Entretien

Eva Sadoun et Jean Moreau du Mouvement Impact : «Nous avons montré qu’il y a de l’espace pour des propositions radicales dans le monde économique»

Ce mercredi, le Mouvement Impact France, qui représente les acteurs de l’économie sociale et solidaire et de nombreuses entreprises engagées, renouvelle sa coprésidence. Après trois ans à la tête de l’association, Eva Sadoun, cofondatrice de la plateforme d’investissement Lita et Jean Moreau, cofondateur de Phénix, une start-up qui œuvre à la réduction du gaspillage alimentaire, font le bilan de leur mandat dans Vert.
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D’un mou­ve­ment cen­tré sur l’entrepreneuriat social, ils se félici­tent de l’avoir ouvert à la tech et à l’écologie, se tar­guent de représen­ter 10% du PIB de la France et d’être devenus «la CFDT du patronat». Alors que cer­tains entre­pre­neurs soci­aux his­toriques dénon­cent une dénat­u­ra­tion du mou­ve­ment avec l’ouverture à cer­taines gross­es entre­pris­es, comme KPMG, le duo regrette «une tem­pête dans un verre d’eau» et se dit con­fi­ant dans ses suc­cesseurs. Julia Fau­re, créa­trice de la mar­que de vête­ments Loom et Pas­cal Demurg­er, directeur général de la Maif, devraient être élus à la tête du Mou­ve­ment Impact France ce soir.

A quoi ressemblait le mouvement Impact quand vous en avez pris la tête il y a trois ans ?

Jean More­au : His­torique­ment, c’était un mou­ve­ment très médi­co-social qui s’appelait le Mou­ve­ment des entre­pre­neurs soci­aux. C’était low tech. Nous avons réus­si à lui rajouter une jambe envi­ron­nemen­tale et nous avons essayé de le dig­i­talis­er en fusion­nant avec Tech for good. Nous avons aus­si ten­té de le ren­dre plus sexy et plus désir­able en touchant des entre­pris­es de l’économie plus tra­di­tion­nelles comme les B corp, les entre­pris­es à mis­sion et les réseaux tech.

Aujourd’hui, on essaie d’être un inter­locu­teur con­struc­tif, de dire au gou­verne­ment ce que nous pen­sons et de main­tenir le dia­logue. Notre posi­tion se situe quelque part entre les cym­bales des ONG qui tapent fort et les syn­di­cats patronaux. La représen­ta­tion syn­di­cale avait sa plu­ral­ité, mais le patronat était mono­chrome. Nous sommes un peu la CFDT du patronat.

Quel bilan faites-vous de ces trois années à la tête du mouvement Impact ?

Eva Sadoun : Ce man­dat a prou­vé qu’il y avait de l’espace pour des propo­si­tions rad­i­cales dans le monde économique, par exem­ple celles de la Con­ven­tion citoyenne pour le cli­mat. Nous avons mon­tré que des dirigeants ont envie de régu­la­tion, de trans­for­ma­tion et de change­ment et qu’ils gagent qu’un autre mod­èle économique est pos­si­ble. Notre rôle est de per­me­t­tre à des réseaux de se coalis­er pour représen­ter une voix patronale alter­na­tive et ren­dre le Medef anachronique.

A l’époque, nous n’étions pas sûrs de trou­ver suff­isam­ment d’adhérents. L’entrepreneuriat social était héroïsé sans être vrai­ment pris au sérieux. Il n’arrivait pas à inspir­er. Nous avons mon­tré que c’était pos­si­ble, en pas­sant de 200 adhé­sions à 1 200 dirigeants aujourd’hui en direct et 15 000 à tra­vers les réseaux qui font par­tie du mou­ve­ment Impact. Nous avons réus­si à mon­tr­er qu’on pou­vait tra­vailler col­lec­tive­ment.

«Peut-on dire que nous sommes vrai­ment enten­dus quand le prési­dent de la République dit qu’il faut une pause dans la régle­men­ta­tion envi­ron­nemen­tale ?»

Eva Sadoun

Cela fait un an que nous sommes devenus un acteur incon­tourn­able. Nous avons créé une place dans le débat pour des acteurs économiques. Nous sommes con­sultés, mais cela ne veut pas dire que nous sommes enten­dus. Peut-on dire que nous sommes vrai­ment enten­dus quand le prési­dent de la République dit qu’il faut une pause dans la régle­men­ta­tion envi­ron­nemen­tale ? Non. Nous ne voulons pas de pause, nous voulons une économie plus inclu­sive et un réel partage de la valeur.

Eva Sadoun et Jean More­au, co-prési­dents du Mou­ve­ment Impact France

Quelles mesures concrètes avez-vous obtenues ?

Eva Sadoun : Nous avons ten­té de faire évoluer notre milieu en met­tant en place des critères, comme l’«impact score», qui met en place plus de trans­parence, donne des critères en ter­mes de par­ité et de partage de la valeur. Cet out­il est aujourd’hui util­isé par la région Occ­i­tanie pour ses appels d’offre afin d’orienter la com­mande publique et les investisse­ments.

Nous avons eu aus­si de belles réus­sites en ter­mes de plaidoy­er. À chaque événe­ment lég­is­latif, comme le pro­jet de loi de finances, la loi Cli­mat ou la loi Femmes et économie [loi visant à accélér­er l’égalité économique et pro­fes­sion­nelle de 2021, ndlr], des propo­si­tions ont été faites pour faire en sorte de trans­former des propo­si­tions écologiques en mesures con­crètes de régu­la­tion de l’entreprise.

