Décryptage

Faut-il interdire les trottinettes électriques en libre-service, à Paris comme ailleurs ?

Dimanche 2 avril, les Parisien·nes se rendent aux urnes pour décider de l’avenir des trottinettes électriques en libre-service. À l’heure de l’urgence climatique et de l’effondrement de la biodiversité, il s’agit surtout de questionner la pertinence de ces engins dans un contexte où la mobilité urbaine doit être repensée.
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Trot­ti niet ? Cela fait près de qua­tre ans qu’elle est chevauchée à la fois par des hip­sters aux ourlets par­faits et des cadres sup’ aux cra­vates mail­lées. Si la trot­tinette en libre-ser­vice sem­ble s’être fait une place dans le quo­ti­di­en des grandes villes, l’histoire pour­rait bien touch­er à sa fin dans la cap­i­tale. Ce dimanche, les Parisien·nes sont invité·es à répon­dre à la ques­tion «Pour ou con­tre les trot­tinettes en libre-ser­vice ?». Si les opéra­teurs les présen­tent comme une mobil­ité «verte» promise à un avenir décar­boné, la ques­tion ne sem­ble pas être tranchée du côté des poli­tiques. Alors, la e‑trottinette est-elle écologique ?

Micro-mobilité = micro-impacts ?

Désamorçons tout de suite les dis­cours exagérés que l’on peut enten­dre à son sujet. Non, la trot­tinette n’est pas «zéro émis­sion», et nous faisons trop sou­vent l’amalgame entre «élec­trique» et «décar­boné». S’affranchir d’un pot d’échappement n’est pas syn­onyme de pureté envi­ron­nemen­tale. Tout dépend de ce qui se cache der­rière la prise qui nous per­met de recharg­er les bat­ter­ies. De ce point de vue, si la France est plutôt avan­tagée par son parc nucléaire lui offrant un mix élec­trique rel­a­tive­ment bas-car­bone, il n’est pas pour autant gage de pureté. Sans con­sid­ér­er toute la logis­tique de col­lecte et de recharge qui s’articule en couliss­es avec des con­séquences pro­pres.

L’impact de notre trot­tinette ne se lim­ite pas à sa seule phase d’utilisation. Au con­traire, elle génère de mul­ti­ples inci­dences envi­ron­nemen­tales tout au long de son cycle de vie, depuis l’extraction des matières pre­mières qui la com­posent jusqu’à sa mise au rebut. Abor­der le prob­lème avec cette approche sys­témique et mul­ti-étapes est d’autant plus essen­tiel qu’une bonne par­tie des impacts d’une trot­tinette élec­trique se situe en amont de sa mise sur le marché.

Une trot­tinette libre-ser­vice, c’est un moteur, une bat­terie, un écran, des LED, des freins, le tout mon­té sur une plate­forme en alu­mini­um. Tous ces com­posants requièrent un cer­tain nom­bre de matéri­aux qu’il a fal­lu extraire et trans­former, sou­vent dans des pays d’Asie dont l’électricité est sou­vent pro­duite à par­tir d’énergies fos­siles [1], ce qui con­tribuera à émet­tre dans l’atmosphère un cer­tain nom­bre de gaz à effet de serre, en plus de génér­er d’autres pol­lu­tions locales tout aus­si délétères.

Cycle de vie sim­pli­fié d’une trot­tinette libre-ser­vice © Pierre Rou­vière

Autant dire qu’avec un tel pas­sif, pour min­imiser l’empreinte de chaque trot­tinette, la durée de vie est un fac­teur clé. Si les opéra­teurs annon­cent des longévités de 5 à 7 ans, on note sou­vent un décalage entre la théorie et la pra­tique, entre sur­plus de pas­sagers et virées effrénées sur les pavés parisiens, quand elles ne finis­sent pas tout sim­ple­ment leur course garées au fond d’un fleuve. De ce point de vue, force est de con­stater qu’entre bat­ter­ies amovi­bles et col­lecte en vélo-car­go, les opéra­teurs ont mis en place un cer­tain nom­bre de mesures pour amélior­er la durée de vie des appareils et opti­miser la ges­tion des flottes. Ain­si, du point de vue de l’impact sur le change­ment cli­ma­tique, le bilan a été divisé qua­si­ment par deux par rap­port aux pre­miers mod­èles déployés en 2019. Mais est-ce suff­isant ?

