Reportage

«Je suis traumatisée à vie» : battues administratives, balle perdue… une autoroute pourrit la vie de la famille Kaak depuis 35 ans

Ça cerf à quoi ? Antoinette Kaak et son fils Albert sont éleveurs de purs-sangs arabes à Épineuil-le-Fleuriel (Cher). Depuis l’ouverture de l’A71 près de leur propriété, cerfs, biches et sangliers restent bloqués et dégradent l'exploitation. Ce jeudi 12 décembre, elle et il contestent au tribunal administratif d’Orléans l’efficacité de 50 battues administratives sur leurs terres.
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Albert Kaak, 30 ans, casquette beige et fine moustache, revient de la bergerie. Sa mère, Antoinette dite Mieke, 67 ans, cheveux fins ramenés en queue de cheval, l’assaille de questions. «Alors ? Tout va bien ? Et les petits ?» Les deux agneaux nés cette nuit sont en pleine forme. «Ouf !» Ici, à Feuilloux, propriété agricole de 125 hectares dans le Cher, dont 30 de bois et d’étang, rien n’est plus important que les animaux.

À l’entrée du domaine, une vingtaine de juments à la retraite paissent au calme, tandis que de gros rongeurs explorent le fossé. La quarantaine de moutons est rentrée. «30 ou 35 chats» vivent là, ils chassent dans les écuries ou reposent alanguis sur les bords de fenêtre. Jusqu’ici, ce décor n’a rien de surprenant, une exploitation berrichonne tout à fait normale. Tout à coup, autour de l’étang, apparait une harde de cervidés. 20 biches et quelques faons entourent un cerf aux bois cassés. «Le pauvre, il a dû se faire tirer», glisse Mieke.

Sur l’exploitation de Mieke et Albert Kaak, une harde de cervidés se repose. © Armelle Camelin/Vert

Depuis 35 ans, cervidés et sangliers butent contre l’autoroute A71 qui passe en bordure de la propriété de Mieke et Albert. Leur nombre augmente et ça embête les voisins, la fédération de chasseurs du Cher et la Direction départementale du territoire (DDT). 50 battues administratives et tirs de nuit ont été organisés ici pour tenter, en vain, de réguler le nombre d’animaux. Ce jeudi 12 décembre 2024, Mieke Kaak, éprouvée par trois décennies de lutte, conteste l’efficacité de ces battues au tribunal administratif d’Orléans (Loiret). Une autre procédure judiciaire est en cours pour qu’un passage à grande faune soit enfin construit au-dessus de l’autoroute.

«Nous nous trouvons au niveau d’un corridor écologique interrégional, le flux migratoire historique, décrit Mieke. Les cerfs et les cochons passent par ici pour aller de la forêt de Tronçais, à l’est, vers la forêt de Bornacq, à l’ouest. Depuis la mise en service de l’autoroute en 1989, ils sont bloqués chez nous.»

Mieke est à bout. «J’ai vécu un cauchemar et, par moment, ça m’a rendue folle», glisse-t-elle entre deux bouffées de cigarette, accoudée à la table du salon. Fragile, mais prête à en découdre.

50 battues administratives pour tenter de résoudre le problème

D’origine hollandaise, Mieke s’installe avec son mari dans le Cher en 1988. Ils élèvent alors des vaches blondes d’Aquitaine et cultivent un peu de céréales pour leur alimentation. L’autoroute est en cours de construction. «En arrivant, on savait qu’elle serait bientôt mise en service, et on n’avait rien contre, se souvient Mieke. C’est pratique les autoroutes ! Avant, on devait faire 1h30 ou deux heures de petites routes pour aller jusqu’à chez nous. On était contents qu’elle arrive.»

Mieke Kaak et son fils Albert demandent la construction d’un passage à faune de grande taille pour que les cervidés et sangliers puissent circuler. ©Armelle Camelin/Vert

Les premiers à se plaindre sont les voisins. Les cultures sont saccagées par les sangliers, les clôtures et autres aménagements sont abîmés. En 1991, les dégâts de gibier sont multipliés par dix dans le secteur par rapport aux années précédentes.

