Reportage

Dans le Lot, des habitants vent debout contre le projet d’œno-golf et de rampe de ski nautique du millionnaire Edouard Carle

Golf de castagne. Pour redynamiser un secteur viticole lotois affaibli par les dérèglements climatiques, le multimillionnaire et fondateur des crèches privées Babilou propose de construire un oeno-golf et une rampe de ski nautique dans la Vallée du Lot. Des initiatives «bien trop gourmandes en eau», s’inquiètent plusieurs collectifs opposés à ces projets. Reportage.
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Le pas est lent sous les 34 degrés de cet après-midi de juil­let. Après avoir siroté bières et grenadines à la guinguette du vil­lage d’Albas, le petit groupe de qua­tre per­son­nes grimpe tout en haut de cette bour­gade qui sur­plombe la val­lée du Lot.

Denis et Emmanuel, mem­bres du col­lec­tif L’appel de la forêt, à Albas, un vil­lage qui domine la val­lée du Lot. © Emma Conquet/Vert

Tee-shirt bor­deaux et crâne rasé, Denis, un arti­san, pointe son doigt vers les berges de la riv­ière, en direc­tion des célèbres vignes de l’AOP Cahors. «C’est là qu’il compte implanter son golf», indique ce représen­tant du col­lec­tif l’Appel de la forêt, créé au print­emps 2023. À ses côtés, Emmanuel, enseignant et égale­ment mem­bre du col­lec­tif, Vio­laine et Elsa [les prénoms ont été mod­i­fiés, NDLR], du groupe citoyen Albas sans golf, fondé l’an dernier.

Depuis près d’un an, ces Albassien·nes lut­tent pour préserv­er la riv­ière, men­acée par l’implantation d’un pro­jet de golf dans leur vil­lage et d’une rampe de ski nau­tique dans le vil­lage voisin de Luzech, qu’ils et elles jugent «anti-écologiques».

50 hectares artificialisés

Dans ce ter­ri­toire réputé pour sa pro­duc­tion de vin rouge, la viti­cul­ture con­naît ces dernières années un ralen­tisse­ment lié à de fortes intem­péries, au gel tardif ou encore aux mal­adies. Cette année, plus de 600 hectares de vigne ont dû être arrachés à cause de ces mul­ti­ples impacts du dérè­gle­ment cli­ma­tique.

Face à cette détéri­o­ra­tion, le mul­ti­mil­lion­naire Edouard Car­le – le fon­da­teur des crèch­es privées Babilou classé par­mi les 300 plus grandes for­tunes de France et dont le grand-père vivait dans le Lot – pro­jette de faire «pouss­er» deux com­plex­es sportifs.

Un golf de 18 trous d’abord, situé au milieu des vignes, avec com­plexe hôte­lier et restau­rant sur 50 hectares d’un vig­no­ble dont l’exploitant part à la retraite. Ensuite, la créa­tion d’une rampe de ski nau­tique dans le vil­lage de Luzech, com­prenant la pri­vati­sa­tion de deux hectares et d’un kilo­mètre de berges, la con­struc­tion de pylônes en béton de douze mètres de haut pour tracter les skieurs et d’un bâti­ment de 120 mètres car­rés.

Les travaux de ces deux pro­jets, présen­tés au pub­lic en 2023, ne débuteront qu’après obten­tion de toutes les autori­sa­tions admin­is­tra­tives.

«Je le fais pour les Lotois. Je suis pressé qu’ils voient l’intérêt de ce pro­jet struc­turant pour la val­lée. […] Si on laisse mourir cette val­lée, il y aura des frich­es et des pan­neaux solaires», avait déclaré Edouard Car­le dans la presse locale en octo­bre dernier au sujet de son pro­jet de golf. De la «pseu­do-phil­an­thropie», selon les opposants : «Il y a déjà du sur­tourisme ici… et c’est dif­fi­cile de trou­ver un loge­ment qui ne soit pas réservé à la loca­tion saison­nière ou aux rési­dents sec­ondaires», souligne Emmanuel, marinière et lunettes de soleil, assis sur un mur en pier­res. «Ça ne va rien apporter aux locaux et ça risque de créer un vase clos entre rich­es», abonde son ami Denis.

La bour­gade d’Albas compte un peu plus de 500 habi­tants. © Emma Conquet/Vert

Quelques min­utes plus tard, pour pren­dre la mesure du futur golf, Vio­laine embar­que toute la bande à bord de son Kan­goo. «Des arbres ont déjà été coupés… On se demande où sera implan­té l’hô­tel de luxe», explique la con­duc­trice en pas­sant devant le chai et les ter­res viti­coles dont une par­tie sera béton­isée pour y implanter des bâti­ments hôte­liers. «On n’a que très peu d’informations, c’est très opaque», ajoute Elsa.

Peu d’information sur la future gestion de l’eau

Pour obtenir l’adhésion de la pop­u­la­tion, Edouard Car­le a plus d’un tour dans son sac de golf, sport qu’il dit pra­ti­quer. Sur le site web dédié au pro­jet, presque tout le champ lex­i­cal de l’écologie est déployé : «réserve de bio­di­ver­sité», «poumon vert», «éco-conçu», «éco-tourisme», etc. Sur la ques­tion sen­si­ble de la ges­tion de l’eau, le golf vis­erait «l’autosuffisance», grâce aux eaux plu­viales et aux eaux usées de l’hô­tel. Mais aucune pré­ci­sion sur le mode de stock­age ou sur l’ex­ploita­tion des eaux flu­viales n’est ren­seigné.

