Entretien

Cyril Dion et Sébastien Hoog : «La poésie, c’est politique, parce que c’est construire un rapport différent au monde»

Avec «Résistances poétiques», le guitariste Sébastien Hoog et l’écrivain, poète et réalisateur Cyril Dion livrent un disque et un spectacle hors du temps, où musique et mots se fondent, inspirés par Gainsbourg, Bashung, ou encore The Doors. Dans un entretien à Vert, ils décrivent la poésie à la fois comme un moyen de résistance dans un monde dirigé par l’économie de l’attention, et un horizon écologique désirable où nous aurions repris le pouvoir sur le temps.
  • Par

Face au réchauffement climatique, la poésie est-elle devenue un besoin ?

Cyril Dion : «Résistances poétiques», c’est un oxymore qui associe deux dimensions, un peu comme «sobriété heureuse». Avec le terme «résistances», on imagine quelque chose de violent, d’armé. Il est nécessaire de résister, car nous voyons bien que nous sommes en train de nous diriger vers une situation où la planète pourrait devenir inhabitable. Notre système économique actuel est un rouleau compresseur qui détruit les écosystèmes et les régimes politiques retournent la charge de la preuve sur les militants écologistes.

En même temps, nous avons besoin d’entrer dans une forme de résistance et nous avons besoin de lui donner une direction. C’est comme le printemps arabe : il fallait se débarrasser des dictateurs, mais vu qu’il n’y a pas de plan, de direction, la suite a été pire. Cette résistance doit être dirigée vers le monde qu’on a envie de construire, un monde de beauté et d’harmonie. L’écologie, c’est cet équilibre, quelque chose qui nous fait vibrer, qui nous fait nous sentir vivant. La poésie doit être comprise au sens large, c’est bien plus qu’un genre littéraire.

Sébastien Hogg et Cyril Dion © Frank Loriou

Quelles sont les inspirations qui ont nourri ce travail ?

Sébastien Hoog : Je découvre la poésie depuis peu. Elle demande une disponibilité. Cécile Coulon [écrivaine et poétesse] m’a touché. Il y a des images, on sent une présence et on peut se marrer. Parmi les musiciens qui nous ont inspirés, il y a bien sûr les Pink Floyd, pour les machines, guitares, orchestrations. On a pensé à Patti Smith, à Gainsbourg pour placer la voix, le spoken word [une façon d’oraliser un texte, NDLR]. Ouvrir la piste de voix quand elle s’insère dans la musique. La voix a une sonorité bien particulière, il faut trouver comment la mélanger avec d’autres instruments.

Cyril Dion : J’aime bien Bashung dans l’imprudence ; les Doors m’ont amené à la poésie quand j’étais ado avec An American prayer, où ils lisaient des poèmes en musique. On a emprunté des choses du côté du hip-hop à Kae Tempest, à Feu Chatterton pour la recherche poétique (même s’il chante), à Philippe Léotard, à Léo Ferré. Et on essaie de faire comme Alain Damasio avec Rone.

Bien sûr, on s’est beaucoup retrouvés tous les deux sur le rock des années 1965-1973 avec les Beattles, Bob Dylan, les Stones, les Who, les Pink Floyd, etc.

Comment a commencé cette aventure commune ?

Sébastien Hoog : En 2017, pendant l’élection présidentielle, nous avons fait la tournée de concerts du chant du Colibri pour motiver les gens à se bouger sur le climat. On avait pas mal de familles : les Souchon, les Higelin. J’étais dans le groupe qui accompagnait tout le monde. Entre chaque changement d’artistes, Cyril lisait des textes, le groupe l’accompagnait et on trouvait ça bien. Dès le début, on s’est bien entendu. J’avais des cheveux longs, il y avait une connivence capillaire.

Cyril Dion : Au départ, nous avons eu une commande de la maison de la poésie. Nous avons créé un spectacle en trois jours. On s’est enfermé chez un ami, Sergueï, on a bu du vin nature et joué au ping pong. Le retour des gens était très prometteur. Puis, on a trouvé un tourneur, Décibels.

