Le vert du faux

Faut-il instaurer un quota carbone par personne ?

Selon ses promoteurs, la mise en place d’un quota individuel d’émissions de gaz à effet de serre permettrait de respecter les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, tout en laissant aux citoyen·nes la liberté de choisir comment adapter leur mode de vie. Décryptage.
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Qu’est-ce que le quota carbone ?

CO2, c’est odieux ? «Qu’est-ce qu’on fait si on part en ran­don­née et qu’on réalise qu’il va fal­loir tenir une journée entière sur un seul paquet de bis­cuits ? On prend le paquet, on le dis­tribue entre les ran­don­neurs, et cha­cun mange ses bis­cuits quand il le souhaite. À la fin de la journée, on a mangé un paquet de bis­cuits, pas une miette de plus, et cha­cun était libre de ses choix.» C’est par cette sim­ple métaphore que le con­férenci­er Côme Girschig a illus­tré le principe du quo­ta car­bone indi­vidu­el lors d’une inter­ven­tion TEDx à l’université Pan­théon-Sor­bonne en 2021.

Le quo­ta car­bone part du principe que nous dis­posons col­lec­tive­ment d’un bud­get car­bone — une quan­tité de CO2 à ne pas dépass­er à l’échelle mon­di­ale pour lim­iter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à +2°C, voire +1,5°C à la fin du siè­cle, par rap­port à l’ère préin­dus­trielle. L’idée ini­tiale a été dévelop­pée par l’auteur et ancien haut fonc­tion­naire français Pierre Calame dans les années 1990, puis pré­cisée dans son Essai sur l’œconomie paru en 2009.

À par­tir de ses recherch­es, l’Alliance pour le compte car­bone, un mou­ve­ment qui réu­nit une ving­taine d’associations autour de cette propo­si­tion, a imag­iné un dis­posi­tif. Ce mécan­isme assigne à chaque citoyen·ne un «compte car­bone», ren­floué chaque année et débité à chaque acte de con­som­ma­tion (une sor­tie au restau­rant, un nou­veau télé­phone, un bil­let d’avion, etc) en fonc­tion de son «coût car­bone».

Comment ça marche ?

Le bud­get annuel alloué à chacun·e dimin­ue tous les ans de 6%, pour accom­pa­g­n­er pro­gres­sive­ment la tra­jec­toire de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre et attein­dre la neu­tral­ité car­bone (l’équilibre entre le CO2 émis et absorbé) à hori­zon 2050. Les citoyen·es pour­raient dis­pos­er d’un quo­ta de neuf tonnes la pre­mière année (soit le niveau actuel en France), 8,4 tonnes la deux­ième, et ain­si de suite jusqu’à attein­dre deux tonnes à la moitié du siè­cle. Les coûts car­bone des gros achats, comme une voiture élec­trique, pour­raient être étalés dans le temps pour ne pas plomber le bud­get annuel.

Les Alliés du compte car­bone ont pub­lié une courte vidéo explica­tive sur le fonc­tion­nement du dis­posi­tif.

Il va sans dire que la mise en place d’un dis­posi­tif à si grande échelle serait coû­teuse. Les écon­o­mistes qui tra­vail­lent avec l’Alliance du compte car­bone ont réal­isé des esti­ma­tions annuelles : trois mil­liards d’euros pour ali­menter une Agence car­bone robuste qui con­trôlerait les entre­pris­es (30 000 per­son­nes), un mil­liard pour per­me­t­tre à 100 000 con­seillers car­bone d’accompagner les firmes dans les pre­mières années de mise en place, et dix mil­liards pour décar­bon­er les infra­struc­tures (iso­la­tion des bâti­ments, trans­ports, etc). Cinq mil­lions d’emplois pour­raient être créés grâce à la relo­cal­i­sa­tion de plusieurs fil­ières (ali­men­ta­tion locale, tex­tile, biens d’équipement), estime Armel Prieur, porte-parole des Alliés du compte car­bone.

À quoi ça sert ?