Dès 1992, Mieke demande à Michel Desages, chasseur de profession et ami de la famille, de venir chasser chez elle. «Je lui ai dit, “t’inquiète pas, je vais te les gérer tes sangliers et tes cervidés, en tuer quelques-uns, comme ça tu auras la paix”», se remémore-t-il. Mais rapidement, il déchante. «Il y en avait de trop, souffle-t-il. Ce n’était pas normal. En construisant l’autoroute, personne n’avait vu l’incidence que ça aurait sur la faune.»

En 1993, Mieke et son mari passent leur permis de chasse pour «prouver qu’on n’était pas contre les prélèvements à la chasse, reprend-elle. Je comprends qu’il faut parfois le faire, mais pas n’importe comment». On lui reproche alors de nourrir les sangliers et les cerfs. Dans l’hebdomadaire L’information agricole du Cher, on parle de Feuilloux comme «d’un hôtel confortable à cochons»«On ne les a jamais ni élevés, ni nourris, poursuit Mieke. Ils disaient n’importe quoi.»

Le quotidien régional La Nouvelle République, 2 avril 1997.

En 1994, devant des dégâts de gibier qui ne diminuent pas, une battue administrative est organisée à Feuilloux. La première d’une longue série. «Il y a dû en avoir une cinquantaine, compte Mieke. Un cauchemar. La gendarmerie, les louvetiers, l’OFB  [Office français de la biodiversité, NDLR], les chasseurs du coin et voisins, tout le monde se donnait rendez-vous chez moi avec leurs chiens, leur fluo et leur carabine. Sans jamais prévenir. Tout le monde savait qu’il y avait une battue chez moi, sauf moi. Je me suis sentie violée. Ne pas contrôler qui vient chez vous, c’est affreux, un stress fou.»

À cette époque, Mieke a ses deux enfants, Albert et Lisa. À cause des conflits de voisinage féroces, elle décide de les scolariser dans une école privée à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Plus tard, elle dira être domiciliée à l’adresse d’une amie pour les inscrire dans l’école de la ville voisine. En 2016, elle attaque la société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR), chargée de l’exploitation de l’A71.

Deux passages à faune en tunnel construits, inadaptés aux cervidés

«Madame Kaak a demandé aux juridictions administratives de condamner la société à réparer le préjudice subi du fait de la prolifération des animaux et d’enjoindre APRR à construire un passage à faune», décrit Andréa Rigal-Casta, avocat de Mieke. En première instance, le juge administratif a admis que Mme Kaak avait subi un préjudice moral et économique, mais une expertise a amoindri ledit préjudice.

Concernant le passage à faune, la procédure est encore en cours. Le tribunal administratif d’Orléans, la Cour administrative d’appel de Nantes (Loire-Atlantique) et la Cour administrative de Versailles (Yvelines) ont jugé qu’il n’était pas utile de réaliser un passage à faune. L’affaire a été portée au Conseil d’État et l’audience pourrait avoir lieu l’année prochaine.

De son côté, la société d’autoroutes juge avoir répondu à ses engagements de départ : rétablir deux voies communales coupées par l’autoroute associées à des passages de gibier. «Le Conseil d’État ayant été saisi par madame Kaak, nous restons dans l’attente de la décision», précise-t-on au sein d’APRR.

L’un des tunnels censés laisser passer les cervidés et les sangliers. ©Armelle Camelin/Vert

Ces deux voies, qui font partie de la commune voisine de Saulzais-le-Potier, ont été rétablies sous la forme de tunnels qui passent sous l’autoroute : 4,40 mètres de hauteur pour 8,50 mètres de large pour l’un et 7 mètres pour l’autre. Rien à voir avec les recommandations du guide Sétra, Passage pour la grande faune, édité en 1993. Référence dans ce domaine, il préconise des ouvrages de grande taille de type pont ouvert – 12 à 25 mètres – pour les cerfs, restituant un couloir biologique de libre circulation suffisamment large.

