Le pas est lent sous les 34 degrés de cet après-midi de juillet. Après avoir siroté bières et grenadines à la guinguette du village d’Albas, le petit groupe de quatre personnes grimpe tout en haut de cette bourgade qui surplombe la vallée du Lot.
Tee-shirt bordeaux et crâne rasé, Denis, un artisan, pointe son doigt vers les berges de la rivière, en direction des célèbres vignes de l’AOP Cahors. «C’est là qu’il compte implanter son golf», indique ce représentant du collectif l’Appel de la forêt, créé au printemps 2023. À ses côtés, Emmanuel, enseignant et également membre du collectif, Violaine et Elsa [les prénoms ont été modifiés, NDLR], du groupe citoyen Albas sans golf, fondé l’an dernier.
Depuis près d’un an, ces Albassien·nes luttent pour préserver la rivière, menacée par l’implantation d’un projet de golf dans leur village et d’une rampe de ski nautique dans le village voisin de Luzech, qu’ils et elles jugent «anti-écologiques».
50 hectares artificialisés
Dans ce territoire réputé pour sa production de vin rouge, la viticulture connaît ces dernières années un ralentissement lié à de fortes intempéries, au gel tardif ou encore aux maladies. Cette année, plus de 600 hectares de vigne ont dû être arrachés à cause de ces multiples impacts du dérèglement climatique.
Face à cette détérioration, le multimillionnaire Edouard Carle – le fondateur des crèches privées Babilou classé parmi les 300 plus grandes fortunes de France et dont le grand-père vivait dans le Lot – projette de faire «pousser» deux complexes sportifs.
Un golf de 18 trous d’abord, situé au milieu des vignes, avec complexe hôtelier et restaurant sur 50 hectares d’un vignoble dont l’exploitant part à la retraite. Ensuite, la création d’une rampe de ski nautique dans le village de Luzech, comprenant la privatisation de deux hectares et d’un kilomètre de berges, la construction de pylônes en béton de douze mètres de haut pour tracter les skieurs et d’un bâtiment de 120 mètres carrés.
Les travaux de ces deux projets, présentés au public en 2023, ne débuteront qu’après obtention de toutes les autorisations administratives.
«Je le fais pour les Lotois. Je suis pressé qu’ils voient l’intérêt de ce projet structurant pour la vallée. […] Si on laisse mourir cette vallée, il y aura des friches et des panneaux solaires», avait déclaré Edouard Carle dans la presse locale en octobre dernier au sujet de son projet de golf. De la «pseudo-philanthropie», selon les opposants : «Il y a déjà du surtourisme ici… et c’est difficile de trouver un logement qui ne soit pas réservé à la location saisonnière ou aux résidents secondaires», souligne Emmanuel, marinière et lunettes de soleil, assis sur un mur en pierres. «Ça ne va rien apporter aux locaux et ça risque de créer un vase clos entre riches», abonde son ami Denis.
Quelques minutes plus tard, pour prendre la mesure du futur golf, Violaine embarque toute la bande à bord de son Kangoo. «Des arbres ont déjà été coupés… On se demande où sera implanté l’hôtel de luxe», explique la conductrice en passant devant le chai et les terres viticoles dont une partie sera bétonisée pour y implanter des bâtiments hôteliers. «On n’a que très peu d’informations, c’est très opaque», ajoute Elsa.
Peu d’information sur la future gestion de l’eau
Pour obtenir l’adhésion de la population, Edouard Carle a plus d’un tour dans son sac de golf, sport qu’il dit pratiquer. Sur le site web dédié au projet, presque tout le champ lexical de l’écologie est déployé : «réserve de biodiversité», «poumon vert», «éco-conçu», «éco-tourisme», etc. Sur la question sensible de la gestion de l’eau, le golf viserait «l’autosuffisance», grâce aux eaux pluviales et aux eaux usées de l’hôtel. Mais aucune précision sur le mode de stockage ou sur l’exploitation des eaux fluviales n’est renseigné.
