Sous le ciel menaçant de cette fin d’après-midi d’hiver, un pick-up blanc qui transporte deux tonneaux recouverts de cellophane noir entre sur un parking de Lauzerte, dans le Tarn-et-Garonne. «C’est lui, c’est Tony», signale Stéphane Busin, paysan bio dans une commune voisine. Cet adepte de la distillation est venu retrouver son ami au pied de la cité perchée, qui compte un peu moins de 1 500 habitant·es, pour transformer des prunes en alcool sur un site dédié.
Ici, sur l’une des places du village, l’ensemble du matériel a été installé par Véronique Laniès et son père Jacques, deux bouilleurs ambulants : des professionnels de la distillation équipés d’un alambic mobile. Un créneau a été réservé à partir de 16 heures pour les reines-claudes de Tony Dubois, l’ami de Stéphane Busin. «Pardon, j’avais oublié le bois pour chauffer la cuve», lance-t-il, la vitre baissée, tout en essayant de manœuvrer pour installer l’arrière de son engin au plus près du grand récipient qui doit recevoir les prunes.
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Tony et Stéphane font partie d’une petite communauté de personnes qui consomment de l’alcool issu de leur production personnelle et familiale. Une fois dans l’année, ils se rendent à Lauzerte, le village des environs où s’arrêtent les deux bouilleurs ambulants. Ces derniers restent en général une dizaine de jours et parfois plus, en fonction de la demande.
«Gâcher des terres»
Ce n’est que la deuxième distillation de Tony : «Mes parents le faisaient, mais c’est quelque chose qui s’est perdu. Nous avons pris l’habitude d’acheter l’alcool en magasin, sous prétexte que nous ne voulions plus nous embêter, explique-t-il, sur un ton enjoué qui ne le quitte pas. Ce n’est pas compliqué, il faut juste ramasser les fruits l’été. Ensuite, je les mets dans un bidon alimentaire. Et après, j’attends.»
Le quinquagénaire verse ses prunes dans une grande cuve en cuivre. Elles sont à l’état liquide, sous l’effet de la fermentation. Ensuite, le récipient est chauffé pour produire de l’alcool : il ressort de l’autre côté, au bout d’un serpentin, lui-même caché sous une autre cuve très imposante. L’opération dure plusieurs heures.
Stéphane Busin, quant à lui, se rend chez la bouilleuse ou le bouilleur ambulant depuis un peu plus de dix ans. «Souvent, à la coopérative, les dernières prunes sont trop mûres et ne peuvent être vendues. Plutôt que de les jeter, je les récupère pour les distiller», explique-t-il.
La distillation produit de l’eau-de-vie à partir de ce qui est déjà là : «Nous ne sommes pas obligés de gâcher des terres pour produire de l’alcool», renchérit Tony. Grâce à cette méthode, les deux amis fabriquent leurs apéritifs. «Je fais du ratafia, du pineau et de la trouspinette, poursuit-il. J’utilise aussi l’alcool pour la conservation des confitures. Et comme je fais aussi mes charcuteries, quand on tue le cochon, j’emploie l’eau-de-vie pour nettoyer les saucissons.»
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Tony a été converti par Stéphane : «J’encourage un maximum de personnes à aller vers l’autoproduction, car j’ai vu que certains amis galèrent financièrement.»
20 litres d’alcool à 50 degrés
Dans le Lot, le litre d’eau-de-vie est à 3,70 euros chez le bouilleur ambulant. À ce tarif, les client·es doivent amener le bois et un panier repas pour le professionnel de la distillation. Et, avec 300 kilogrammes de fruits, il est possible d’espérer 20 litres d’alcool à 50 degrés. «Depuis que je m’y suis mis, je n’achète quasiment plus d’alcool. C’est moins cher, mais c’est aussi meilleur. On arrête de consommer de l’industriel», confie Tony.
Transformer les fruits en alcool, pour Stéphane, «c’est du savoir, et le savoir, c’est une arme.» Grâce à la distillation, ce dernier se passe en partie des services de la grande distribution. Il adopte un mode de vie à l’image de l’économie de subsistance, un système dans lequel les ménages produisent en premier lieu pour leur consommation personnelle.
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À quelques kilomètres de là, dans une maison de Saint-Paul-Flaugnac (Lot), la distillation est une affaire de transmission. Il y a presque dix ans, Camille Armand, 38 ans, se souvient avoir «passé un cap» : fabriquer à son tour ses propres apéritifs, comme l’a toujours fait sa mère, Régine Armand. «Quand j’ai commencé, j’habitais en colocation. Et autour de nous, il y avait plein de prunes à cochon. Je n’en avais jamais vu autant. On s’est dit qu’on pouvait en faire quelque chose», raconte Camille, coordinatrice et animatrice socio-culturelle pour un tiers-lieu.
Ces prunes sont aussi appelées prunes de Saint-Antonin. Elles sont très acides, mais une fois transformées en eau-de-vie, «c’est très bon», assure la trentenaire. En dehors du vin et de la bière, Camille n’achète pas d’alcool : «Pour les gâteaux, je ne mets pas de rhum, mais de l’eau-de-vie». Quant à l’apéritif, chez les Armand, il rime le plus souvent avec ratafia et guignolet, des boissons locales. Sur chaque bouteille, une étiquette indique le type d’alcool, l’année de production et le nom du lieu-dit de la maison familiale, comme un vigneron signalerait le terroir de sa cuvée.
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Ici, l’autoproduction, pour la mère comme pour la fille, est synonyme de produits d’une grande qualité. «Les apéritifs sont faits à partir de fruits cueillis à la main, bio, distillés à côté. Si cela existe dans le commerce, c’est hors de prix. Et en plus, cela doit se trouver dans des magasins où je ne mets jamais les pieds», imagine Camille, qui précise que ses revenus dépassent tout juste 1 100 euros par mois.
Régine, qui s’investit localement pour transmettre d’autres savoir-faire paysans, considère que cette culture devrait être davantage partagée. Perpétuer des pratiques telles que la distillation, permet d’éviter de devenir une «personne à autonomie réduite, espère Camille. C’est-à-dire, une personne qui ne peut plus rien faire sans passer par la société consumériste». Grâce à la distillation, l’apéro est ainsi garanti 100% anti-capitaliste. Mais toujours avec modération !
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