Le contre-programme

Et si l’on donnait de vrais droits au vivant ?

Venue d'Amérique latine, l'idée de donner des droits au vivant peine encore à s'établir pleinement en France. Voilà qui nous permettrait pourtant de décoloniser notre rapport à l’environnement et changer la manière dont on s’en (pré-)occupe. Tour d’horizon des outils juridiques à notre disposition.
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En sep­tem­bre dernier, la ville de Tours (Indre-et-Loire) a accueil­li les « Assem­blées de Loire ». Ces ren­con­tres étaient l’aboutissement de deux ans d’échanges et de réflex­ions autour des droits du plus long fleuve de France. L’objectif de cette expéri­men­ta­tion : imag­in­er un « Par­lement de la Loire » qui représen­terait les intérêts juridiques du fleuve et de toutes ses entités — la faune, la flo­re, le sable ou encore l’eau.

Une expéri­ence inédite pour ouvrir la voie à la recon­nais­sance des droits du vivant en France, un mou­ve­ment bien plus act­if à l’étranger. Il con­siste à con­sid­ér­er que le droit ne doit pas être anthro­pocen­tré — basé sur les intérêts humains — mais qu’il doit aus­si pren­dre en compte les per­spec­tives de tous les écosys­tèmes. En inscrivant dans la loi les intérêts de la nature, on recon­naît à cette dernière le droit d’exister, de se régénér­er et de ne pas subir le pil­lage de ses ressources. Et l’on sort d’une jus­tice qui ten­ter de répar­er des dégâts déjà com­mis, pour pro­téger le vivant en amont.

Mettre la nature sous tutelle

Recon­naître les droits du vivant peut pren­dre des formes très dif­férentes. Au niveau local, il est pos­si­ble d’attribuer une per­son­nal­ité juridique à un écosys­tème don­né — l’outil qui a juste­ment été évo­qué pour l’expérimentation autour de la Loire. C’est ain­si que les droits du fleuve Whanganui, en Nou­velle-Zélande, et du lac Érié, aux États-Unis, ont été juridique­ment recon­nus. Ces ini­tia­tives sont sou­vent le fruit de luttes locales, explique à Vert Marine Cal­met, juriste spé­cial­isée dans les droits de la nature.

Face à des pro­jets jugés destruc­teurs pour leur envi­ron­nement, des com­mu­nautés se mobilisent pour exiger la recon­nais­sance des droits des lieux con­cernés. « Dans ces luttes, l’idée est de faire recon­naître à l’État qu’il n’a pas réus­si à préserv­er ces écosys­tèmes, voire les a mis en dan­ger, et de récupér­er le droit de les admin­istr­er pour mieux les préserv­er - comme un droit de tutelle, en fait », détaille la juriste, qui a suivi les com­bats de peu­ples autochtones en Guyane con­tre des pro­jets d’extraction minière.

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En 2017, le Rio atra­to s’est vu recon­naître une per­son­nal­ité juridique par la Colom­bie © Alma­jior

Cette « mise sous tutelle » existe d’ailleurs déjà dans le droit français : les parcs nationaux sont des entités juridiques qui représen­tent un écosys­tème pré­cis, une zone géo­graphique. Pour elle, cet argu­ment vient légitimer l’outil de la per­son­nal­ité juridique : « on sait déjà com­ment génér­er des statuts spé­ci­fiques, ce n’est pas une dif­fi­culté », bal­aye Marine Cal­met.

Il suf­fi­rait alors d’« arrêter de regarder le droit avec les lunettes de l’humanité » pour adapter les dis­po­si­tions exis­tantes et mieux pro­téger les écosys­tèmes. « Que les Hommes aient des oblig­a­tions pré­cis­es dans les parcs nationaux (l’interdiction de cer­taines activ­ités ou des modal­ités d’accès par exem­ple), et qu’un écosys­tème ait ses pro­pres droits sont deux approches très dif­férentes », plaide la juriste.

Une reconnaissance nationale et plus encore

Autre pos­si­bil­ité : sanc­tu­aris­er les droits du vivant à l’échelle d’un État. C’est ce qu’a fait l’Équateur en 2008. Le pays sud-améri­cain est devenu le pre­mier à dot­er la nature de droits dans sa Con­sti­tu­tion.

Cela veut dire qu’elle n’y est plus un objet exploitable, mais un sujet de droit à part entière : elle doit ain­si être pro­tégée par les humains, pour sat­is­faire les besoins des généra­tions actuelles et à venir. La Bolivie a emboîté le pas à l’Équateur en 2010 et l’Ouganda, en 2019. Chaque citoyen·ne qui veut réa­gir à une vio­la­tion des droits de la nature peut saisir la jus­tice pour y met­tre fin.