En trottinette ou en voiture, Simone ?

Au regard de son cycle de vie et selon les études, une trot­tinette en libre-ser­vice peut émet­tre entre 30 et 160 grammes de CO2 équiv­a­lent (gCO2eq) par kilo­mètre et par per­son­ne trans­portée [2] (en fonc­tion de la durée de vie du véhicule et les moyens logis­tiques mis en œuvre). Cela vous sem­ble énorme et vous com­mencez à vous indign­er de voir ces méchants trot­ti-rid­ers envahir l’espace pub­lic ? Ras­surez-vous, l’invasion reste rel­a­tive­ment min­ime en com­para­i­son de la place faite à l’automobile dans des grandes villes comme Paris. A titre de com­para­i­son, en ten­ant compte tout son cycle de vie, une voiture ther­mique émet en moyenne entre 150 grammes de CO2eq par kilo­mètre pour une mini-cita­dine et plus de 300g pour un SUV.

Ce que représente la super­fi­cie totale des infra­struc­tures dédiées au déplace­ment motorisé à Paris (rues et sta­tion­nement) © Eco­lo mon cul, 14 dilemmes du quo­ti­di­en pour aller au-delà du bull­shit écologique.

Il ne faut pas plus de quelques sec­on­des sur un boule­vard parisien pour réalis­er à quel point l’autosolisme ‑une per­son­ne seule dans sa voiture- est la norme, avec un taux d’occupation des véhicules en France de 1,43 per­son­ne en moyenne. Quitte à avoir une per­son­ne par véhicule, on peut raisonnable­ment penser qu’une trot­tinette avec une durée de vie suff­isante sera plus vertueuse qu’un SUV de deux tonnes aux jantes chromées.

Une trottinette, mais à la place de quoi ?

L’arrivée de nou­veaux modes de trans­port s’accompagne générale­ment d’un change­ment de com­porte­ment de certain·es usager·es qui vont aban­don­ner un mode de trans­port au prof­it de la nou­velle alter­na­tive. C’est ce qu’on appelle le «report modal».

La ques­tion est donc de savoir si le déploiement des trot­tinettes a effec­tive­ment per­mis de désen­gorg­er les cen­tres urbains des voitures. Et c’est là que le bât blesse, car il sem­ble que le trot­ti-gad­get ait surtout con­tribué à rem­plac­er les trans­ports en com­mun et incité un cer­tain nom­bre d’usager·es à aban­don­ner la marche ou le vélo [5]. Une part infime de la pop­u­la­tion s’est détournée de la voiture, et c’est bien là le prob­lème.

Si elle s’avère glob­ale­ment plus intéres­sante que l’auto, le bilan envi­ron­nemen­tal de la trot­tinette libre-ser­vice est plus lourd que les modes de trans­port act­ifs et cer­tains sys­tèmes de trans­port col­lec­tifs comme les métros/RER. Même le vélo partagé à assis­tance élec­trique sem­ble présen­ter un cer­tain nom­bre d’avantages sur la trot­tinette. Cela s’explique d’une part par l’usage de sta­tions de recharge qui per­me­t­tent de s’affranchir de toute la logis­tique de recharge inhérente au free-float­ing — véhicules «flot­tants», non rat­tachés à des bornes -, en plus de met­tre à con­tri­bu­tion une source d’énergie insoupçon­née et très peu impac­tante: nos cuiss­es !

Analyse de cycle de vie com­par­a­tive de la trot­tinette libre-ser­vice et du vélo élec­trique partagé © in Eco­lo mon cul, 14 dilemmes du quo­ti­di­en pour aller au-delà du bull­shit écologique

Quelle mobilité pour demain ?

Le prob­lème a beau être tourné dans tous les sens, en matière d’environnement il sem­ble que rien ne puisse détrôn­er ce bon vieux vélo mécanique ou la marche à pied. En l’état, si la trot­tinette en libre-ser­vice s’avère red­outable­ment effi­cace pour arriv­er au tra­vail sans auréoles sous les bras, elle présente des avan­tages lim­ités par rap­port à d’autres modes de trans­port col­lec­tifs et ne sem­ble pas avoir d’influence sig­ni­fica­tive sur l’usage de la voiture. Autrement dit, elle génère un impact cer­tain, sans s’adresser aux bonnes per­son­nes.