Nous avons eu quelques vic­toires, comme les men­tions écologiques dans les appels d’offre, et la sanc­tion des cam­pagnes de pub­lic­ités qui fai­saient du green­wash­ing. Aujourd’hui, les décideurs com­pren­nent ce qu’est un plaidoy­er de trans­for­ma­tion écologique pour les dirigeants de boîte. On se bat tou­jours pour la con­di­tion­nal­ité des aides publiques [met­tre en place cer­taines con­di­tions à l’obtention d’aides aux entre­pris­es, ndlr]. Nous sommes aus­si en train d’essayer de con­stru­ire des organ­i­sa­tions patronales. Ça pour­rait chang­er le monde économique.

Quels ont été les principaux défis ?

Jean More­au : L’un des défis était que beau­coup de nos pio­nniers his­toriques étaient de petits acteurs et il y avait une per­cep­tion que l’économie sociale et sol­idaire n’était pas ce qui pou­vait con­stru­ire des entre­pris­es pérennes. Nous avons prou­vé le con­traire : Bio­coop, c’est 700 mag­a­sins et deux mil­liards d’eu­ros de chiffre d’affaires. L’enjeu de notre man­dat a été de pollinis­er sans se dis­soudre. Nous sommes passés d’un cer­cle qui représen­tait près de 0% du PIB à 10% du PIB.

Eva Sadoun : Nous voulions aus­si faire enten­dre au monde économique que la régu­la­tion est une oppor­tu­nité. Nous avons essayé de dire que l’entrepreneur n’est pas libre, car il fonc­tionne dans un milieu. L’entreprise est un corps social qui mérite de défendre des valeurs fortes.

Nous avons aus­si mené une grande bataille vis-à-vis du poli­tique. Le milieu poli­tique a cet a pri­ori que les PME ne voudraient pas faire leur tran­si­tion. Nous voulons leur mon­tr­er que ces acteurs veu­lent de la régu­la­tion. Les insti­tu­tion­nels et les députés sont d’accord avec nous, mais l’exécutif freine. Ça reste un énorme chal­lenge.

«Il faut avoir plus de PME, de ter­ri­toires et sor­tir du petit milieu parisien. Si on n’a que les pio­nniers, ça ne marchera pas»

Jean More­au

Quelle est votre vision pour les prochaines années ?

Jean More­au : à titre per­son­nel, nous con­tin­uerons à batailler puisque nous restons mem­bres du con­seil d’administration et nous soutenons la bataille de Julia Fau­re et Pas­cal Demurg­er [can­di­dats à la co-prési­dence du mou­ve­ment impact, ndlr]. Il faut avoir plus de PME, de ter­ri­toires et sor­tir du petit milieu parisien. Si on n’a que les pio­nniers, ça ne marchera pas. Main­tenant, il faut vis­er 25, voire 30% du PIB, voire devenir un mou­ve­ment dom­i­nant. Il est vrai que quand on veut pren­dre de la place, ça brusque les egos. Il faut aus­si enten­dre les cri­tiques.

J’ai en tête que Julia Fau­re et Pas­cal Demurg­er veu­lent s’inscrire dans la con­ti­nu­ité, pour­suiv­re la mon­tée en puis­sance du mou­ve­ment, fédér­er d’autres entre­pre­neurs engagés et créer une vraie alter­na­tive au Medef. Cela ira sans doute jusqu’à devenir un syn­di­cat patronal en déposant un dossier pour être accrédité. Le défi va être de sor­tir des batailles de chapelles entre les dif­férents mou­ve­ments qui com­posent le Mou­ve­ment Impact : le Cen­tre des jeunes dirigeants, les entre­pris­es à mis­sion, ESS France, etc. Il fau­dra garder un rôle de coor­di­na­teur et fédér­er tout le monde.

«Nous voulons mon­tr­er qu’un mod­èle décrois­sant peut fonc­tion­ner, créer de l’emploi, apporter des ser­vices.»

Eva Sadoun

Eva Sadoun : Les entre­pre­neurs du mou­ve­ment vivent leurs con­vic­tions écologiques et sociales dans leur chair. Une moitié veut qu’on soit la CGT du patronat et l’autre moitié nous voit plutôt comme la CFDT. Nous voulons mon­tr­er qu’un mod­èle décrois­sant peut fonc­tion­ner, créer de l’emploi, apporter des ser­vices. Cette utopie de trans­for­ma­tion rad­i­cale est néces­saire au vu de la réal­ité économique actuelle.

Comment percevez-vous les critiques de ceux qui estiment que le mouvement perdrait ses racines de l’économie sociale et solidaire ?

Jean More­au : C’est beau­coup de tem­pêtes dans un verre d’eau et de guer­res d’ego.

Eva Sadoun : Les per­son­nes à l’initiative de ce buzz ont pos­tulé à la liste de Pas­cal et Julia. Il y a des ques­tions sur les écarts de rémunéra­tions. Il est vrai qu’au mou­ve­ment Impact, nous sommes stricts dans nos posi­tions sur le sujet. Il y aura des débats. Mais le binôme Fau­re-Demurg­er est équili­bré et se répond bien. Les écarts de rémunéra­tion chez Loom [l’entreprise fondée par Julia Fau­re, ndlr], sont de 1 à 3, ils s’améliorent chaque jour.

Par ailleurs, le Con­seil d’administration reste com­posé aux deux tiers d’entrepreneurs soci­aux et écologiques. Ils n’ont pas voulu faire péter les règles de la gou­ver­nance alors qu’ils auraient pu le deman­der. On reste dans une con­ti­nu­ité.