Contacté par Vert, l’homme d’affaires parisien n’a pas donné suite à nos sollicitations et délégué cette tâche au cabinet de conseil en communication stratégique Alva, qui botte également en touche : «À date, nous n’avons pas plus d’informations à partager sur le sujet spécifique de l’eau, précise une communicante par message, des études sont en cours, mais évidemment, ce sera un projet très respectueux de l’environnement.»
Pas de quoi rassurer les habitants d’Albas : «Du greenwashing !, tempête Denis, l’eau est toujours prise quelque part, ou empêchée d’aller quelque part. Il n’y a rien d’écologique dans un golf, très gourmand en eau». Concrètement, pour que le green garde sa couleur chlorophylle, il faut l’arroser régulièrement, avec en moyenne 50 000 m³ d’eau par an pour un 18 trous, selon la Fédération française de golf. Soit l’équivalent de vingt piscines olympiques.
Le département n’est pourtant pas épargné par les canicules. Face à la sécheresse qui frappe le territoire, la préfecture du Lot a pris des mesures de restriction d’usage de l’eau le 20 juillet dernier. Le site VigiEau indique notamment une «alerte renforcée» dans la vallée du Lot avec «restrictions renforcées d’arrosage et d’irrigation de cultures».
Vendanger au milieu des touristes
Les services préfectoraux interdisent également «les activités impactant les milieux aquatiques». Une mesure qui ne va pas dans le sens du second projet d’Edouard Carle.
À sept kilomètres d’Albas, la future extension de base nautique de Caïx, du nom d’un hameau de Luzech, représenterait également une menace pour les écosystèmes lotois. «Les berges constituent des zones humides puisque en contact immédiat avec la rivière et sont des réservoirs de biodiversité indispensables pour la préservation de notre territoire et de la planète», avance l’association des Amis de Caïx, dans une tribune publiée au mois d’octobre, contre le projet. Dans un rapport publié en avril dernier, le Syndicat mixte du bassin du Lot indiquait de son côté une baisse annuelle des débits entre 20% et 40% pour les principaux cours d’eau du département à l’horizon 2050.
Vigneron dans le village où cette base nautique devrait voir le jour, Frédéric Lafon dénonce une absence de concertation et un détournement des parcelles agricoles au profit d’un parking : «Edouard Carle nous empêche de faire notre métier, mais comment voulez-vous qu’on se défende face à des projets pour lesquels on n’a aucune info et contre quelqu’un qui n’a pas des bras, mais des tentacules ?, s’interroge celui qui a refusé de vendre ses terres au promoteur et risque bientôt de vendanger au milieu des touristes. On ne dynamise pas la viticulture en artificialisant les terres !».
1600 signatures recueillies
En octobre 2023, dans les colonnes de la presse locale, Edouard Carle affichait son optimisme : «L’écotourisme permettra de refaire naître la vraie richesse de notre territoire, l’agriculture. Il n’y a pas beaucoup d’autres solutions de toute façon». Une vision que ne partagent pas les membres de l’Appel de la forêt, qui avancent d’autres pistes : «On pourrait profiter de la situation climatique actuelle pour mettre fin à la monoculture, en installant de jeunes agriculteurs, en diversifiant les plantations et en optant pour du maraîchage par exemple», suggère Denis.
À ce jour, les pétitions contre le golf et la rampe de ski nautique – initiées par les trois collectifs lotois (Appel de la forêt, Albas sans golf et les Amis de Caix) qui luttent désormais ensemble – ont déjà recueilli 1600 signatures. Aucun permis de construire n’a encore été signé pour le golf d’Albas. Selon le cabinet Alva, des «études sont encore en cours».
Aucun calendrier n’est non plus avancé pour l’extension de la base nautique de Caïx. Mais en juin 2023, la mairie de Luzech a signé une convention d’occupation du domaine public avec la société Ecolot, porteuse du projet.
Cet article est issu d’«Eau secours» : notre série d’enquêtes sur l’eau pour faire émerger les vraies bonnes solutions dans un monde qui s’assèche. Mégabassines, régies de l’eau, technosolutionnisme… Pendant tout l’été 2024, nous explorons les sujets les plus brûlants liés à notre bien le plus précieux. Cette série est financée en grande partie par les lectrices et lecteurs de Vert. Pour nous aider à produire du contenu toujours meilleur, soutenez Vert.
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