Analyse

Cultiver sans eau ou presque : la technique du zaï au Sahel

Face à la sécheresse, nous pourrions nous inspirer des techniques agricoles ancestrales du Sahel, sobres et économes en eau, considèrent Raphaël Belmin, Hamado Sawadogo et Moussa N'Dienor, trois chercheurs en agronomie.
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«À l’échelle cos­mique, l’eau liq­uide est plus rare que l’or», écrivait le célèbre astro­physi­cien Hubert Reeves. Ce qui vaut pour l’univers est encore plus vrai au Sahel, cette immense bande aride qui par­court l’Afrique d’est en ouest, à la lisière du Sahara. Au Sahel, le pre­mier des biens, c’est l’eau. Depuis le IIIᵉ mil­lé­naire av. J.-C., les peu­ples de la région ont réal­isé des efforts con­sid­érables et déployé des tré­sors d’imagination pour capter et maîtris­er cette ressource si rare. Face à une eau mal répar­tie dans l’espace et le temps, ils ont dû inven­ter des méth­odes intel­li­gentes et parci­monieuses pour tir­er par­ti de la moin­dre goutte.

Autre­fois ignorés, les secrets des paysans sahéliens attirent aujourd’hui l’attention des chercheurs et des décideurs. Et pour cause, ils inspirent de nou­velles voies d’adaptation au change­ment cli­ma­tique pour l’agriculture africaine, et au-delà.

L’art de capturer la pluie

Chaque année dans le Yaten­ga, au nord du Burk­i­na Faso, les pre­mières pluies de juin vien­nent apais­er les brûlures d’une inter­minable sai­son sèche. Les sols imbibés d’eau font alors renaître la vie dans les champs de brousse. Partout ou presque, des bou­quets de mil et de sorgho jail­lis­sent de terre, trans­for­mant les savanes arides en bocages ver­doy­ants.

Mais dans cer­tains vil­lages, la péri­ode de grande sécher­esse des années 1970–80 a boulever­sé le frag­ile écosys­tème sahélien : avec l’amincissement de la cou­ver­ture végé­tale, les sols insta­bles et fer­rug­ineux du Yaten­ga ont été décapés par l’érosion ; ils sont devenus si pau­vres et encroûtés que les pluies tor­ren­tielles ne font que ruis­sel­er sans pou­voir s’infiltrer. Au lieu d’apporter la vie, l’eau érode les ter­res et emporte les espoirs des paysans.

Dans ce paysage hos­tile, cer­tains paysans ten­tent de s’adapter et d’innover. Yacou­ba Sawado­go est l’un d’eux. Dans un champ stérile du vil­lage de Gour­ga, Yacou­ba et sa famille s’affairent pour percer le sol encrouté avant l’arrivée des pre­mières pluies. Armés de leur daba (pioche tra­di­tion­nelle), ils creusent la terre rouge de latérite. Dans une choré­gra­phie vigoureuse, les paysans quadrillent ain­si la par­celle de ces trous réguliers. Ils y glis­sent une poignée de com­post, quelques graines de sorgho, une pel­licule de terre légère : et voilà, le champ est prêt pour accueil­lir la prochaine pluie d’orage !

Pho­tos (a) : Yacou­ba Sawado­go dans sa par­celle de zaï en juin 2012, à Gour­ga, Burk­i­na Faso ; (b) Fab­ri­ca­tion des poquets de zaï dans la ferme de Yacou­ba ; © Expéri­men­ta­tion du zaï à Ndiob, au Séné­gal ; (d) Ger­mi­na­tion du mil dans un poquet de zaï ; (e‑f) Essais de mécan­i­sa­tion de la fab­rique des poquets avec une dent attelée au Burk­i­na Faso (gauche) et une tar­ière au Séné­gal (droite). © Hama­do Sawadougou/INERA ; Isidore Diouf/ENDA PRONAT et Michel Destres/Solibam

Semer comme cela des graines en pleine sai­son sèche, dans un champ que l’on parsème de trous, l’idée peut sem­bler con­tre-intu­itive à l’œil extérieur, mais elle relève en réal­ité d’une exper­tise sécu­laire des habi­tants du Yaten­ga : le zaï. Cette tech­nique agri­cole révo­lu­tion­naire les a ren­dus maîtres dans l’art de cap­tur­er la pluie. L’histoire orale racon­te que dans l’ancien temps, la tech­nique était util­isée par les familles dotées de très petites sur­faces et de ter­res pau­vres, avant de tomber dans l’oubli dans les années de 1950, péri­ode mar­quée par des pluies abon­dantes.

