Le vert du faux

Coupe du monde de rugby : événement à «impact positif» ou greenwashing ?

Les organisateurs de la Coupe du monde de rugby ont promis d’en faire une compétition «à impact positif sur la société et sur la planète». Malgré des efforts certains, ces engagements sont parfois trop ambitieux pour être réalistes. Et certains sponsors, comme TotalEnergies ou la Société générale, très gênants.
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Rug­by or not to be. Tout le monde a vu les images des All Blacks descen­dre d’un TGV, quelques jours avant le match d’ouverture de la Coupe du monde con­tre les Bleus. Ce n’était pas qu’un coup de com’, mais bien le reflet d’une poli­tique assumée de la part du comité d’organisation. Pour faire du train le mode de trans­port le plus util­isé, il a déter­miné cer­taines règles : les déplace­ments réal­is­ables en moins de 5h30 porte-à-porte, doivent se faire en train et en bus (pour les derniers kilo­mètres). Au moins 70% des tra­jets des équipes doivent pass­er par le rail, soit 80 voy­ages en train réal­isés par les sélec­tions nationales, d’après la SNCF.

L’équipe des All Blacks arrivant à Paris Gare de Lyon mer­cre­di 6 sep­tem­bre. © Han­nah Peters / Get­ty images via AFP

À titre de com­para­i­son, lors de l’Euro de foot­ball 2016, dernière com­péti­tion sportive d’ampleur com­pa­ra­ble à avoir été organ­isée en France, seule une équipe (la Roumanie) avait choisi le train, selon la SNCF. Si le trans­port des équipes peut sem­bler anec­do­tique face à celui des spectateur·rices, ce sym­bole nor­malise l’usage du rail. D’après l’Agence de la tran­si­tion écologique (Ademe), «plus de 80 % des émis­sions de gaz à effet de serre imputées à une man­i­fes­ta­tion sportive sont dues au trans­port des per­son­nes (organ­i­sa­tion et sup­port­ers)».

Indi­recte­ment, c’est aus­si un joli pied de nez à la polémique qui avait entaché le foot français en sep­tem­bre dernier : alors qu’un jour­nal­iste inter­ro­geait l’entraîneur du Paris Saint-Ger­main sur la pos­si­bil­ité de réalis­er cer­tains déplace­ments en train plutôt qu’en jet privé, Christophe Galti­er avait ironique­ment sug­géré d’aller jusqu’à Nantes en char à voile, à côté d’un Kylian Mbap­pé écroulé de rire.

Une empreinte carbone loin d’être anodine

Un événe­ment d’une telle ampleur, organ­isé sur six semaines, avec 20 équipes et deux mil­lions de spectateur·rices (dont 600 000 étranger·es), implique un lourd bilan car­bone, estimé entre 350 000 et 650 000 tonnes de CO2, selon un porte-parole de World Rug­by con­tac­té par Vert. Une esti­ma­tion plus ou moins rac­cord avec celle réal­isée par Sami, une start-up d’évaluation d’empreinte car­bone, qui les a éval­uées à 640 000 tonnes de CO2 dans un vaste rap­port. Cela cor­re­spond peu ou prou aux émis­sions annuelles de 64 000 Français·es, soit le nom­bre d’habitant·es d’une ville comme Valence (Drôme) ou Bourges (Cher).

Les organisateur·rices dis­po­saient d’un avan­tage con­sid­érable : la com­péti­tion n’a req­uis la con­struc­tion d’aucun stade, à la dif­férence d’autres grands événe­ments sportifs comme la Coupe du monde de foot au Qatar en 2022. À titre de com­para­i­son, cette dernière a entrainé l’émission de 3,6 mil­lions de tonnes de CO2 selon la Fifa — près du dou­ble d’après Car­bon mar­ket watch, une ONG spé­cial­isée dans le comp­tage car­bone.

Le comité d’organisation a promis de com­penser les émis­sions de gaz à effet de serre de l’événe­ment, en investis­sant notam­ment dans la plan­ta­tion de man­groves, con­nues pour leur capac­ité d’absorption impor­tante de CO2. Un engage­ment qui n’est pas acquis pour l’instant, car tout dépen­dra de la capac­ité de l’organisation à boucler leur bud­get pour la com­pen­sa­tion car­bone, «ce qui n’est pas le cas à date», a indiqué à Vert un porte-parole de World rug­by. On se sou­vient de la Coupe du monde de foot­ball au Qatar, cen­sée être «neu­tre en car­bone» grâce à la Fifa qui promet­tait d’acheter des crédits de com­pen­sa­tion — ce que l’on attend encore.

