Jean-Daniel est de ceux qui racontent leurs problèmes de santé comme ils énumèrent leur liste de courses. Sans y accorder d’importance. Un emphysème, un pneumothorax, qu’est-ce que c’est ? «Bon c’est très très chiant.» Le retraité marseillais hausse les épaules sans avoir l’air d’y toucher : «Ça veut dire que les alvéoles de mes poumons ne se ferment pas et que j’ai une respiration à 50%. Un classique du fumeur.»
L’été dernier, alors qu’il ouvre les fenêtres à cause de la chaleur, il constate une dégradation soudaine de ses fonctions respiratoires. Ses enfants qui le voient «tousser comme un malade» l’imaginent déjà «crever». Mais à peine parti quelques jours en vacances, ses spasmes prennent aussi congé. Leur origine, il n’en fait pas un mystère, il pointe goguenard le bas de sa rue : «Regardez les brochettes comme ça, c’est délicieux, je m’en ferais bien une.» La cheminée du restaurant crache toute la journée une épaisse fumée noire, qui retombe en taches de graisse sur la toiture.

Dans les quartiers populaires de Noailles et de Belsunce à Marseille (Bouches-du-Rhône), les restaurants qui tournent au charbon de bois sont légion. Et pas sans risques. Une étude scientifique menée par l’observatoire régional de l’air en PACA, Atmosud, alerte sur le risque environnemental et sanitaire qu’ils constituent. Les habitant·es sont exposé·es à des taux records de particules fines, nocives pour la santé. Un cas de figure qui laisse la municipalité marseillaise indécise quant au plan d’action à déclencher.
Des taux de concentration en particules fines qui dépassent les seuils fixés par l’Union européenne
À l’origine de ces résultats, un projet mené par Air citoyen, un collectif qui ambitionne de «redonner aux citoyens le rôle d’acteurs face aux risques de pollution de l’air», d’après sa fondatrice Magali Guyon. Pendant deux mois et demi à l’été 2023 et deux mois et demi à l’hiver 2023, des capteurs de mesure de la qualité de l’air ont été mis à disposition des habitant·es. Jean-Daniel montre les crochets où étaient fixés les siens. Un à sa fenêtre. Deux autres à l’intérieur.
Le dispositif émane de la société civile mais n’en n’est pas moins rigoureux. En partenariat avec l’ONG France nature environnement et financé par la région Provence-Alpes-Côtes d’Azur, il a été accompagné du début à la fin par l’observatoire local Atmosud, agréé par le ministère de la transition écologique. «Afin d’obtenir des résultats fiables, les capteurs ont été éprouvés sur des stations de référence, détaille Mathieu Izard, ingénieur spécialisé en air intérieur et en microcapteur chez Atmosud. Cela nous a permis d’écarter ceux qui étaient défaillants et de corriger la donnée de mesure.»
Et les résultats obtenus sont plus que préoccupants. Dans son appartement, Jean-Daniel est exposé à des taux de concentration en particules fines qui dépassent la valeur limite européenne journalière. Alors que la concentration moyenne quotidienne en PM10 (des particules dont le diamètre est inférieur à 10 micromètres) ne devrait pas dépasser 50 microgrammes par mètre cube d’air plus de 35 jours par an, il a observé des dépassements de ce seuil durant 115 jours sur une étude qui a duré 153 jours – soit 75% du temps. Avec des pics qui pouvaient atteindre plus de 1 000 microgrammes par mètre cube.

«Autant dire que l’impact est très important localement», décrypte Mathieu Izard, l’ingénieur d’Atmosud. D’après lui, le lien entre les activités des restaurateur·ices et les évolutions de concentration est indéniable. Plusieurs éléments permettent de l’affirmer. D’abord, lorsque les fumées arrivent sur les habitant·es, le capteur s’affole. Ensuite, les phases de fortes émissions de particules s’étalent sur les heures du midi et du soir, lors des services de restauration. Et ce, quelle que soit la période de l’année, les conditions climatiques et météorologiques. Enfin, les données des capteurs en proximité directe avec les restaurants de grillades ont été comparées à d’autres points de mesures dans des rues similaires. Ceux en proximité directe, mais un peu plus éloignés, montrent des valeurs intermédiaires de concentration. Ceux situés dans le même quartier, mais sans influence directe d’un restaurant, révèlent des concentrations moindres.
Une pollution de l’air insuffisamment réglementée
Avec la mise en accessibilité des données en temps réel sur une carte collaborative, le dispositif ouvre la voie à une «surveillance citoyenne ouverte», se réjouit l’ingénieur d’Atmosud, qui vante la découverte de cette pollution au charbon de bois : «Il y a très peu de littérature à ce sujet, seulement quelques travaux à l’échelle internationale.» Une étude publiée dans la revue Environmental Science & Technology a notamment été menée à Londres (Angleterre), reliant les polluants de l’air à l’activité de restaurants. Tandis qu’une autre, à Vancouver (Canada), a tenté de quantifier la contribution des fast-food à l’émission de certaines particules. Mais, sur la cuisson des fours à bois en particulier, la recherche n’est pas prolixe.
Sur le plan politique, peu de municipalités ont pris des mesures pour en réguler l’usage. La ville de Montréal (Canada) a annoncé son intention de réglementer davantage la pratique, voire de l’interdire, en raison des particules fines libérées. À New-York (États-Unis), les autorités avaient annoncé en 2023 que les restaurateurs devraient évaluer leurs systèmes d’échappement pour s’équiper en épurateurs.
En France, une norme prévaut au niveau national, répondant au nom de code NF DTU 24.1. Elle impose notamment une obligation de ramonage deux fois par an des conduits de cheminée et l’installation de leur débouché au moins 40 centimètres au-dessus de toute partie de construction distante de moins de huit mètres.
Or, si la loi est contraignante au niveau national, elle ne paraît pas adaptée aux spécificités sociales, culturelles et urbanistiques de Marseille. «Nous sommes bien à huit mètres de la cheminée d’en face, pointe Jean-Daniel, le problème c’est que nous vivons, de manière globale, dans le quartier, dans un fumoir empoisonné.» Ici, les commerces au feu de bois s’accumulent dans des rues canyons, étroites et hautes.