Quand Mieke attaque la société d’autoroute, les battues s’intensifient. «C’était tous les mois au moins», se souvient-elle. «Les battues sont une décision de chasse particulièrement permissive, précise son conseil. Elles peuvent avoir lieu en dehors des horaires et périodes de chasse et avec des méthodes qui ne sont pas autorisées d’habitude.»

«Tout le monde jouait chez elle, raconte Michel Lesage, chasseur. C’étaient des boucheries. Des tueries… Et ça ne servait à rien ! Il y a toujours plus de gibier !» Lui, finit par se fâcher avec tout le monde : «J’ai un cousin, lieutenant de louveterie, qui me racontait qu’ils allaient tuer des cerfs chez Mieke quand elle n’était pas là. Ce n’est pas bien. J’ai toujours été franc avec elle, alors je lui ai dit ! Ça ne leur a pas plu.»

En 2017, lors d’une battue, une balle perce la porte vitrée du bureau de Mieke, traverse la pièce et se loge dans le mur. Heureusement, elle était ailleurs dans la maison. Un jour, Mieke, qui entretemps s’est mise à élever des purs-sangs arabes, voit les chasseurs tirer un cerf entre ses chevaux. La nuit, les battues se poursuivent. «Ils allument leurs phares et attendent que le gibier passe, raconte Mieke. Je ne dormais plus. Je les suivais. Ils sont chez moi quand même ! J’ai réussi à obtenir qu’ils soient obligés de me prévenir d’une battue 24 heures à l’avance.» Quand bien même, Mieke se réveille toutes les deux heures. «Je suis affolée dans mon lit, je me dis “oh putain, ils sont encore là”. Je regarde l’heure, je me rassure et j’essaie de me rendormir. Je suis traumatisée à vie.»

En 2017, une balle perdue a traversé le bureau de Mieke Kaak. ©Armelle Camelin/Vert

Pour résumer la situation, Albert, le fils de Mieke, raconte ce que lui a dit un jour un agent de l’OFB, spécialiste des milieux aquatiques en visite chez eux. «Le gars nous expliquait que, quand ils construisent un barrage sur une rivière, ils modifient le système, jusqu’à ce que les poissons puissent circuler librement. Mais en fait ici, c’est comme si on avait construit un barrage qui bloque les poissons qui descendent le cours d’eau et qu’on avait dit à tous les pêcheurs du coin de s’y mettre à fond pour réguler la population de poisson ! C’est absurde pour les poissons, alors pourquoi ça ne le serait pas pour les cervidés et les sangliers ?»

«Toutes ces horreurs, ça n’a pas réussi à nous dégoûter»

La dernière battue a eu lieu en décembre 2023. Ce jeudi 12 décembre Maître Rigal-Casta conteste leur efficacité au tribunal administratif d’Orléans. «Les données scientifiques et les circulaires sur lesquelles nous nous appuyons indiquent que, lorsque des battues récurrentes sont inefficaces pour réguler une population, il est important de les stopper pour réfléchir et prendre une décision efficace», précise l’avocat, confiant quant à la décision du tribunal administratif qui devrait être rendue en janvier.

Sur l’exploitation de la famille Kaak, juments à la retraite, rongeurs, chats et moutons, au calme entre deux battues. ©Armelle Camelin/Vert

Pour lui comme pour la famille Kaak et Michel Lesage, qui chasse chez eux, le passage à faune reste la solution à privilégier. «Mais pas un petit pont à la con ou un tunnel, martèle Michel Lesage. Un vrai grand pont comme on voit parfois au-dessus des routes.» 35 ans que Mieke en rêve. Albert, qui reprend progressivement l’exploitation, voudrait que la situation se tranquillise. «Ce qui est dingue, conclut-il, c’est que malgré toutes ces histoires, toutes ces horreurs, ça n’a pas réussi à nous dégoûter. C’est chez nous ici, on est bien. N’en déplaise à nos voisins, on n’a pas envie de bouger.»

Contactés par Vert, la fédération des chasseurs du Cher, la préfecture de police et la Direction départementale des territoires n’ont pas souhaité s’exprimer sur l’affaire.


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