Les intérêts sont mul­ti­ples. «Une poli­tique de quo­tas est l’une des très rares poli­tiques publiques qui s’organise en par­tant du principe qu’il existe des lim­ites écologiques et que l’on vit dans un monde fini», souligne Mathilde Szu­ba, enseignante-chercheuse en sci­ence poli­tique à Sci­ences Po Lille et autrice d’une thèse sur la «carte car­bone», un sys­tème de quo­tas indi­vidu­els. À l’inverse, le principe de la taxe car­bone renchérit l’énergie fos­sile pour inciter à moins en con­som­mer, sans autre forme de lim­i­ta­tion. «Avec une taxe, on espère que les gens en con­som­meront moins et que cela aura des effets posi­tifs sur le cli­mat, mais l’ampleur du résul­tat est rel­a­tive­ment incer­taine. Tan­dis qu’avec un sys­tème de quo­tas, on sait dès le départ com­bi­en d’émissions seront rejetées dans l’atmosphère», appuie la chercheuse.

Ain­si, le sys­tème de quo­tas implique une oblig­a­tion de résul­tats. «C’est en con­traste assez fort avec l’immense majorité des poli­tiques publiques qui cherchent juste à faire “mieux que main­tenant”, mais sans tou­jours vis­er un seuil de résul­tat écologique impératif à attein­dre», développe-t-elle.

Deux­ième avan­tage : le quo­ta sort de l’écueil qui con­siste à don­ner un prix à la nature et à con­sid­ér­er qu’il suf­fit de pay­er plus cher pour pol­luer davan­tage. «Le quo­ta d’émissions est une unité qui reflète le fait que les lim­ites écologiques sont un prob­lème matériel et physique, qui relève d’un ordre de réal­ité non négo­cia­ble et qui n’est pas sol­u­ble dans l’économie», note Mathilde Szu­ba.

Enfin, le sys­tème de quo­tas ou de compte car­bone offre une cer­taine sou­p­lesse, à l’inverse de poli­tiques inter­dis­ant cer­taines pra­tiques ou biens pol­lu­ants. «Cha­cun serait libre de choisir ce à quoi il souhaite renon­cer», résume Côme Girschig dans sa con­férence TEDx. Une manière de respon­s­abilis­er les choix de con­som­ma­tion des citoyen·nes, mais aus­si les entre­pris­es et les col­lec­tiv­ités dans les options qu’ils pro­posent à ces derniers. «Les entre­pris­es ver­ront l’affichage de l’impact car­bone de tous leurs pro­duits et ser­vices et vont devoir se dépêch­er de le réduire par rap­port à leurs con­cur­rents pour rester com­péti­tifs», puisque leur bilan car­bone annuel serait répar­ti sur cha­cun des biens et ser­vices ven­dus, avance Armel Prieur. «L’ancien méti­er de cost-killers («tueurs de coûts») dans les entre­pris­es va être rem­placé par les car­bon-killers («tueurs de car­bone»)», prédit-il.

Un outil de justice sociale

Les par­ti­sans du compte car­bone esti­ment qu’il con­stitue un out­il de jus­tice sociale, car il fait repos­er le gros des efforts sur les per­son­nes les plus émet­tri­ces de gaz à effet de serre, qui sont sou­vent les plus aisées. Alors que l’empreinte car­bone moyenne des Français·es est d’environ neuf tonnes par an et par per­son­ne, les 10% des plus rich­es atteignent env­i­ron 25 tonnes tan­dis que les 50% les plus mod­estes sont à cinq tonnes, d’après une étude de 2021 de l’économiste Lucas Chan­cel, du Lab­o­ra­toire des iné­gal­ités mon­di­ales. «Si l’on dis­tribue la même part à tout le monde, glob­ale­ment les pau­vres en auront trop et les plus rich­es pas assez. La con­trainte reposera avant tout sur les foy­ers les plus aisés, et ça me sem­ble être un fac­teur d’acceptabilité impor­tant», décrypte Mathilde Szu­ba.