Mais dans les décen­nies dés­espéré­ment sèch­es de 1970–1980, face à l’avancée du désert, Yacou­ba Sawado­go a fait un choix sin­guli­er : celui de ne pas fuir. Au lieu de cela, il a exhumé le zaï, tech­nique grâce à laque­lle il est par­venu à revi­talis­er et rebois­er 27 hectares de ter­res dégradées. Celui qu’on surnomme «l’homme qui a arrêté le désert» a ain­si redonné espoir à tout son vil­lage. Primé «cham­pi­on de la Terre» par les Nations unies et ren­du célèbre grâce à un livre, Yacou­ba Sawado­go est devenu le sym­bole d’une Afrique qui innove face à la déser­ti­fi­ca­tion.

Ingénieux mais coûteux

Juste un trou, vous me direz ? Der­rière une sim­plic­ité appar­ente, le zaï se fonde en réal­ité sur des mécan­ismes écologiques com­plex­es. La tech­nique con­siste à con­cen­tr­er l’eau et le fumi­er afin de favoris­er la crois­sance des cul­tures dans un con­texte où la pluie est aus­si rare qu’aléatoire. Pour ce faire, on pré­pare pen­dant la sai­son sèche des poquets, c’est-à-dire des trous de 10 à 15 cm de pro­fondeur et de 20 à 40 cm de diamètre pour y dépos­er des engrais organiques et y semer des céréales (mil ou sorgho).

À l’arrivée des pluies, le poquet amendé se rem­plit d’eau et libère des nutri­ments qui attirent les ter­mites du genre Trinerviter­mes. Ces insectes creusent des galeries par lesquelles l’eau s’infiltre en pro­fondeur, et via leurs déjec­tions, ils trans­for­ment la matière organique qui devient alors assim­i­l­able par les plantes. Ce proces­sus aboutit à la for­ma­tion d’une poche humide et fer­tile où la plante développe ses racines. Cer­tains auteurs affir­ment qu’avec le zaï, les ren­de­ments du mil et du sorgho peu­vent attein­dre 1500 kg de grain par hectare con­tre moins de 500 kg par hectare en con­di­tion nor­male.

En plus d’être économe et d’amener de bons ren­de­ments, le zaï favorise égale­ment le retour des arbres dans les champs. Les poquets ont en effet ten­dance à piéger les graines de nom­breuses espèces arborées, ces dernières étant trans­portées par le vent, les eaux de ruis­selle­ment et les déjec­tions des ani­maux d’élevage. À l’arrivée des pluies, des arbustes se dévelop­pent ain­si spon­tané­ment aux côtés des céréales, dans l’environnement riche et humide des trous de zaï.

Dans la région du Yaten­ga, cer­tains paysans préser­vent et pro­tè­gent ces jeunes arbres, source de fer­til­ité naturelle et de four­rages en sai­son sèche. Au Séné­gal, les chercheurs de l’Institut séné­galais de recherch­es agri­coles (ISRA) et de l’Institut nation­al de pédolo­gie (INP) réalisent en ce moment des essais pour éval­uer la quan­tité de car­bone séquestrée dans le sol grâce au zaï. Leurs pre­miers résul­tats mon­trent que dans les par­celles traitées, le stock de car­bone par hectare aug­mente de 52 % en com­para­i­son des par­celles témoins. Promesse de récoltes généreuses et pour­voyeur de ser­vices écosys­témiques, le zaï a décidé­ment tout pour séduire.