Et au niveau local, la réglementation s’avère insuffisante. D’après la municipalité, qui s’est exprimée par la voie de son service de presse, le règlement sanitaire départemental (RSD 13) déterminé par l’agence régionale de santé (ARS) agit «sur les nuisances sonores et olfactives, mais pas sur la qualité de l’air, ce qui devrait pourtant constituer une priorité». En l’occurrence, il devrait «intégrer des normes spécifiques sur la filtration et l’extraction des fumées et renforcer les obligations des bailleurs en matière de mise aux normes». Créé par un arrêté préfectoral en 1979, il a été remanié plusieurs fois par décret depuis 1986, assure l’ARS, qui ne précise pas ce qu’il en est des chapitres dédiés à la cuisson au feu de bois. Elle ne répond pas non plus à la question de leur éventuelle modification.
Un modèle pour plein d’autres villes»
«Dans tous les cas, on se rend bien compte que ce sujet doit être pris à bras le corps au plus haut niveau, conclut Magali Guyon du collectif Air citoyen, parce qu’il y a des failles dans d’autres règlements sanitaires départementaux.» En comparant le RSD 13 à celui du département de Paris, on remarque que celui des Bouches-du-Rhône est plus détaillé sur la fréquence de nettoyage des conduits de cheminée et la délivrance d’un certificat de ramonage.
À Marseille, un comité technique est en train d’élaborer une feuille de route. La Ville «envisage plusieurs options». Parmi lesquelles : «La sensibilisation des restaurateurs et bailleurs à l’impact de leurs activités sur leur santé et celle des riverains, un renforcement des contrôles sur le ramonage et l’entretien des installations, l’incitation à la modernisation des équipements, avec des aides financières pour le remplacement des dispositifs les plus polluants, un encadrement de l’ouverture de nouveaux établissements utilisant la cuisson au feu de bois, la possibilité de restreindre l’usage du charbon de bois en faveur d’alternatives moins polluantes et l’élaboration d’une charte d’engagement avec les restaurateurs.» Mais aucun calendrier précis n’est mis sur la table.
Le sujet est sensible, comme l’explique Magali Guyon du collectif Air citoyen : «Quand on vise les petits commerçants, c’est bien plus difficile que lorsqu’il s’agit de cibler les propriétaires de bateaux de croisière.» Au fond, la question posée est celle de l’acceptabilité sociale de la transition écologique pour des commerces qui jouent un rôle économique au sein du tissu local, en recrutant des jeunes et en proposant de la nourriture à bas coût.
Sur ce plan, «Marseille pourrait être un modèle pour plein d’autres villes si elle arrive à faire bouger les choses», veut croire Magali Guyon. Dans le cadre d’un appel à projets de l’Agence de la transition écologique (Ademe) qui finance de la recherche, Air citoyen aimerait pouvoir répliquer l’étude sur une autre ville afin d’avoir une meilleure connaissance du sujet. «Tout de suite, nous aurions un levier bien plus puissant pour faire évoluer la réglementation, se projette Magali Guyon, imaginez si dans les villages les maires étaient sensibles à ça, peut-être qu’on réfléchirait à deux fois à l’emplacement du camion à pizza.»
À lire aussi
-
Invisibles mais très nocives, les particules ultrafines sont enfin sous surveillance
Les niveaux de particules ultrafines sont deux à trois fois plus élevés en zone urbaine qu’en zone rurale, révèle une toute nouvelle étude d'Airparif. Classées par l’Anses depuis 2018 dans la liste des polluants prioritaires, ces poussières ne sont pas encore réglementées. Ce type de suivi est justement réalisé pour mieux en saisir les effets. Décryptage. -
Comment parler d’écologie pour toucher le plus de monde ? Notre guide ultime
Discours toujours. Pour entraîner la bascule écologique de la société, il faudra apprendre à parler de tous ces sujets vitaux sans se friter. Vert vous propose douze astuces, validées par quatre spécialistes du sujet. Voici notre guide ultime.