Quel est le point commun entre le canard siffleur, le canard souchet ou encore le fuligule milouin ? Tous trois sont des oiseaux d’eau migrateurs menacés, dont les populations sont en déclin en Europe. Surtout, ils devaient faire l’objet d’une restriction de leur chasse en France à partir de cet automne (voire d’une suspension totale, pour le fuligule milouin).

Ça, c’était avant que la puissante Fédération nationale des chasseurs (FNC) intervienne pour torpiller le projet d’arrêté rédigé par le ministère de la transition écologique. Ce document officiel, que Vert s’est procuré et dont nous publions des extraits, prévoyait notamment de mettre en place deux nouveaux moratoires (soit des interdictions totales de chasse) «sur l’ensemble du territoire métropolitain jusqu’au 1er juillet 2028» concernant le fuligule milouin – mais aussi le lagopède alpin, un rare oiseau de haute montagne dont les tirs sont déjà très limités.
Aux origines : des recommandations européennes, basées sur des travaux scientifiques
Transmis le 19 juin dernier à l’ensemble des acteurs concernés, le projet d’arrêté devait aussi réduire les périodes de chasse (et, en théorie, le nombre d’oiseaux abattus) de six migrateurs : la caille des blés, la grive mauvis, et quatre espèces de canards (siffleur, souchet, pilet et sarcelle d’hiver). «Ce projet vise à mettre la France en conformité avec la réglementation européenne, qui s’appuie sur les connaissances scientifiques les plus récentes en matière d’état de conservation des espèces chassables», rappellent dans un communiqué commun la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et France nature environnement (FNE).

Ces restrictions découlent des recommandations édictées par la Commission européenne en novembre dernier, et confirmées par écrit à la demande du ministère de la transition écologique. Elles sont elles-mêmes basées sur une évaluation de l’état des populations d’une trentaine d’espèces d’oiseaux chassables, présentée dès juin 2024 par un groupe de chercheur·ses européen·nes. Des «intimidations écologistes qui n’ont pas de justification scientifique», avait réagi la FNC à l’époque.
«Ce ne sont pas des données sorties du chapeau par l’Europe, mais bien un travail scientifique fait par des experts à la pointe du sujet, martèle auprès de Vert un chercheur qui connaît bien le dossier, sous couvert d’anonymat. Ces résultats nous disent que ce que l’on prélève est trop important pour que les populations d’oiseaux concernées puissent le supporter, en l’état des connaissances actuelles.»
Directeur général de la LPO, Cédric Marteau souligne auprès de Vert l’intention et le cap que donnait ce projet d’arrêté initial, tout en rappelant qu’il «manquait des espèces» par rapport aux recommandations européennes. Par exemple, il ne prévoyait qu’une réduction de période de chasse pour la grive mauvis, la caille des blés et le canard siffleur, alors que la Commission européenne demande explicitement un «moratoire temporaire» sur ces espèces.

Une telle approche vise à répondre à un principe de précaution, explique Dominique Py, en charge du dossier Chasse et faune sauvage à France nature environnement (FNE) : «On suspend la chasse des espèces en mauvais état de conservation le temps de mettre en place une gestion adaptative, soit des quotas répartis entre les pays européens et réévalués tous les ans selon l’état des populations.» Ainsi, la chasse à la tourterelle des bois, interrompue en France depuis 2021, va reprendre cet automne après le redressement de sa population, avec un quota de 10 560 oiseaux cette saison.
Colère du monde de la chasse et soutien de l’extrême droite
Pas de quoi satisfaire le monde de la chasse, qui s’est mobilisé en masse ces dernières semaines pour faire échouer le projet d’arrêté. Dès le 20 juin, la FNC publiait une «alerte moratoire» sur son site, où son président – le très médiatique Willy Schraen – s’en prenait à la ministre de la transition écologique, Agnès Pannier-Runacher : «Une fois de plus une ministre écolo, techno et hors-sol, rajoute des normes et des contraintes à son seul bon vouloir alors que personne ne lui demande !»
Son appel à une réaction des chasseuses et chasseurs a rapidement été entendu. Lancée au lendemain de l’alerte, la pétition «contre le moratoire sur la chasse des oiseaux migrateurs» approche aujourd’hui 20 000 signatures. Landes, Gironde, Pas-de-Calais… dans de nombreux bastions de la chasse au gibier d’eau, des manifestations ont été organisées ces dernières semaines par des sauvaginiers – le nom donné aux chasseurs d’oiseaux d’eau.
En baie de Somme, certain·es chasseur·ses ont menacé de mettre en place des barrages filtrants, voire de bloquer le Tour de France, qui passait à Amiens (Somme) le 8 juillet. Dans une autre ambiance, une banderole «Père Fouras soutient la chasse» a été tendue sur le célèbre fort Boyard, au large de la Charente-Maritime.
La complainte des chasseur·ses a reçu l’oreille attentive de certain·es élu·es. Depuis l’annonce du projet d’arrêté le 20 juin, Vert a recensé 13 questions adressées au gouvernement par des député·es ou des sénateur·ices pour alerter sur l’avenir de la chasse au gibier d’eau. Elles émanent majoritairement d’élu·es du Rassemblement national (RN), mais aussi de quelques centristes, socialistes ou communistes.