Le proces­sus de for­ma­tion d’un poquet de zaï illus­tré. © Marie-Liesse Ver­meire, adap­té de Roose et Rodriguez (1990)

Seul hic, cette tech­nique exige une quan­tité impor­tante de tra­vail manuel et des investisse­ments con­séquents. À rai­son de qua­tre heures par jour, un homme seul avec sa daba devra creuser pen­dant trois mois pour amé­nag­er un hectare. Qui plus est, il sera néces­saire de fab­ri­quer ou acheter trois tonnes de fumi­er pour amender les poquets. Ça n’est pas pour rien qu’en langue mooré, zaï vient du mot «zaïé­gré» qui veut dire «se lever tôt et se hâter pour pré­par­er sa terre».

Un zaï nomade et multiforme

Mali, Séné­gal, Niger, Kenya… une fois redé­cou­vert au Burk­i­na Faso, le zaï n’a pas tardé à se dif­fuser au-delà de son berceau d’origine. Dans les années 1980, l’aide au développe­ment déploie des moyens impor­tants de lutte con­tre la déser­ti­fi­ca­tion dans les ter­ri­toires sahéliens frag­ilisés par la grande sécher­esse. Présente dans la région du Yaten­ga depuis 1982, une équipe d’agronomes du CIRAD y décrivait déjà la tech­nique du zaï comme une voie promet­teuse de restau­ra­tion des ter­res.

Démarre ensuite un large fais­ceau de pro­jets et pro­grammes qui ont cher­ché à tester, dif­fuser et amélior­er le zaï en Afrique sub­sa­hari­enne. Au Burk­i­na Faso, l’Institut de l’environnement et de recherch­es agri­coles (INERA) et des ONG comme Solibam ont mécan­isé la fab­ri­ca­tion des poquets pour alléger la charge de tra­vail. Au lieu de creuser manuelle­ment, on réalise des pas­sages croisés avec une dent attelée à un ani­mal et on sème à l’intersection des sil­lons. Avec cette tech­nique, le temps de tra­vail passe de 380 à 50 heures par hectare. Dans la com­mune rurale de Ndiob, au Séné­gal, le Maire Oumar Ba est allé encore plus loin en dis­tribuant des tar­ières mécaniques aux paysans, ren­dant la fab­ri­ca­tion des poquets très facile et rapi­de.

À Saa­ba (Burk­i­na Faso), Tirao­go tente de con­cevoir un « zaï amélioré ». Avec l’appui des chercheurs de l’INERA, il com­pare dans son champ expéri­men­tal plusieurs straté­gies d’implantation (zaï mécan­isé vs manuel) et d’amendement des poquets (frac­tion­nement entre matière organique et minérale). © Raphael Belmin/CIRAD

Au Burk­i­na Faso, dans le cadre du pro­jet Fair Sahel, les chercheurs de l’INERA réalisent des essais agronomiques visant à sub­stituer une par­tie du fumi­er organique des poquets de zaï par des micro­dos­es d’engrais minéral. Une manière d’améliorer les ren­de­ments du sorgho tout en faisant sauter un ver­rou majeur d’adoption : la cherté de la matière organique. Les agronomes tra­vail­lent égale­ment à associ­er dans les mêmes poquets des céréales comme le sorgho avec des légu­mineuses comme le niébé. Ils tes­tent enfin le zaï sur de nou­velles cul­tures, à l’instar du maïs, du coton, de la pastèque et des cul­tures hor­ti­coles comme l’aubergine.

Dans les zones maraîchères du Séné­gal, la tech­nique du zaï s’est égale­ment dif­fusée en pro­duisant de nom­breux avatars. Lorsque l’eau devient rare et chère, les paysans cherchent par tous les moyens à économiser la ressource. À Fat­ick dans l’ouest, ils utilisent des pneus recy­clés pour con­cen­tr­er les apports de fumi­er et d’eau au niveau des racines des pieds de piment. Dans la région lit­torale de Mboro, ils sculptent les par­celles d’oignons de minus­cules casiers qu’ils inon­dent au sceau. Au sud, à Kol­da, ils repiquent les aubergines dans des poquets recou­verts de paille. Ces inno­va­tions sont fru­gales et suiv­ent toutes la même logique : con­cen­tr­er l’eau et la fer­til­ité dans de petites poches de vie, à l’abri d’un envi­ron­nement extérieur hos­tile.

