Reportage

En Guyane, le combat pour sauver les dernières tortues marines

C’est la Luth finale. Dérèglement climatique, braconnage, prédation animale et surtout pêche illégale expliquent l’effondrement des populations de tortues marines sur la planète. La luth, la plus grosse tortue au monde, a quasiment disparu sur son site de ponte historique en Guyane. Reportage.
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Aux pre­mières lueurs de l’aube, Math­is et Patri­cia enta­ment leur patrouille à la plage des Salines de Rémire-Mon­tjoly, sur la presqu’île de Cayenne, dans l’est de la col­lec­tiv­ité guyanaise. Tee-shirt gris flo­qué d’une tortue marine sur le dos, panier et lampe à la main, les deux militant·es de l’association Kwa­ta étu­di­ent minu­tieuse­ment le sable à la recherche de traces lais­sées par les «émer­gences», ces jeunes tortues tout juste sor­ties de l’œuf. «Tous les matins, on en a qui se per­dent dans la végé­ta­tion bor­dant la plage, car elles ont été désori­en­tées par les lumières des maisons», explique Math­is.

Au fil de la maraude, des curieux de pas­sage et des plag­istes matin­aux rejoignent cette chas­se au tré­sor et parvi­en­nent à iden­ti­fi­er de jeunes tortues luths et olivâtres à la peine dans les bran­chages. Lors de la remise en eau des ani­maux, Math­is et Patri­cia prof­i­tent de l’émerveillement général pour faire un peu de sen­si­bil­i­sa­tion sur les bons gestes à avoir : ne jamais «aider» les tortues à rejoin­dre l’océan, même si elles sem­blent en dif­fi­culté ; pro­hiber les lumières blanch­es.

Des émer­gences olivâtres à la plage des Salines Rémire Mon­tjoly. © Enzo Dubes­set / Vert

Pour les équipes de Kwa­ta, asso­ci­a­tion spé­cial­isée dans la pro­tec­tion des tortues marines depuis 25 ans, ces sor­ties con­stituent un véri­ta­ble rit­uel qui s’effectue chaque matin et chaque soir, des pre­mières pontes en mars, aux dernières émer­gences, fin août. Et la rigueur est de mise au vu de la grav­ité de la sit­u­a­tion.

Les trois espèces présentes sur le ter­ri­toire — verte, olivâtre et luth — sont inscrites sur la liste rouge de l’UICN depuis 2004, 2008 et 2013 et, bien qu’intégralement pro­tégées (il faut une déro­ga­tion pré­fec­torale pour les touch­er), elles pour­raient bien dis­paraitre dans les prochaines années.

Une écloserie naturelle

Le cas de la luth, plus grosse tortue au monde – elle descend directe­ment des rep­tiles prim­i­tifs, peut attein­dre les 900 kilos et vit env­i­ron 30 ans –, est emblé­ma­tique de ce déclin. Selon le WWF, leur nom­bre a dimin­ué de 60% en vingt ans dans l’Atlantique nord.

En Guyane, le prin­ci­pal site de ponte, la plage des Hattes à Awala-Yal­imapo, une com­mune frontal­ière du Suri­name, a même vu sa pop­u­la­tion s’effondrer de 95% sur la même péri­ode. Et si le site des Salines a con­nu récem­ment une hausse de sa fréquen­ta­tion – avec 1609 nids en 2023 con­tre 330 en 2020 –, celle-ci est loin de com­penser la perte enreg­istrée à Awala-Yal­imapo. D’autant que les pre­miers résul­tats pour la sai­son 2024 témoignent d’une inver­sion de la ten­dance. «Quand j’étais plus jeune, je me rap­pelle qu’on voy­ait des tortues par dizaines. Aujourd’hui on en voit une ou deux par nuit, par­fois zéro», con­firme Ken­ny, salarié de Kwa­ta habi­tant Awala-Yal­imapo, au détour d’une patrouille vespérale sur la plage des Hattes.

Tortues luth adulte sur la plage des Salines. C’est la plus grosse tortue du monde, elle peut peser entre 300 et 900 kilos. © Nico­las Defaux/DR

La sit­u­a­tion y est telle­ment dra­ma­tique qu’en 2022, Kwa­ta s’est résolu, avec le sou­tien de la réserve naturelle de l’Amana, à sanc­tu­aris­er une par­tie de la plage pour y implanter une écloserie naturelle. «Dès qu’on observe une ponte, on récupère les œufs et on les place dans l’écloserie. Comme ça, ils sont à l’abri et, à l’émergence, on peut véri­fi­er que la tortue est en bonne san­té, qu’elle rejoint bien l’océan», détaille Laeti­tia, sa col­lègue de patrouille.

