L'enquête

«Couper des arbres pour faire voler des avions, c’est un non-sens absolu» : dans les Pyrénées-Atlantiques, le projet E-CHO inquiète

Rester kérosène. Près de Pau, l’entreprise française Elyse Energy prévoit de produire des biocarburants pour les avions et les bateaux à partir de grandes quantités de bois. Risques pour les forêts alentour, pressions sur l'eau, consommation exorbitante d’énergie… Vert a enquêté sur les impacts de ce projet.
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C’est un projet industriel «pionnier» et décrit, jusqu’au plus haut niveau d’État, comme une «chance pour la souveraineté énergétique de la France». Il contribuera, selon les mots de l’ancien ministre de l’industrie et de l’énergie Marc Ferracci, à faire du pays «un leader mondial du transport aérien décarboné». On parle ici de BioTjet, porté par l’entreprise française Elyse Energy. Prévu pour se déployer sur le bassin industriel de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, ce projet vise à produire du carburant «bas carbone» (faible en émissions de gaz à effet de serre) pour l’aviation en utilisant du bois.

En avril, BioTjet a été retenu parmi les quatre lauréats d’un appel à projets gouvernemental nommé Carb’Aero, avec à la clé une enveloppe publique de 100 millions d’euros pour lui tout seul. Les arguments du constructeur ont su convaincre les ministres de l’énergie et des transports. Le procédé porté par BioTJet repose sur l’utilisation de deux ingrédients principaux : l’hydrogène, produit à partir de l’eau grâce à l’électricité, et le carbone, capté par le bois. Selon Elyse Energy, cette combinaison permet de créer un carburant dont le bilan carbone est réduit «d’au moins 70% sur l’ensemble du cycle de vie par rapport aux carburants fossiles».

Jeudi, une mobilisation citoyenne doit se tenir devant l’aéroport de Bordeaux pour dénoncer le futur partenariat commercial entre l’aéroport et Elyse Energy. © Dylan Agbagni/Wikimedia

Malgré cette promesse de réduire le bilan carbone du secteur de l’aviation, BioTjet rencontre une forte opposition des associations locales de protection de l’environnement et des riverain·es. Plus largement, c’est le vaste projet «E-CHO» (prononcer «Éko») qui crispe et BioTjet en est l’une des composantes principales. E-CHO vise à produire du carburant «bas carbone», ou «biocarburant», pour les transports aérien et maritime, pour un coût total du projet de 2 milliards d’euros. En tout, trois usines doivent voir le jour, sur le vaste bassin industriel de Lacq, à l’ouest de la ville de Pau. BioTJet mobilisera l’une d’entre elles.

Une pétition anti-E-CHO lancée il y a plus d’un an a déjà recueilli 27 000 signatures. Et plusieurs manifestations se sont tenues dans le Sud-Ouest ces derniers mois, notamment en juin dernier à Pau, à l’initiative du collectif d’associations Forêts Vivantes Pyrénées, qui a rassemblé plus d’un millier de personnes. Jeudi 11 décembre, une mobilisation citoyenne doit également se tenir devant l’aéroport de Bordeaux (Gironde), pour dénoncer le futur partenariat commercial entre l’aéroport (potentiel futur acheteur du «biocarburant») et Elyse Energy.

Solal Bordenave, du collectif Forêts Vivantes Pyrénées, résume la position des opposant·es : «Couper des arbres pour faire voler des avions, c’est un non-sens.» Les autorisations environnementales pourraient être délivrées par la préfecture début 2026. Les travaux, quant à eux, débuteraient dès 2027.

Un projet «incompatible avec la protection des forêts»

Pour produire son «bio-kérosène», Elyse Energy prévoit de collecter d’importants volumes de biomasse – c’est-à-dire du bois brut ou des résidus de bois – dans un périmètre de 400 kilomètres autour de Lacq. L’entreprise table sur 300 000 tonnes de matière sèche par an, ce qui équivaut à 500 000 tonnes de bois humide (tel qu’il est présent à son état naturel dans une forêt). Une pression jugée intenable par les opposant·es. Ce projet est «incompatible avec la protection des forêts, des puits de carbone et de la biodiversité», juge l’association Forêts Vivantes Pyrénées.

Une manifestation a rassemblé plus d’un millier d’opposant·es au projet, le 14 juin, à Pau. © Forêts vivantes Pyrénées

Pascal Lachaud, de l’association Touche pas à ma forêt, abonde auprès de Vert : «Elyse Energy prévoit de prélever de la biomasse dans un périmètre très vaste, qui concerne l’ensemble du massif pyrénéen, et plus encore. Ces forêts subissent déjà les effets du dérèglement climatique. Et il y a de nombreux signes avant-coureurs de maladies. Ce projet ne va qu’accroître la pression qu’elles subissent déjà.» Si Pascal Lachaud reconnaît que la forêt pyrénéenne croît encore, il souligne qu’elle est cependant très jeune. «Pour qu’elle joue son rôle de régulateur thermique, il faut la laisser vieillir», plaide-t-il.

Depuis octobre 2023, une concertation publique est menée, sous la tutelle de la Commission nationale du débat publique (CNDP), pour favoriser localement les échanges entre le porteur de projet Elyse Energy et les associations, les citoyen·nes et les municipalités. Dans le bilan des échanges qui ont eu lieu en 2024, la CNDP écrit : «Certains participants ont exprimé de nombreux doutes quant à la disponibilité réelle de la biomasse nécessaire au projet, et remettent en cause les données de tonnages pris en compte par Elyse Energy.»

