De qui se moque thon ? Dans une vaste enquête, l’association Bloom révèle la contamination généralisée au mercure des boîtes de thon vendues dans le commerce, des normes sanitaires très conciliantes avec les industriels et des effets potentiellement graves pour la santé.
«L’industrie thonière a créé un business à 40 milliards de dollars en sachant que son produit était contaminé au mercure,explique à Vert Julie Guterman, ingénieure en biologie et chimie, et autrice d’une enquête longue de plus d’un an, qui paraît ce mardi 29 octobre. Elle a fait du thon le poisson le plus consommé en Europe».
Pour parvenir à cette conclusion, Bloom, association engagée contre la pêche industrielle et pour la protection des océans, a fait tester près de 150 boîtes de thon de différentes marques et pays européens par un laboratoire indépendant. Conclusion : toutes contiennent du mercure, dans des proportions variables.
Le rapport révèle que le thon bénéficie d’une exception dans la législation européenne : la teneur maximale en mercure autorisée est d’un milligramme par kilogramme de poisson, soit trois fois plus que celle attribuée aux sardines, maquereaux ou encore au cabillaud. Une conserve de thon sur deux étudiée par Bloom «dépasse la limite maximale en mercure la plus stricte définie pour les autres poissons, soit 0,3 milligramme par kilogramme» (mg/kg) de poisson. Aucune raison sanitaire n’explique cette différence de traitement : le mercure n’est pas moins toxique lorsqu’il se loge dans la chair de thon, précise l’étude.
Parce qu’il est un prédateur, le thon fait partie des spécimens les plus contaminés. Il se nourrit d’autres espèces qui elles-mêmes contiennent du méthylmercure, une substance classée cancérogène possible qui provient de la transformation du mercure par des bactéries dans l’océan.
Bloom montre que si des taux de mercure élevés sont exceptionnellement autorisés dans le thon, c’est uniquement dans le but d’en vendre le plus possible. Les organisations des Nations unies en charge de l’alimentation et de l’agriculture (FAO) et de la santé (OMS) ont fixé le seuil de 1mg/kg d’après «la contamination réelle des thons en mercure, explique Julie Guterman. Cela permet de vendre 95% des thons pêchés».
Le mercure est une substance dangereuse pour la santé, même à faible dose. Le méthylmercure peut générer des maladies cardiovasculaires, provoquer des problèmes de reins, mais aussi dérégler le système immunitaire et reproducteur, ou encore provoquer des troubles neurologiques. Sans compter que d’autres polluants sont ingérés par les poissons et se retrouvent dans notre assiette : plomb, cadmium, PFAS (des perfluorés persistants). Des mélanges qui créent des «effets cocktail» dont l’impact sur la santé est difficilement prévisible.
Les enfants, chez qui le mercure peut provoquer des troubles du développement, sont encore plus vulnérables, ajoute Julie Guterman, puisque «la quantité est plus dangereuse en fonction du poids de la personne». Son travail montre qu’ils sont moins protégés par les normes de régulation actuelles que ne le sont les chats, car la teneur maximale en mercure autorisée dans la nourriture humide des félins est de 0,3 milligramme par kilogramme de poisson.
Alors même que les normes européennes ne sont pas assez protectrices selon Bloom, il n’est pas certain qu’elles soient respectées, parce que les contrôles sont presque inexistants. Le rapport de Bloom indique qu’«aux Seychelles, centre névralgique de la pêche thonière pour le marché européen, les autorités sanitaires se contentent d’une dizaine de tests chaque année pour garantir la conformité de millions de kilos de thon». L’une des boîtes de la marque Petit navire contenait 13 fois la dose de mercure maximale fixée pour les autres poissons.
La marque assure à Vert avoir réalisé 270 contrôles ces trois dernières années dont «les résultats n’ont jamais révélé de taux de mercure supérieurs aux normes européennes en vigueur et sont en moyenne compris entre 0,2 et 0,3 mg/kg». «Nous réaffirmons notre vigilance continue quant au strict respect des normes en matière de santé publique et faisons confiance aux autorités de régulation et aux instances scientifiques d’évaluation des risques», ajoute-t-elle.
Et pourtant, grâce aux lobbys, le thon a bonne presse
Malgré tous les risques, 90% de celles et ceux qui mangent du thon pensent qu’il est bon pour la santé, selon les travaux de Julie Guterman. L’association pointe le rôle des lobbys de l’industrie thonière dans la construction de cette bonne réputation. Elle montre qu’ils ont pratiqué une stratégie du doute, pour mettre en avant les bénéfices (riche en protéines, le plus maigre des poissons gras) afin de mieux éluder sa dangerosité.
À partir des années 2000, dans les instances de l’OMS et de la FAO, «on ne parle plus seulement de la toxicité du mercure, mais du rapport bénéfice-risque de manger du poisson selon le bénéfice – avoir des oméga-3 – et le risque : ingérer du mercure. Ça a créé une confusion organisée», rapporte Julie Guterman.
Or, «il y a dix fois plus d’oméga-3 dans des sardines ou des maquereaux que dans du thon», s’insurge-t-elle. Il est donc facile de trouver des sources d’oméga-3 dans d’autres poissons, voire dans des sources végétales : graines de lin ou de chia.
Aux États-Unis, cela n’empêche pas l’industrie de la pêche thonière de faire de la pub pour encourager les femmes enceintes à consommer ce poisson.
Bloom dénonce également des conflits d’intérêts entre les instances qui créent les normes et l’industrie de la pêche. Le rapport indique que le Codex Alimentarius, l’organe de la FAO et de l’OMS qui fixe les normes alimentaires internationales, est «sous influence du lobby thonier». «Le groupe chargé de surveiller les contaminants alimentaires est dirigé par les Pays-Bas, un acteur majeur de la pêche industrielle», mentionne par exemple Bloom.
Mieux informer et changer la législation
Pour lutter contre cette contamination, l’association lance une campagne pour interpeller les industriels et les distributeurs en partenariat avec les ONG Foodwatch et Ecologistas en Accion. Bloom souhaite l’interdiction de la publicité pour le thon en France, ainsi que la prohibition de ce poisson dans les cantines des crèches, écoles, maisons de retraite et hôpitaux.
L’association demande aux autorités sanitaires françaises de mieux prévenir le public sur les risques encourus. «Il y a des leviers d’action, aux États-Unis par exemple, il y a eu des campagnes d’information menées par l’agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux», souligne Julie Guterman.
Pour la chercheuse, il faudrait également rendre les normes européennes plus contraignantes pour appliquer véritablement le principe de précaution : «maintenant, tout le monde sait que l’amiante est très dangereux, il faudrait que le mercure fasse le même effet, car il provoque des maladies toutes aussi graves».
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