En 2023, seuls 106 nids ont été recen­sés alors qu’on en comp­tait encore 5000 par sai­son dans les années 2000. Les pre­mières esti­ma­tions de 2024 témoignent aus­si d’une baisse.

La pêche illégale, première responsable

Aux Salines de Rémire-Mon­tjoly, la chas­se au tré­sor a pris un tour­nant un peu plus glauque lorsque la petite équipe est tombée sur plusieurs cadavres de luth et d’olivâtres, ain­si que sur quelques œufs brisés. Math­is et Patri­cia ten­tent d’expliquer ce qui relève de la mort causée par des pré­da­teurs naturels, comme les crabes et les oiseaux, et ce qui est imputable à l’homme. Sur les plages, les œufs sont par exem­ple régulière­ment bra­con­nés – cer­taines fil­ières les expor­tent jusqu’en Chine où leur con­som­ma­tion est très prisée – ou déter­rés par des chiens errants.

Math­is, salarié de l’association Kwa­ta sur la plage des Salines à Rémire Mon­tjoly. Dans sa main, une tortue luth égarée qui n’a pas survécu. © Enzo Dubes­set / Vert

En gran­dis­sant, un autre fléau les attend : la pêche illé­gale. Chaque jour, des dizaines de pêcheurs venus du Suri­name, du Guyana et du Brésil larguent illicite­ment leurs filets dans les eaux guyanais­es – leurs pro­pres eaux étant dev­enues moins pois­son­neuses en rai­son de la sur­pêche. Le piège est sou­vent fatal pour les tortues, que l’on retrou­ve par­fois échouées sur la côte, la nuque et les pattes lacérées par les mailles.

«Tant qu’on ne détru­ira pas les bateaux et les filets sai­sis, on ne chang­era rien. Aujourd’hui, on se con­tente de dire bon­jour aux tapouilles – des embar­ca­tions légères util­isées par les pêcheurs de région – et de les recon­duire à la fron­tière. Ce n’est pas une stratégie de lutte, mais d’encouragement de la pêche illé­gale», résume avec amer­tume Johan Cheva­lier, ancien con­ser­va­teur de la réserve de l’Amana, un des pre­miers à avoir lancé l’alerte sur l’extinction des luths d’Awala Yal­imapo, à la fin des années 1990.

Mal­gré quelques reflux épisodiques suite à des cam­pagnes de destruc­tions de navires, la pêche illé­gale s’est mas­sive­ment imposée dans la région comme une activ­ité du quo­ti­di­en. Un rap­port signé par le Comité des pêch­es local, le WWF et l’Ifremer, et dont la pub­li­ca­tion est prévue pour sep­tem­bre 2024, devrait faire un point sur la sit­u­a­tion. Mais per­son­ne ne s’attend à de bonnes nou­velles. Plusieurs pêcheurs esti­ment même auprès de Vert que, selon leurs obser­va­tions, le pil­lage des eaux français­es serait «au moins deux fois plus impor­tant» que lors de la dernière étude sur le sujet, en 2012.

Selon les ser­vices de l’État, la sit­u­a­tion irait au con­traire en s’arrangeant. En mai, la destruc­tion d’une tapouille dans l’Ouest guyanais, la pre­mière «depuis de nom­breuses années», tradui­sait selon la pré­fec­ture le «ren­force­ment de l’action répres­sive» dans cette région en pre­mière ligne face au fléau, con­for­mé­ment au mes­sage porté par le prési­dent de la République lors de sa venue en mars dernier (notre arti­cle). En juil­let, les autorités mar­itimes se sont même réjouies d’un recul de la pêche illé­gale auprès de la presse locale, invo­quant le chiffre de 27 bateaux détru­its sur les trois dernières années.

Benoit de Thoisy exam­ine une tortue olivâtre échouée sur la plage des Salines après s’être prise dans un filet. Ses pattes sont brisées et son corps lacéré par les filets. © Enzo Dubes­set / Vert

Aux yeux des asso­ci­a­tions écol­o­gistes et des pêcheurs de la fil­ière légale, ces actions restent large­ment en deçà des besoins, et par­ti­c­ulière­ment dans l’Ouest. Lors de son dernier sur­vol des côtes, le WWF avait recen­sé 93 navires illé­gaux pour la seule journée du 1er juin.

