«Quand on a annoncé à nos amis qu’on déménageait en Normandie, on nous a pris pour des fous.» Assis devant une tasse de café fumante, Alain Gallicée regarde son petit-fils jouer dans sa maison, sans regret. Cela fait dix ans qu’il rêvait de ce logement mitoyen, en lisière d’un chemin, à quelques centaines de mètres du centre-ville de Valognes (Manche).
Il y a quelques mois, ce retraité de 64 ans a quitté Marseille (Bouches-du-Rhône) et une situation confortable, en compagnie de sa femme, ses filles, ses gendres et ses petits-enfants, pour la Normandie. En cause : le changement climatique, qui a transformé la cité phocéenne en une véritable «cocotte-minute».
Vagues de chaleur, événements climatiques extrêmes… «Les années passant, les étés sont devenus impossibles à vivre dans le sud», reconnaît-il, se remémorant les nuits sans sommeil, où la température ne «descendait pas en dessous de 34 degrés».
«Il n’y a pas d’avenir pour nos enfants dans une ville bouillonnante», estime-t-il, alors que les Bouches-du-Rhône, à l’instar d’autres départements du sud, devraient connaître une augmentation «significative des températures et des nuits chaudes» d’ici à 2050, d’après un récent rapport de Météo-France.
Leur cas n’est pas isolé. S’ils restent peu visibles pour l’instant, ces départs climatiques du sud de la France vers des zones plus tempérées, comme la Normandie ou la Bretagne, sont les premiers signes d’un exode plus vaste.
«Un sujet sensible»
Bien que difficilement chiffrable, ce mouvement de population devrait devenir conséquent sous les effets du changement climatique. D’ici à 2050, 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées à cause des catastrophes environnementales dans le monde, selon l’association Oxfam France, qui lutte contre la pauvreté et les inégalités.
La France ne sera pas épargnée. Montée des eaux, feux de forêt, vagues de chaleur, inondations, sécheresses… Selon une récente enquête de l’institut Odoxa pour Ici, trois Français·es sur dix pensent qu’elles et ils pourraient déménager à cause du changement climatique.
Loin d’être uniquement préventif, cet exode climatique naissant s’additionne à une migration climatique contrainte déjà présente en France. En 2022, 45 000 personnes ont été déplacées dans le pays, temporairement ou définitivement, à cause des catastrophes climatiques (notamment les feux de forêt en Gironde), selon l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC). Un chiffre qui fait de la France le troisième pays de la zone Europe-Asie centrale avec le plus de déplacés climatiques internes.
«On parle toujours de migrations entre pays peu développés. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des migrations se font à l’intérieur des pays, y compris riches, rappelle Stéphane La Branche, sociologue du climat et coordinateur scientifique du Gieco (Groupe international d’experts sur les changements de comportements). Il y a plusieurs types de migrations : les migrations saisonnières, liées au tourisme, et celles émergentes, avec l’installation dans les campagnes de néoruraux qui quittent les grandes villes, en partie à cause du climat.»
Ces déplacements relèvent parfois d’un drame humain, «cela peut être une fuite, pas forcément une adaptation au changement climatique». La géographe Magali Reghezza-Zitt le confirme : «On imagine souvent que déplacer des gens peut faire partie des solutions après une catastrophe. Or, c’est un nouveau traumatisme pour les individus victimes. C’est un sujet sensible, on touche à l’intime.»
Autre risque, créer des conflits sociaux. «On l’a vu après Xynthia [tempête qui a frappé l’ouest de l’Europe, notamment la Charente-Maritime, en 2010, NDLR], il y a eu d’importantes tensions et des résistances fortes dans certaines communes», poursuit la géographe. La Faute-sur-Mer (Vendée) et Aytré (Charente-Maritime) avaient été le théâtre de vives contestations locales, après la destruction de certaines habitations et la mise en place de «zones noires», classées comme inconstructibles par l’État car trop exposées durant Xynthia.
Des enjeux socio-économiques colossaux
D’autant que les enjeux politiques, économiques et sociaux sont colossaux, surtout dans les régions du sud de la France. «Il faut se poser la question de qui peut habiter où, et quand. Les nourrissons, les personnes âgées, les malades qui sont plus vulnérables face aux vagues de chaleur ne pourront pas habiter sans précautions supplémentaires dans certains territoires», développe Magali Reghezza-Zitt.