(a) À Mboro (départe­ment de Méouane, Séné­gal), Mod­ou Fall a sculp­té sa par­celle d’oignons de petites dépres­sions pour con­cen­tr­er les apports de fumi­er et d’eau au niveau des racines ; (b) À Méd­i­na Yoro Foulah (départe­ment de Kol­da, Séné­gal), ce pro­duc­teur a repiqué ses aubergines dans des poquets rem­plis de matière organique. L’arrosage se lim­ite au rem­plis­sage de ces poquets, ce qui per­met des économies d’eau con­sid­érables ; © Sur les plateaux fer­ral­i­tiques de Kpo­masse (Bénin), l’eau est une ressource rare et pré­cieuse. François plante ses pieds de tomate dans des sacs de toile pour économiser l’eau et prévenir les mal­adies tel­luriques ; (d) À Ngouloul Sérère (départe­ment de Fat­ick, Séné­gal), Diat­ta Diouf utilise des pneus recy­clés pour con­cen­tr­er les apports de fumi­er et d’eau au niveau des racines de ses piments. © Raphael Belmin/CIRAD

Une «autre» voie d’adaptation

En réponse au change­ment cli­ma­tique, les États du monde entier se sont engagés dans une com­péti­tion pour aug­menter la disponi­bil­ité de l’eau pour leur agri­cul­ture. Bar­rages, mégabassines, périmètres irrigués… partout, la poli­tique dom­i­nante con­siste à éten­dre à tout prix les sur­faces irriguées.

Mais ce choix, s’il répond à un besoin à court terme, s’accompagne d’un sérieux risque de «mal-adap­ta­tion»  : dégra­da­tion des ressources en eau, injus­tices sociales et ten­sions géopoli­tiques sont la con­trepar­tie cachée des grands pro­jets hydroa­gri­coles. Le mod­èle agri­cole qui se des­sine pour demain sem­ble bien frag­ile et vul­nérable, car dépen­dant d’une eau cap­tée et achem­inée à grand ren­fort d’énergie fos­sile.

À con­tre-courant du régime d’innovation dom­i­nant, les paysans sahéliens ont choisi la voie de la sobriété. Con­fron­tés depuis des siè­cles à d’importantes lim­i­ta­tions sur la ressource en eau, ces mil­lions de «chercheurs aux pieds nus» n’ont cessé d’innover en silence. Au «tou­jours plus d’eau, quoi qu’il en coûte», ils ont préféré un principe de parci­monie. Et le zaï, aus­si médi­atisé soit-il, n’est que la face émergée de l’iceberg : demi-lunes, cor­dons pier­reux, cuvettes fruitières, mares, cul­tures strat­i­fiées… Ces tech­niques ances­trales méri­tent toute notre atten­tion car elles représen­tent des formes intel­li­gentes d’adaptation à des con­di­tions ther­miques et hydriques extrêmes, proches de ce que vivront les pays méditer­ranéens en 2100 dans un scé­nario cli­ma­tique à +4 °C.

Pour con­stru­ire un nou­veau réc­it sur l’avenir mon­di­al de l’eau, ten­dons donc l’oreille et écou­tons les secrets des paysans sahéliens.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Raphaël Belmin, chercheur en agronomie, pho­tographe, accueil­li à l’Institut séné­galais de recherch­es agri­coles (ISRA, Dakar)Hama­do Sawado­go, chercheur en agronomie à l’In­sti­tut de l’en­vi­ron­nement et des recherch­es agri­coles (INERA)et Mous­sa N’Dienor, chercheur en agronomie à l’In­sti­tut sénégalais de recherch­es agri­coles (ISRA). Vous pou­vez lire l’article orig­i­nal ici.