Quelle est la place de la poésie par rapport à la musique dans votre duo ?

Sébastien Hoog : Dans le spectacle et dans le disque, les mots et la musique ont la même place, le même statut, la même importance. Pour composer, on se met à deux. Cyril lit le texte, il me dit «ça, non», ou «ça, c’est bien». C’est une musique poétique, car elle prend le temps. Elle a une narration bien particulière qui colle aux mots.

Comment retrouver un rapport poétique au monde ?

Sébastien Hoog : il faut commencer par être disponible et il faut avoir les mains libres, la tête libre.

La poésie est dans l’attention qu’on porte aux choses, aux gens, aux petits brins d’herbe qui se fraient un chemin dans l’asphalte.

Cyril Dion : Quand tu es bouleversé par un poème, un spectacle, tu retrouves une qualité de présence. Cette impression d’être ailleurs, d’être plus vaste, d’avoir plongé en soi même. Comment commencer ? En respirant, en prêtant attention à ta respiration, en posant ta fourchette. Je suis copain avec Christophe André, qui fait des exercices de méditation simples. Il commence par des toutes petites choses. Il faut cultiver cette qualité de présence au quotidien et réduire tout ce qui va te happer : le temps d’écran, faire des trucs involontaires, geeker sur Instagram. On peut retrouver une forme de pouvoir et c’est là qu’il y a une résistance : du pouvoir sur ta vie, sur ton temps.

Sébastien Hogg et Cyril Dion © Frank Loriou

La poésie est-elle une forme de lutte efficace ?

Cyril Dion : J’ai découvert la poésie quand j’avais 17 ans. C’était un moyen de lutter contre l’angoisse, de réouvrir un espace d’expression. J’avais trop de sensibilité. Je ne savais pas quoi en faire. Ça se transformait en bouillie. J’ai remarqué que si j’essayais de la sublimer dans une esthétique, je me sentais mieux. Donc je l’ai fait. À force de le faire, j’ai eu une envie de poursuivre et de faire lire. Je prépare un livre avec deux artistes photographes sur les grands vivants que sont les paysages et les territoires : ce sera des haïku et des photos.

La poésie peut nous aider à nous relier à une forme d’essentiel. Elle nous relie aux écosystèmes, à une dimension merveilleuse, diverse et intemporelle.

Par ailleurs, faire ou lire de la poésie, c’est politique. C’est construire un rapport différent au monde qui est avalé par une machine folle consumériste et matérialiste, qui vise la croissance du PIB [le produit intérieur brut] et dans lequel les vivants, les forêts ne sont que des externalités. Continuer à lire, c’est une démarche politique.

La poésie est une forme de jaillissement. J’écris un scénario de série pour France télévisions international – il y a beaucoup de codes et de règles. A l’inverse, la poésie, c’est une immense liberté. Le travail est de faire taire toute sorte de velléité ou de volonté pour se laisser traverser. Laisser de côté la technologie et l’addiction aux écrans.

Parmi les thèmes qui ressortent du disque, il y a une vive dénonciation de la technologie qui nous happe. Est-ce que la technologie s’oppose à la poésie ?

Cyril Dion : Pour moi, la technologie vient entraver une qualité de présence au monde qui est happée par les écrans et les algorithmes, dans une vaste économie de l’attention. Dans Le Plâtrier siffleur, Christian Bobin dit :

«Dans la forêt où je vais souvent me promener j’ai vu des machines qui, si je puis dire, n’avaient plus rien d’humain. Parce que je crois qu’il y a un temps où les machines industrielles étaient encore humaines. Et là, je me suis trouvé devant une sorte de tracteur d’arracheur d’arbres. Le conducteur n’était plus que l’esclave de la machine. Le coup porté aux arbres de cette manière est bien plus terrible que celle donnée jadis par la main d’un bûcheron. Cette mort ancienne était fraternelle. Ce qui m’a sidéré, c’est cette avidité, cette brutalité de la technique dans un lieu qui n’est que beauté. Au fond, habiter poétiquement le monde s’oppose à habiter techniquement. On peut le formuler de cette manière, aussi abrupte.»