Malgré cela, les constructions de logements vont bon train, notamment dans les métropoles. «Continuer à construire de grands projets immobiliers dans des zones fortement concernées par le changement climatique, est-ce vraiment une bonne idée ?», s’interroge le sociologue Stéphane La Branche. Il rappelle également les «conséquences touristiques» du changement climatique, avec un risque de nuitées en baisse dans le sud de la France.
A contrario, un vrai risque de surtourisme existe dans les potentielles régions d’accueil comme la Normandie et la Bretagne. Celles-ci seraient les plus plébiscitées par les Français·es en cas de déménagement pour des raisons climatiques, selon l’étude de l’institut Odoxa. «Il n’y aura plus les mêmes activités économiques au même endroit, ce qui va accentuer cet exode de la population, avec un fort impact sur la tension locative, les besoins en santé et en services publics», prévoit le sociologue. D’autant plus dans des territoires concernés par la désertification médicale.
Les risques d’inégalités sociales et territoriales sont nombreuses, même si «l’impact sur les gens sera différent selon qu’ils sont riches ou pauvres», reconnaît-il.
«Une zone d’ombre de l’adaptation au changement climatique»
Pourtant, l’État comme les régions n’y sont presque pas préparés. De planification en planification, tant au niveau local, régional que national, la question de l’exode climatique interne est absente des débats. «Au niveau de l’État, il n’y a pas grand-chose de concret», confirme Stéphane La Branche.
Contactées, les régions Normandie, Provence-Alpes-Côtes d’Azur, la préfecture de Normandie et le département de la Manche n’ont pas été en mesure de confirmer la prise en compte actuelle ou future de ces exilé·es climatiques.
La région Normandie indique que «cette question n’est pas de son ressort». Pourtant, la collectivité s’est dotée d’une «feuille de route écologique» qui évoque la santé, le logement et les déplacements – des domaines liés à la question de l’exode climatique. «C’est un sujet nouveau, très important, mais qui n’est pas du tout abordé au conseil régional», confirme Laurent Beauvais, ancien président de la région Basse-Normandie et chef de file de l’opposition socialiste.
«Aujourd’hui, c’est très compliqué en matière d’aménagement du territoire d’aborder ces questions, reconnaît la géographe Magali Reghezza-Zitt. On ne peut pas regarder le coût et le bénéfice des relocalisations sans se rendre compte qu’il y a un ensemble de coûts sociaux et économiques qui ne sont pas visibles.»
Toutefois, le Plan national d’adaptation au changement climatique permet aux régions de «disposer d’indicateurs fins sur leur futur climatique», et donc de s’y préparer.
Or, selon nos informations, seule la mairie de Paris a commandé une étude sur le risque potentiel de départ des Parisien·nes à cause du changement climatique. Le sociologue Stéphane La Branche précise que des réflexions commencent à «être menées au niveau européen» et au sein «de grands groupes comme la SNCF et EDF».
Une inadaptation «frappante» dans les pays industrialisés
Insuffisant, d’autant que l’inadaptation à l’exode climatique n’est pas propre à la France, mais bien une problématique globale. Alors, que faire ? Anticiper, en prenant en compte l’exode climatique dans les politiques d’aménagement des territoires. «On en est qu’au début et cela va s’intensifier partout», rappelle Stéphane La Branche.
S’inspirer, aussi, de pays davantage concernés par les déplacements climatiques, à l’instar de l’Inde ou du Bangladesh, qui ont notamment mis en place des politiques sur les logements. En 2024, le gouvernement de l’Odisha (un État de l’est de l’Inde) avait par exemple doté les familles de Satabhaya, un village victime de la montée des eaux, d’un terrain et d’une somme d’argent pour construire de nouvelles maisons à 12 kilomètres de là, rapporte La Croix.
Enfin, ne pas omettre les problématiques des territoires ultramarins, rappelle Magali Reghezza-Zitt. «Si certains d’entre eux devenaient un jour inhabitables, où se ferait la relocalisation et à quel prix pour les personnes», s’interroge-t-elle. Loin d’être un mythe, ce phénomène de société est déjà une réalité.
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