Con­tac­té par Vert, l’homme d’af­faires parisien n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions et délégué cette tâche au cab­i­net de con­seil en com­mu­ni­ca­tion stratégique Alva, qui botte égale­ment en touche : «À date, nous n’avons pas plus d’informations à partager sur le sujet spé­ci­fique de l’eau, pré­cise une com­mu­ni­cante par mes­sage, des études sont en cours, mais évidem­ment, ce sera un pro­jet très respectueux de l’environnement.»

Pas de quoi ras­sur­er les habi­tants d’Albas : «Du green­wash­ing !, tem­pête Denis, l’eau est tou­jours prise quelque part, ou empêchée d’aller quelque part. Il n’y a rien d’écologique dans un golf, très gour­mand en eau». Con­crète­ment, pour que le green garde sa couleur chloro­phylle, il faut l’arroser régulière­ment, avec en moyenne 50 000 m³ d’eau par an pour un 18 trous, selon la Fédéra­tion française de golf. Soit l’équivalent de vingt piscines olympiques.

Dans cette par­tie du départe­ment, l’agriculture est exclu­sive­ment viti­cole. © Emma Conquet/Vert

Le départe­ment n’est pour­tant pas épargné par les canicules. Face à la sécher­esse qui frappe le ter­ri­toire, la pré­fec­ture du Lot a pris des mesures de restric­tion d’usage de l’eau le 20 juil­let dernier. Le site VigiEau indique notam­ment une «alerte ren­for­cée» dans la val­lée du Lot avec «restric­tions ren­for­cées d’arrosage et d’irrigation de cul­tures».

Vendanger au milieu des touristes

Les ser­vices pré­fec­toraux inter­dis­ent égale­ment «les activ­ités impac­tant les milieux aqua­tiques». Une mesure qui ne va pas dans le sens du sec­ond pro­jet d’Edouard Car­le.

À sept kilo­mètres d’Albas, la future exten­sion de base nau­tique de Caïx, du nom d’un hameau de Luzech, représen­terait égale­ment une men­ace pour les écosys­tèmes lotois. «Les berges con­stituent des zones humides puisque en con­tact immé­di­at avec la riv­ière et sont des réser­voirs de bio­di­ver­sité indis­pens­ables pour la préser­va­tion de notre ter­ri­toire et de la planète», avance l’association des Amis de Caïx, dans une tri­bune pub­liée au mois d’octobre, con­tre le pro­jet. Dans un rap­port pub­lié en avril dernier, le Syn­di­cat mixte du bassin du Lot indi­quait de son côté une baisse annuelle des débits entre 20% et 40% pour les prin­ci­paux cours d’eau du départe­ment à l’horizon 2050.

Vigneron dans le vil­lage où cette base nau­tique devrait voir le jour, Frédéric Lafon dénonce une absence de con­cer­ta­tion et un détourne­ment des par­celles agri­coles au prof­it d’un park­ing : «Edouard Car­le nous empêche de faire notre méti­er, mais com­ment voulez-vous qu’on se défende face à des pro­jets pour lesquels on n’a aucune info et con­tre quelqu’un qui n’a pas des bras, mais des ten­tac­ules ?, s’in­ter­roge celui qui a refusé de ven­dre ses ter­res au pro­mo­teur et risque bien­tôt de ven­dan­ger au milieu des touristes. On ne dynamise pas la viti­cul­ture en arti­fi­cial­isant les ter­res !».

1600 signatures recueillies

En octo­bre 2023, dans les colonnes de la presse locale, Edouard Car­le affichait son opti­misme : «L’écotourisme per­me­t­tra de refaire naître la vraie richesse de notre ter­ri­toire, l’agriculture. Il n’y a pas beau­coup d’autres solu­tions de toute façon». Une vision que ne parta­gent pas les mem­bres de l’Appel de la forêt, qui avan­cent d’autres pistes : «On pour­rait prof­iter de la sit­u­a­tion cli­ma­tique actuelle pour met­tre fin à la mono­cul­ture, en instal­lant de jeunes agricul­teurs, en diver­si­fi­ant les plan­ta­tions et en optant pour du maraîchage par exem­ple», sug­gère Denis.

À ce jour, les péti­tions con­tre le golf et la rampe de ski nau­tique – ini­tiées par les trois col­lec­tifs lotois (Appel de la forêt, Albas sans golf et les Amis de Caix) qui lut­tent désor­mais ensem­ble – ont déjà recueil­li 1600 sig­na­tures. Aucun per­mis de con­stru­ire n’a encore été signé pour le golf d’Albas. Selon le cab­i­net Alva, des «études sont encore en cours».

Aucun cal­en­dri­er n’est non plus avancé pour l’extension de la base nau­tique de Caïx. Mais en juin 2023, la mairie de Luzech a signé une con­ven­tion d’occupation du domaine pub­lic avec la société Ecolot, por­teuse du pro­jet.

Cet arti­cle est issu d’«Eau sec­ours» : notre série d’en­quêtes sur l’eau pour faire émerg­er les vraies bonnes solu­tions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, tech­noso­lu­tion­nisme… Pen­dant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus pré­cieux. Cette série est financée en grande par­tie par les lec­tri­ces et lecteurs de Vert. Pour nous aider à pro­duire du con­tenu tou­jours meilleur, soutenez Vert.