La poésie, c’est réhabiliter le monde. La poésie est partout mais elle est avant tout dans l’attention qu’on porte aux choses, aux gens, aux petits brins d’herbe qui se fraient un chemin dans l’asphalte, dans l’éclat du regard d’un vieux beau dans le métro. Cette attention est capturée pour être vendue. Instagram, c’est un centre commercial.

Pourtant, l’instant présent peut aussi être une forme d’inconséquence par rapport au passé et au futur. Comment relier qualité de présence et politique?

Cyril Dion : La poésie peut nous aider à nous relier à une forme d’essentiel. Elle nous relie aux écosystèmes, à une dimension merveilleuse, diverse et intemporelle. Évidemment qu’on a besoin d’apprendre du passé et d’être lucide sur les trajectoires du futur. Ensuite, il n’y a que le présent qui compte, sinon on est bloqués dans le ressassement et l’angoisse du futur. Le consumérisme essaie de distiller l’inconséquence, c’est un hédonisme inconséquent. Alors qu’avec la poésie, on parle de donner une trajectoire de sens et de défendre le vivant. La poésie a alors vraiment une qualité. Quand tu es bouleversé par une œuvre, tu ressens cette reliance. Sur Instagram, on te propose de la dope pour supporter une vie d’esclave moderne.

Sébastien, ta musique est-elle une sorte de jaillissement incontrôlé ?

Sébastien Hoog : Dans un premier temps, il y a la mélodie, la musique est dans l’air, et que tu la choppes. Une fois que tu l’as choppée, il y a une intellectualisation indispensable. Il faut mettre des instruments, travailler et c’est là que ça tient moins du jaillissement, et plus d’une technique liée à un savoir-faire.

Cyril Dion : Bob Dylan disait : «Je ne sais pas comment j’ai écrit ces chansons. Elles ont été écrites de façon presque magique». Il n’est pas magicien mais c’est une magie pénétrante. C’est un truc qui te traverse et il faut être capable de se laisser traverser. A la fin de sa vie, Dylan disait qu’il n’y arrivait plus, peut-être parce qu’il n’était plus dans cette disponibilité des débuts.

Y a-t-il des chansons qui vous sont tombées dessus ?

Sébastien Hoog : tout seul, tu ne t’en rends pas compte mais à deux tu as une réponse directe si c’est bon ou moins bon et la création est plus que dédoublée. Ça a été vraiment agréable de faire ce disque, c’est une forme qui existe assez peu. Il est aussi né aussi d’une bonne entente, on pourrait dire d’une amitié. D’avoir réussi à créer tout ça en étant nous deux, ça ramène du bonheur dans ta vie.

Vous êtes encore en tournée jusqu’à la fin de l’année. Y a-t-il des étapes clés ?

Cyril Dion : Nous avons une quinzaine de dates d’ici la fin de l’année. Nous irons à Madrid (en train), en Belgique… A chaque fois, je suis frappé de voir que les gens aiment entendre de la poésie plutôt que de la lire. Avec le disque, tu peux écouter la musique en lisant, et en regardant les images.

«Merci pour tout le travail que vous réalisez, vous êtes d'utilité publique et devriez être prescrits par les médecins». Comme Florent, plus de 11 000 personnes ont soutenu Vert en 2024. Grâce à elles et eux, nous avons pu offrir des centaines d'articles de qualité en accès libre pour tout le monde ! Et tout ça, en restant 100% indépendants et sans publicités.

Permettez au plus grand nombre de comprendre les crises qui nous secouent et de savoir comment agir, et participez au projet médiatique le plus chaud de l'époque en faisant un don à Vert 💚