met de recourir à des modes de con­som­ma­tion plus sobres, comme le fait de cuisin­er plutôt que d’acheter des plats pré­parés. Une journée de labeur en moins, c’est aus­si du temps sup­plé­men­taire à con­sacr­er à la tenue d’un jardin, ain­si qu’à l’engagement asso­ci­atif ou poli­tique.

Tra­di­tion­nelle­ment, la mesure est portée par les par­tis de gauche. Pour le com­mu­niste Fabi­en Rous­sel, les 32 heures se con­stru­iront par le dia­logue et non par la loi : « C’est ce que fait [la min­istre du tra­vail] Yolan­da Díaz en Espagne avec suc­cès : elle fait la démon­stra­tion que cela peut être gag­nant-gag­nant avec les patrons », a‑t-il indiqué à Libéra­tion. Il est ain­si aligné avec le slo­gan « Tra­vailler tous, tra­vailler moins, tra­vailler mieux » de la CGT, qui a lancé en octo­bre une cam­pagne nationale en faveur de la réduc­tion du temps de tra­vail.

Les Verts plaident pour une négo­ci­a­tion par branche ou par entre­prise pour définir les modal­ités de sa mise en œuvre. Sur le plateau de BFMTV, Yan­nick Jadot a même évo­qué la mise en place d’une con­ven­tion citoyenne sur le sujet et l’instauration d’une « banque de temps ». Pour le can­di­dat écol­o­giste, la baisse du temps de tra­vail, c’est le « sens de l’histoire ».

La France Insoumise prône une réforme du temps de tra­vail sur le mode « moins de burn-out et plus de loisirs pour les uns ; le droit au tra­vail pour les autres ». Son pro­gramme pro­pose de com­mencer par appli­quer vrai­ment les 35 heures heb­do­madaires avant de pass­er aux 32 heures dans les métiers pénibles et de nuit, puis de les généralis­er.

Au Par­ti social­iste, « repos­er la ques­tion du temps de tra­vail, c’est une évi­dence » d’après la can­di­date Anne Hidal­go , pour l’augmentation serait un « con­tre­sens ». Elle estime toute­fois que « ce n’est pas à un prési­dent de décider ».

A droite, où le « tra­vailler plus pour gag­n­er plus » est un refrain enten­du, la semaine de qua­tre jours ne rime ni avec Zem­mour ni avec Le Pen (il et elle se sont gardés de se pronon­cer sur le sujet). Valérie Pécresse souhaite « laiss­er aux entre­pris­es le pou­voir de sor­tir des 35 heures » par le haut et per­me­t­tre aux Français·es de « con­ver­tir leur temps libre en salaire ».  Quant à Emmanuel Macron, en octo­bre dernier, il affir­mait — à tort — que « nous sommes un pays qui tra­vaille moins que les autres ». Si son pro­gramme se fait atten­dre, la place réservée à la semaine de qua­tre jours laisse peu de place au doute.

Cet arti­cle fait par­tie du con­tre-pro­gramme prési­den­tiel de Vert : une sélec­tion de mesures poli­tiques que nous voudri­ons voir fig­ur­er dans l’ensemble des pro­grammes, de gauche comme de droite. Celles-ci ont en com­mun de pou­voir être rapi­de­ment mis­es en œuvre, d’avoir un fort poten­tiel de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, d’être sociale­ment justes et de pré­par­er le ter­rain aux change­ments d’ampleur qu’exige la crise cli­ma­tique. Retrou­vez le con­tre-pro­gramme en cli­quant ici.