Quant à savoir s’il vaut mieux les ban­nir ou réguler leur util­i­sa­tion, la balle est au cen­tre. En tout cas, il ne faut pas que ces ques­tion­nements sur la micro-mobil­ité occul­tent le prob­lème beau­coup plus impor­tant et com­plexe à résoudre : la place de la voiture en ville. Il est essen­tiel de penser une mobil­ité pour demain qui per­me­tte de s’affranchir le plus pos­si­ble de la voiture indi­vidu­elle.

Mais penser cette mobil­ité ne se lim­ite pas à rem­plac­er des SUV par des trot­tinettes, ou des Clio V par des dro­madaires. L’innovation ne sera pas for­cé­ment tech­nique mais sociale. Dès lors, il s’agit d’étudier en pro­fondeur nos com­porte­ments de déplace­ment. Décon­stru­ire aus­si le car­ac­tère social et gen­ré de la voiture. S’assurer de déploy­er des alter­na­tives de trans­ports doux et act­ifs qui soient effec­tives et sécurisées.

Mais la réflex­ion mérit­erait bien d’être élargie, en ques­tion­nant la logique de strat­i­fi­ca­tion sociale des villes qui empris­onne cer­taines per­son­nes dans l’usage de la voiture sans leur fournir d’alternative réal­iste, repenser l’organisation des activ­ités sur un ter­ri­toire. Out­re l’avis des citadin·es, résoudre un tel prob­lème requiert une bonne dose d’interdisciplinarité et de courage poli­tique que l’on ne voit que trop peu dans les pris­es de déci­sion aujourd’hui.

Notes

[1] Le mix élec­trique chi­nois par exem­ple repo­sait en 2021 à 63% sur l’extraction et l’exploitation du char­bon

[2] Anne de Bor­toli, Envi­ron­men­tal per­for­mance of shared micro­mo­bil­i­ty and per­son­al alter­na­tives using inte­grat­ed modal LCA, Trans­porta­tion Research Part D: Trans­port and Environment,Volume 93, 2021, 102743, ISSN 1361–9209, https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959652620329437?via%3Dihub

Anne de Bor­toli, Zoi Christo­forou, Con­se­quen­tial LCA for ter­ri­to­r­i­al and mul­ti­modal trans­porta­tion poli­cies: method and appli­ca­tion to the free-float­ing e‑scooter dis­rup­tion in Paris, Jour­nal of Clean­er Pro­duc­tion, Vol­ume 273, 2020, 122898, ISSN 0959–6526, https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2020.122898.

Voir aus­si : S. Sev­eren­giz et al., « Analy­sis of the envi­ron­men­tal impact of e‑scooter shar­ing ser­vices con­side- ring prod­uct reli­a­bil­i­ty char­ac­ter­is­tics and dura­bil­i­ty », Pro­ce­dia CIRP, 2021, vol. 96 ; H. More­au et al., « Dock­less e‑scooter: a green solu­tion for mobil­i­ty? Com­par­a­tive case study between dock­less e‑scooters, dis­placed trans­port, and per­son­al e‑scooters », Sus­tain­abil­i­ty, 2020, vol. 12 ; J. Hollingsworth et al.« Are e‑scooters pol­luters? The envi­ron­men­tal impacts of shared dock­less elec­tric scoot­ers », Envi­ron­men­tal Research Let­ters, 2019, vol. 14 ; A. de Bor­toli, « Envi­ron­men­tal per­for­mance of shared micro­mo­bil­i­ty and per­son­al alter­na- tives using inte­grat­ed modal LCA », Trans­porta­tion Research Part D: Trans­port and Envi­ron­ment, 2021, vol. 93.

[3] Eco­lo, mon cul ! 14 dilemmes du quo­ti­di­en pour aller au delà du bull­shit écologique. Edi­tions Eyrolles, 2023.

[4] Min­istère de la Tran­si­tion écologique, « Se déplac­er en voiture : seul, à plusieurs ou en cov­oiturage ? », juil­let 2022.

Pho­to : Patrick Janicek/Flickr