Si cette mesure a une forte portée sym­bol­ique, sa tra­duc­tion con­crète est plus dif­fi­cile. En Équa­teur, par exem­ple, on compte seule­ment 56 déci­sions de jus­tice depuis 2008, pré­cise Marine Cal­met. La Bolivie a con­sti­tu­tion­nal­isé les droits de la nature, mais elle a recon­nu en par­al­lèle la respon­s­abil­ité de la nation d’exploiter les sols du pays — les plus rich­es du monde en lithi­um, essen­tiel à la fab­ri­ca­tion des bat­ter­ies (France Inter).

Depuis 2017, la fon­da­tion Stop Éco­cide se bat pour faire recon­naître le crime d’écocide. Ses juristes revendiquent la créa­tion d’un cinquième crime auprès de la Cour pénale inter­na­tionale (CPI), qui traite le géno­cide et les crimes de guerre ou con­tre l’humanité, et les agres­sions.

Combler un vide au niveau des institutions internationales

L’atteinte à l’environnement est déjà encadrée par le crime de guerre, mais il existe un vide juridique (que l’écocide souhaite cor­riger) lorsqu’elle arrive en temps de paix. La propo­si­tion de la fon­da­tion repose sur la déf­i­ni­tion suiv­ante : ce crime cor­re­spond à « des actes illicites ou arbi­traires com­mis en con­nais­sance de la réelle prob­a­bil­ité que ces actes causent à l’environnement des dom­mages graves qui soient éten­dus ou durables ».

Recon­naître l’écocide, c’est adopter une vision écosys­témique et recon­naître l’interdépendance des humains et de la Terre : « men­ac­er la sûreté de la planète, c’est men­ac­er par exten­sion celle de l’humanité », insiste Valérie Cabanes, juriste et mem­bre du comité d’expert·es indépendant·es de Stop Éco­cide, auprès de Vert. Ce crime pal­lierait ain­si les man­que­ments du droit à l’environnement, qui con­sid­ère sou­vent la nature comme une entité dif­férente et extérieure aux humains.

« Réus­sir à impos­er ce débat con­siste à dessin­er une sorte de ligne morale, une ligne rouge qui oblig­erait le sys­tème économique à se repenser, et ça j’y crois beau­coup », con­fie Valérie Cabanes. Pour elle, la déforesta­tion ama­zoni­enne inten­tion­nelle telle qu’elle est pra­tiquée par le prési­dent brésilien, Jair Bol­sonaro, est un par­fait exem­ple du crime d’écocide.

Les droits du vivant à l’agenda de la gauche

En France, le crime d’écocide fai­sait par­tie des propo­si­tions-phares portées par la Con­ven­tion citoyenne pour le cli­mat à la fin 2020, plébisc­ité par 99,3% des 150 participant·es. Mais lors de l’adoption de la loi Cli­mat et résilience par la majorité LREM, en août 2021, le crime d’écocide a été trans­for­mé en délit. Une atteinte moins forte­ment réprimée et surtout bien moins sym­bol­ique.

Pour­tant, Valérie Cabanes veut croire que la déf­i­ni­tion par la France du crime d’écocide pour­rait être un fort sig­nal sur la scène mon­di­ale. Un tel sou­tien ren­forcerait la crédi­bil­ité de l’écocide auprès de la CPI pour devenir un crime inter­na­tion­al recon­nu.

Dans la course à la prési­den­tielle, plusieurs candidat·es se sont emparé·es de la ques­tion. Devenu presque con­sen­suel, le crime d’écocide est au pro­gramme d’Anne Hidal­go (PS), Yan­nick Jadot (EELV), Jean-Luc Mélen­chon (LFI) et Chris­tiane Taubi­ra. Les candidat·s social­iste, écol­o­giste et insoumis prévoient égale­ment d’inscrire les droits du vivant dans la Con­sti­tu­tion. Anne Hidal­go et Yan­nick Jadot souhait­ent y pré­cis­er l’obligation de préserv­er la bio­di­ver­sité et le principe de non-régres­sion du droit de l’environnement. Pour Jean-Luc Mélen­chon, cela prendrait la forme d’une « règle verte », indique son pro­gramme, une doc­trine selon laque­lle « on ne prélève pas davan­tage à la nature qu’elle n’est en état de recon­stituer ».

Cet arti­cle fait par­tie du con­tre-pro­gramme prési­den­tiel de Vert : une sélec­tion de mesures poli­tiques que nous voudri­ons voir fig­ur­er dans l’ensemble des pro­grammes, de gauche comme de droite. Celles-ci ont en com­mun de pou­voir être rapi­de­ment mis­es en œuvre, d’avoir un fort poten­tiel de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, d’être sociale­ment justes et de pré­par­er le ter­rain aux change­ments d’ampleur qu’exige la crise cli­ma­tique. Retrou­vez le con­tre-pro­gramme en cli­quant ici.