Des tortues de plus en plus stériles

En sym­bole de l’Anthropocène, les tortues marines, vieilles de 150 mil­lions d’années, sont aus­si par­mi les prin­ci­pales vic­times du dérè­gle­ment cli­ma­tique en cours. Les épisodes de chaleur extrême, comme celui que la Guyane a con­nu en 2023, ont par exem­ple fait lit­térale­ment mourir les embryons dans l’œuf. Une hécatombe à laque­lle ten­tent de s’adapter les équipes de Kwa­ta en instal­lant notam­ment des filets mil­i­taires occul­tants sur le «pla­fond» de l’écloserie, pour ten­ter – avec suc­cès pour l’instant — d’en rafraichir le sol.

À une échelle plus glob­ale, les tortues luths subis­sent aus­si la mod­i­fi­ca­tion des courants et des tem­péra­tures de l’océan — c’est moins vrai pour les vertes et les olivâtres, dont les migra­tions sont moins impor­tantes.

«On observe un éloigne­ment des zones de nour­ris­sage par rap­port aux sites de pontes, ce qui ral­longe le temps de migra­tions, entrave la capac­ité des tortues à faire leurs stocks d’énergie et, à terme atteint leurs capac­ités repro­duc­tri­ces», détaille Benoit de Thoisy, directeur et con­seiller sci­en­tifique de Kwa­ta. Sans ren­tr­er dans les détails de la biolo­gie des tortues marines, cet éloigne­ment des ressources expli­querait en par­tie la baisse du nom­bre de pontes – 1 à 2 fois par sai­son con­tre 5 à 6 fois dans les années 1960.

Enfin, la mon­tée glob­ale des eaux accélère l’érosion côtière, phénomène auquel le lit­toral guyanais est naturelle­ment très exposé, en rai­son de l’influence de bancs de vase qui cir­cu­lent de façon cyclique sur les côtes de l’ensemble du plateau des Guyanes. Une sit­u­a­tion qui accroit le risque de sub­mer­sions marines. Sur la plage des Hattes, qui a con­nu un recul de plusieurs mètres ces dernières années, les tortues adultes encore vivantes ont tout sim­ple­ment de moins en moins d’espace pour pon­dre, tan­dis que des œufs sont arrachés à la plage lors des grandes marées.

Une jeune tortue luth rejoint l’océan. Seule une émer­gence sur 5000 parvien­dra à l’âge adulte. Bien moins si l’on prend en compte tous les risques liés aux activ­ités humaines. © Enzo Dubes­set / Vert

Les programmes de protection en question

Toutes ces caus­es entremêlées entrainent l’inexorable déclin de cette espèce emblé­ma­tique de la bio­di­ver­sité guyanaise, aux côtés du jaguar, des pri­mates ou des loutres géantes. Elles actent aus­si l’échec des poli­tiques de pro­tec­tion, depuis la créa­tion de la réserve de l’Amana en 1998 au dernier plan nation­al d’actions en faveur des tortues marines (2014–2024), en cours d’évaluation.

«Si on regarde froide­ment, c’est un échec total, mais sans ce pro­gramme, il aurait été sans doute plus dif­fi­cile de coor­don­ner les acteurs locaux, d’obtenir des finance­ments. C’est une ini­tia­tive aus­si insuff­isante qu’indispensable», nuance Benoit de Thoisy en citant l’exemple de «fonds verts» ayant per­mis de financer l’écloserie d’Awala-Yalimapo.

En atten­dant le prochain pro­gramme de pro­tec­tion, l’association con­tin­ue d’arpenter les plages pour «sauver ce qui peut l’être». Sur la plage des Hattes, d’Awala-Yalimapo, l’air se fait un peu moins étouf­fant tan­dis que le soleil tombe peu à peu sur l’estuaire du Maroni. Sig­nal de fin de patrouille pour l’équipe de Kwa­ta qui repar­ti­ra bre­douille.

Alors que nous nous pré­parons à ren­tr­er, Ken­ny nous inter­pelle, et pointe l’océan du doigt. Tortue en vue, enfin ? Non. Sim­ple­ment une tapouille dont la sil­hou­ette noire se détache sur l’horizon embrasé et dont les filets seront bien­tôt largués dans les eaux guyanais­es.