Des partenaires encombrants

Mal­gré une bonne volon­té affichée, la Coupe du monde de rug­by ne fera pas oubli­er cer­tains spon­sors embar­ras­sants. D’abord son parte­naire his­torique depuis 1987, la Société générale : avec 98 mil­lions de dol­lars (91 mil­lions d’euros) alloués aux fos­siles depuis l’Accord de Paris en 2015, elle est la deux­ième banque (der­rière BNP Paribas) à les avoir le plus sub­ven­tion­nées (notre arti­cle).

Mais le parte­nar­i­at le plus polémique est sûre­ment celui noué avec le pétroli­er Total­En­er­gies, dénon­cé par Green­peace France depuis 2021. Dans une récente vidéo, l’ONG dépeint un stade de rug­by dont les joueurs et le pub­lic sont noyés sous le pét­role au cours d’un match.

«On estime que [l’industrie fos­sile] extrait l’équivalent d’un stade rem­pli de pét­role toutes les 3 heures et 37 min­utes – soit plus de 6,5 stades toutes les 24 heures. Autrement dit, le temps pour les sup­port­ers de se ren­dre au stade et d’assister à un match de rug­by suf­fi­rait à ensevelir le Stade de France», pointe l’ONG, qui fustige «un parte­nar­i­at cli­mati­cide». Une cri­tique bal­ayée par la direc­tion de Total­En­er­gies, qui souligne plutôt son rôle d’acteur cen­tral de la tran­si­tion vers des éner­gies bas-car­bone — ce qui n’est pas tout à fait vrai, puisque Total­En­er­gies con­tin­ue de pro­duire infin­i­ment plus de pét­role que d’énergies renou­ve­lables (notre arti­cle).

Une Coupe du monde écolo est possible

«On ne peut pas nier les efforts qui ont été faits, mais on ne peut pas par­ler d’”impact envi­ron­nemen­tal posi­tif” pour autant pour l’instant», juge auprès de Vert Paul Delanoë, expert car­bone pour la start-up Sami. Il est co-auteur du rap­port réal­isé par l’entreprise sur la com­péti­tion, qui imag­ine à quoi pour­rait ressem­bler une Coupe du monde com­pat­i­ble avec l’Accord de Paris.

Ce dernier pro­pose notam­ment de plan­fon­ner à 1% du total les supporter·ices non-européen·nes, afin de lim­iter le recours à l’avion, ou de ven­dre deux tiers des bil­lets à des résident·es du pays hôte. Des mesures ambitieuses et rad­i­cales qui réduiraient de 85% les émis­sions liées aux déplace­ments. Pour per­me­t­tre aux fans de rug­by du monde entier de prof­iter de l’événement, les auteurs de l’étude sug­gèrent la mise en place de grandes fan zones délo­cal­isées afin de vivre la Coupe du monde à dis­tance. «Et ça a aus­si une dimen­sion sociale intéres­sante pour ren­dre l’événement plus acces­si­ble à tous», pointe l’expert.

«Dire qu’on passe à 1% de sup­port­ers étrangers, je com­prends que ça paraisse inaudi­ble aujourd’hui, mais la vraie ques­tion, c’est plutôt : “est-ce que ce type d’événements pour­ra tou­jours exis­ter dans 30 ans, alors qu’il fera peut-être trop chaud, que les Fid­ji seront peut-être sous l’eau ?”», inter­roge Paul Dela­noe. Le trans­port étant de loin le poste le plus émet­teur, les com­péti­tions sportives ne pour­ront pas espér­er baiss­er leurs émis­sions à un niveau accept­able tant que les déplace­ments ne seront pas soit restreints, soit moins car­bonés.

Les auteurs de ce rap­port veu­lent croire que le change­ment pour­ra pass­er par le sport, et notam­ment par le rug­by. «Le rug­by s’enorgueil­lit sou­vent des valeurs de sol­i­dar­ité et d’entraide, et les met plus en avant que le foot­ball. Ces événe­ments ont beau­coup de sens pour les fans, et on ne se rend pas compte de la caisse de réso­nance que ça peut représen­ter pour le pub­lic», avance Paul Delanoë. «Je suis per­suadé que le sport a un énorme rôle à jouer dans la sen­si­bil­i­sa­tion des gens à l’écologie.» La prochaine fois, les organ­isa­teurs de la Coupe du monde de rug­by seront-ils prêts à trans­former l’essai ?