Le porteur de projet assure de son côté que la biomasse dite «forestière» (du bois directement issu des forêts) ne serait utilisée qu’au démarrage, avant d’être progressivement remplacée par de la biomasse «secondaire» : bois recyclé, résidus de chantiers, mobilier en fin de vie, voire déchets agricoles comme les bois d’arrachage de vignes ou de vergers. Selon l’entreprise, cette bascule diversifierait les sources et éviterait toute pression excessive sur les massifs forestiers. À l’horizon 2031, l’approvisionnement reposerait à parts égales sur trois catégories : bois noble, déchets de bois, déchets agricoles – environ 150 000 tonnes pour chaque.

Cette trajectoire ne convainc pas Pascal Lachaud : «Je ne sais pas d’où va venir cette biomasse secondaire !» Les spécialistes mandatés par la Commission nationale du débat public (CNDP) ne le savent pas non plus. Le bureau d’études Solagro, chargé il y a quelques mois d’évaluer la crédibilité du plan d’approvisionnement, juge les volumes anticipés en déchets agricoles «très optimistes à court terme». Ces filières n’existent pas encore réellement, elles nécessiteraient d’être créées presque de toutes pièces et demanderaient des moyens considérables pour être structurées. Même constat pour le bois issu de déchets : il est complexe à valoriser, et déjà fortement convoité par d’autres industries de la région.

«Le risque que le projet E-CHO finisse par renforcer la pression sur les massifs forestiers est réel», résume Florin Malafosse, auteur de l’étude, interrogé par Vert. Il doute aussi de la capacité de l’industriel à basculer du bois forestier au bois secondaire : «En général, les acteurs ont l’habitude de traiter des bois forestiers. Une fois les filières en place, il est très compliqué de se diversifier.»

Une consommation d’eau équivalente à celle de la ville de Pau

Autre point de tension majeur : l’eau. Les trois unités d’E-CHO nécessiteraient près de quatre millions de mètres cubes par an (3,6 selon les derniers chiffres présentés par Elyse Energy), prélevés dans le gave de Pau, l’un des principaux cours d’eau de la région. Un volume colossal, selon l’agence de l’eau Adour-Garonne : «Sur la base d’une consommation par habitant de 140 litres par jour, ce volume est à rapprocher de la consommation annuelle de 80 000 habitant·es, autant que la ville de Pau.» Pour un territoire déjà marqué par des épisodes de sécheresse, ce prélèvement interroge : quel impact sur les usages agricoles ? Sur les milieux aquatiques ? Sur les besoins futurs en eau potable ? «Dans le contexte de diminution des précipitations, et de baisse de l’enneigement, ces prélèvements ne peuvent que renforcer les pressions sur le gave de Pau», alerte Pascal Lachaud.

Une manifestation à Pau, le 31 mai 2025. © Forêts vivantes Pyrénées

À cela s’ajoute une consommation d’énergie exorbitante : 4,16 térawattheures (TWh) chaque année. C’est l’équivalent de la consommation du département des Pyrénées-Atlantiques, qui était de 4,3 TWh en 2022. «Ça veut dire que le projet va mobiliser toute une nouvelle tranche nucléaire», pointe Solal Bordenave. Il alerte aussi sur le procédé industriel retenu, qu’il juge faible en termes de rendement énergétique : «La production fournira seulement 1% de la quantité de carburant consommée chaque année par les avions en France hexagonale.»

Contacté par Vert au sujet de l’approvisionnement en bois, en eau et en énergie du projet, Elyse Energy n’a pas répondu. Dernier enjeu – et non des moindres : la performance climatique réelle du carburant. Pour être conforme à la directive européenne RED III, et donc être reconnu comme carburant d’aviation durable (SAF), le «biokérosène» d’E-CHO doit garantir une réduction d’au moins 70% des émissions par rapport à un kérosène classique, produit à partir de matières fossiles (du pétrole, notamment).

Selon le cabinet Carbone 4, mandaté par la CNDP pour analyser le projet, ce seuil apparaît théoriquement atteignable. Mais tout dépendra de l’origine de l’électricité consommée, insiste Michael Margo, auteur du rapport de Carbone 4 interrogé par Vert. En fonction du mix énergétique réellement mobilisé (renouvelable ou fossile), le critère des 70% pourrait ne pas être respecté – ce qui remettrait en cause la viabilité règlementaire et économique du projet.

Pas de réduction du trafic aérien et maritime prévu

À l’heure où l’Union européenne impose aux États membres d’incorporer au moins 5% de carburants durables dans l’aviation d’ici à 2035, puis 28% d’ici à 2050 via son règlement «ReFuelEU Aviation», ce projet peut apparaître comme une aubaine pour le gouvernement. Selon les chiffres avancés par l’entreprise, la production annuelle atteindrait à terme 87 000 tonnes de e-biokérosène pour l’aviation et 80 000 tonnes de e-méthanol pour le transport maritime.

À l’issue de plusieurs mois d’échanges autour du projet E-CHO et de son opportunité, une question reste centrale, aux yeux de Pascal Lachaud : «Ne faudrait-il pas réduire l’usage des avions et des navires, plutôt que de réduire leur empreinte carbone avec des solutions qui mettent en péril nos forêts ?» Ce jeudi, à Bordeaux, plusieurs associations prôneront elles aussi cette vision de la sobriété, parmi lesquelles Greenpeace France, Attac et Extinction rebellion.

L’enjeu de cette marche, selon Solal Bordenave : «Montrer à l’aéroport de Bordeaux qu’il n’a pas intérêt à s’approvisionner en carburant faussement bas carbone. Cela ne bénéficiera pas positivement à son image.» Surtout : «Interrompre E-CHO, car ce projet n’a pas pour finalité réelle de décarboner l’aviation, mais bien d’aider les aéroports à faire du greenwashing.»

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