Chaque année, le même ballet recommence sur les rivages d’Afrique australe, d’Indonésie ou encore des Antilles. Après avoir nagé des milliers de kilomètres, les femelles tortues vertes retrouvent leur plage natale, se hissent lentement sur le sable pour venir y creuser un trou, où elles enfouissent ensuite une centaine de petits œufs ronds. Elles recommencent l’opération plusieurs fois pendant quelques semaines, avant de repartir au large pour des années.
Les petits tortillons (les bébés tortues) qui émergent du sable une soixantaine de jours plus tard doivent alors rejoindre l’eau sans se faire happer par les crabes, corbeaux, chiens errants et autres prédateurs qui les attendent d’un œil avide. Les survivants – moins de 1% des éclosions – font ensuite face aux nombreuses autres menaces qui ont conduit leur espèce au bord de l’extinction au fil du 20ème siècle : chasse, pêche accidentelle, collision avec les navires, pollution plastique…
L’histoire en apparence tragique de la tortue verte n’est pourtant pas vouée à se terminer en queue de poisson. Après des décennies de combats pour sa sauvegarde, l’espèce n’est plus considérée comme «menacée d’extinction» dans la liste rouge mondiale actualisée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ce 10 octobre. Mieux encore, Chelonia mydas réalise un véritable bond au classement, passant de la catégorie «en danger» d’extinction (établie en 2004) à celle de «préoccupation mineure».
«Certaines espèces nous montrent la voie à suivre»
«La population globale de tortues vertes a augmenté d’environ 28% depuis les années 1970, malgré des menaces persistances sur quelques sous-populations», précise l’institution scientifique mondiale. Une bonne nouvelle pour la biodiversité marine, qui contraste avec le reste de la nouvelle liste rouge mondiale, où six nouvelles espèces sont déclarées éteintes et où d’autres, comme les phoques arctiques ou plusieurs oiseaux tropicaux, voient leur statut de conservation décliner (notre article).
Malgré «une situation qui s’assombrit toujours plus significativement», «certaines espèces nous montrent la voie à suivre en nous disant que rien n’est perdu», salue Florian Kirchner, chargé de programme «Espèces» au sein du comité français de l’UICN : «Elles sont notre lueur d’espoir.» En avril dernier, une étude scientifique montrait déjà une amélioration globale de la situation de la plupart des sept espèces de tortues marines à travers le monde – à l’exception notable de la tortue luth, exposée à des menaces croissantes.
La tortue verte évolue dans les eaux tropicales des trois grands océans (Pacifique, Atlantique, Indien) – elle est observée occasionnellement dans les eaux hexagonales, qui se trouvent au nord de son aire de répartition. Grande migratrice, elle parcourt des milliers de kilomètres à l’instinct entre sa plage de ponte et les eaux où elle se repose et se nourrit d’herbiers marins.
En Polynésie française, de plus en plus de tortues vertes traversent chaque année une partie du Pacifique pour venir se reproduire sur l’atoll de Tetiaroa : «Sur les sites de ponte, on est passé d’une vingtaine de traces [les allers-retours des femelles sur le sable, sachant qu’un même individu peut effectuer plusieurs déplacements, NDLR] en 2006 à 1 400 en 2017-2018», se félicite Cécile Gaspar, vétérinaire et fondatrice de l’association de protection de l’environnement marin Te mana o te moana («L’esprit de l’océan», en tahitien).
Chasse traditionnelle et offrandes aux dieux
S’il est difficile de suivre les adultes migrateurs en pleine mer, l’organisation locale estime également que le nombre de jeunes sédentaires qui séjournent dans les lagons polynésiens a été multiplié par cinq à dix en l’espace de 20 ans. Un vrai retour en force pour ces reptiles marins, dont certains spécimens peuvent dépasser les 100 ans.
«La déclassification de la tortue verte par l’UICN est un très bon signe», salue Cécile Gaspar. En Polynésie française, ce rebond est lié selon elle à la protection totale des tortues marines, décidée par le gouvernement local en 1990 : «Nous avons été les premiers à prendre cette décision dans le Pacifique Sud, c’était vraiment très novateur à l’époque», se souvient-elle.
Mais ce tournant a aussi été brutal pour les populations locales, traditionnellement habituées à consommer ces reptiles à la chaire verte : «Les tortues marines ont une place culturelle très importante chez les peuples océaniens, elles aidaient les navigateurs ou étaient offertes aux dieux, aux rois ou aux personnes de haut rang lors de grandes cérémonies», liste Cécile Gaspar. Selon elle, le rétablissement des populations pourrait relancer le débat sur une réautorisation locale de la chasse traditionnelle de l’animal à partir de quotas définis en concertation avec les habitant·es.
De plus en plus de femelles ?
Au-delà des chasses traditionnelles, la viande, les œufs ou encore les carapaces de tortues marines font aussi l’objet d’un important commerce international – aujourd’hui interdit par la quasi-totalité des États du monde. Dispositifs pour permettre aux tortues de s’échapper des filets de pêche, limitation de la pollution lumineuse près du rivage… D’autres mesures concrètes ont permis de protéger les populations de tortues marines, le tout accompagné d’une forte sensibilisation du grand public. De nombreuses associations à travers le monde mènent des comptages sur les plages de ponte, tout en aidant les nouveaux-nés à rejoindre l’eau pour les protéger de la prédation.
Dans son annonce, l’UICN souligne les «efforts particulièrement réussis» sur les côtes du Brésil, du Mexique, d’Hawaï ou encore de l’île de l’Ascension (Royaume-Uni), «avec certaines populations qui reviennent à leurs niveaux d’avant l’exploitation commerciale». «Le rétablissement en cours de la tortue verte est un exemple puissant de ce qu’une conservation mondiale coordonnée sur des décennies peut accomplir pour stabiliser et même restaurer les populations d’espèces marines à longue durée de vie», salue Roderic Mast, co-président du groupe de spécialistes des tortues marines à l’UICN.
«De telles approches doivent se concentrer non seulement sur les tortues, mais aussi sur le maintien de leurs habitats en bonne santé et de leurs fonctions écologiques intactes», complète-t-il. Malgré leur récent rétablissement, les populations de tortues vertes restent inférieures à leurs niveaux d’avant la colonisation européenne et le développement du commerce international, alors que de nouvelles menaces émergent.
Le changement climatique entraîne une érosion croissante de leurs plages de ponte et bouleverse leur reproduction : «La température moyenne d’incubation détermine le sexe de la ponte et, si un nid dans le sable est trop exposé à la chaleur, alors on risque d’avoir beaucoup plus de naissances féminines», détaille Cécile Gaspar. Cette dernière s’inquiète d’une féminisation croissante de certaines populations avec la hausse des températures, qui pourrait mener à des effondrements locaux dans plusieurs régions du monde sur la prochaine décennie.
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