Selon com­ment le mécan­isme est conçu, les per­son­nes dis­posant de «sur­plus» de car­bone pour­raient les reven­dre à d’autres qui n’en ont pas assez, récupérant ain­si une forme de «revenu de sobriété», des mots d’Armel Prieur, pour récom­penser leurs efforts.

Des limites à dépasser

Beau­coup pointent le risque d’accaparement des crédits car­bone par les plus aisé·es au détri­ment des plus mod­estes, mais aus­si la spécu­la­tion. «Pour éviter ça, on peut faire en sorte que les achats de sur­plus ne soient autorisés que pour l’alimentaire ou d’autres besoins essen­tiels», avance Armel Prieur. «Ce marché peut être très encadré, avec des lim­ites posées sur le prix ou sur les quan­tités de quo­tas acheta­bles ou vend­ables. Par exem­ple, il serait pos­si­ble d’autoriser les échanges de quo­tas en instau­rant un pla­fond n’autorisant de ne racheter qu’une cer­taine part en plus que sa dota­tion ini­tiale, 50% ou 100% en plus», appuie Mathilde Szu­ba. Dans tous les cas, la mise en place d’une agence de régu­la­tion et de con­trôle robuste et indépen­dante est néces­saire pour éviter les débor­de­ments.

La juste compt­abil­i­sa­tion car­bone des dif­férents biens et ser­vices est un enjeu à la fois essen­tiel et déli­cat. Les Alliés du compte car­bone esti­ment que les cal­culs pro­pres aux entre­pris­es s’affineront avec le temps, mais qu’il est pos­si­ble d’utiliser la base de don­nées générique de l’Ademe (l’Agence de la tran­si­tion écologique) dans un pre­mier temps. «Selon moi, ces sys­tèmes ne sont pas suff­isam­ment mûrs aujourd’hui. Nous n’avons pas de compt­abil­ité car­bone suff­isam­ment fiable pour fonder une poli­tique con­traig­nante, car elle doit pou­voir repos­er sur des chiffres absol­u­ment indis­cuta­bles», nuance Mathilde Szu­ba.

Pour la chercheuse, une alter­na­tive serait de compt­abilis­er les achats d’énergie directe (fac­tures d’électricité, de fioul et de gaz, car­bu­rants pour les voitures) et de bil­lets d’avion, des con­som­ma­tions pour lesquelles nous dis­posons déjà de chiffres solides pour éval­uer leurs émis­sions de gaz à effet de serre. Cela per­me­t­trait aus­si de ne pas trac­er chaque achat de con­som­ma­tion des citoyen·es et de lim­iter les cri­tiques sur la dimen­sion très intru­sive d’un tel mécan­isme.

Et pour la suite ?

Certain·es poli­tiques s’emparent peu à peu du sujet : en 2020, les député·es Del­phine Batho (Généra­tion écolo­gie) et François Ruf­fin (LFI) avaient pro­posé une loi instau­rant un quo­ta car­bone pour les voy­ages en avion. Le député (Renais­sance) Jean-Marie Fiévet milite aus­si pour la mise en place d’un dis­posi­tif de compte car­bone. Les Alliés du compte car­bone mul­ti­plient les inter­ven­tions pour faire con­naître leurs propo­si­tions. Il y a quelques semaines, ils ont lancé une péti­tion auprès du Sénat. Si cette dernière atteint le seuil de 100 000 sig­na­tures en six mois, la cham­bre haute du par­lement devra l’étudier — un proces­sus qui peut aboutir à une propo­si­tion lég­isla­tive, l’ouverture d’une mis­sion de con­trôle ou la mise en place d’un débat sur le sujet. De quoi ouvrir la dis­cus­sion sur un dis­posi­tif encore large­ment mécon­nu des Français·es.

Cet arti­cle est issu de notre rubrique Le vert du faux. Idées reçues, ques­tions d’actualité, ordres de grandeur, véri­fi­ca­tion de chiffres : chaque jeu­di, nous répon­drons à une ques­tion choisie par les lecteur·rices de Vert. Si vous souhaitez vot­er pour la ques­tion de la semaine ou sug­gér­er vos pro­pres idées, vous pou­vez vous abon­ner à la newslet­ter juste ici.