Le 24 juin, une cinquantaine de député·es membres du groupe d’études Chasse et pêche à l’Assemblée nationale ont signé un communiqué de presse demandant à la ministre de la transition écologique de «suspendre» son projet de décret et d’«engager une véritable concertation» sur la base des données européennes qui seront actualisées à l’automne prochain. Le même jour, 53 parlementaires d’extrême droite (RN, Reconquête et Union des droites pour la République) ont signé une tribune publiée dans le JDD – demandant au gouvernement de «cesser d’ignorer les chasseurs» et appelant au «retrait du projet» –, relayée par plusieurs sites pro-chasse.
Un nouvel arrêté qui revient sur toutes les avancées initialement prévues
Le 26 juin dernier, la réunion du Conseil national de la chasse et de la faune sauvage (CNCFS) – un groupe consultatif chargé de se prononcer sur l’arrêté en question et regroupant l’État, les chasseur·ses, des associations, des scientifiques et des représentant·es de l’agriculture et de la forêt – a été reportée. La raison : le boycott de l’ensemble des représentant·es de la chasse, majoritaires au sein de l’instance.
Une série de coups de pression réussie, puisque le ministère de la transition écologique convoque une nouvelle réunion, mercredi 16 juillet, avec au menu un projet d’arrêté très différent du précédent. Ce document, que Vert s’est aussi procuré, revient sur l’ensemble des restrictions initialement prévues, comme s’en est aussitôt félicitée sur son site la FNC.
Contacté par Vert, Thierry Coste, son influent conseiller politique, réfute toute «victoire» : «Juste un peu de bon sens retrouvé après un dialogue franc et direct avec la ministre et en restant sur les connaissances scientifiques du moment», glisse ce lobbyiste écouté jusqu’au sommet de l’État.

Dans le nouvel arrêté, qui doit encore être soumis mercredi au CNCFS, puis à une consultation publique avant d’entrer en vigueur, les moratoires initialement annoncés ont été effacés. À la place, la ministre a promis dans les colonnes du Chasseur français de «mettre toute suite en place» la «gestion adaptative» du fuligule milouin, «avec un quota de prélèvement qui devra être défini avant l’ouverture de la chasse».
Mais, selon Dominique Py, cette «gestion adaptative» doit se faire au niveau européen : «Ce sont des espèces migratrices, cela aurait peu de sens que chaque pays décide des chiffres dans son coin.» «Si des recommandations de gestion européenne sont formulées, alors les experts de la gestion adaptative nationale [un comité scientifique français doit être mis en place, NDLR] les appliqueront», répond à Vert le ministère de la transition écologique. Les associations environnementales craignent cependant que la composition et le fonctionnement de ce nouveau comité d’expert·es permette aux chasseur·ses d’imposer leurs propres chiffres.
«C’est comme si on interdisait de rouler à plus de 600 kilomètres heure sur l’autoroute»
Concernant les six autres espèces qui devaient voir leur période de chasse restreinte : les dates initiales de fermeture de la chasse sont rétablies. Un nombre maximal de prélèvements est aussi mis en place, à hauteur de 15 canards par chasseur et par jour (et 25 par hutte et par nuit, pour les chasses nocturnes). Un quota de 15 oiseaux par jour et par chasseur est décidé pour la caille des blés, tandis qu’aucune restriction n’est prévue pour la grive mauvis.

«De la poudre aux yeux», pour Dominique Py de FNE, qui estime que «ces chiffres sont astronomiques». «Si on les additionne, ces quotas sont supérieurs aux populations européennes d’oiseaux, complète Cédric Marteau. C’est comme si on interdisait de rouler à plus de 600 kilomètres heure sur l’autoroute !»
«Cela veut dire qu’il est possible qu’un chasseur rentre chez lui chaque soir avec 15 sarcelles d’hiver tuées, alors que c’est une espèce qui est en déclin et que l’Europe demande de réduire les prélèvements», s’inquiète aussi une source scientifique, qui confirme à Vert que «ces quotas sont faits pour ne pas être contraignants».
«Ces plafonds limitent les prélèvements, là où aucun seuil quotidien n’existait auparavant», nuance auprès de Vert le ministère de la transition écologique. Ce dernier précise que les chasseur·ses devront déclarer «en temps réel» leurs prélèvements sur une application, qui permettra «d’ajuster les plafonds quotidiens si ceux-ci s’avèrent trop important».
En cas de «renoncement» du ministère, la LPO réfléchit déjà à saisir le Conseil d’État pour contraindre la France à appliquer ses obligations européennes. «Ce n’est pas normal que le droit soit le dernier ressort pour rappeler leurs obligations aux politiques qui s’engagent dans la défense de l’intérêt général», regrette Cédric Marteau.
De son côté, la Fédération nationale des chasseurs a déjà dans le viseur deux des derniers moratoires restants, mis en place depuis plusieurs années pour protéger le courlis cendré et la barge à queue noire (deux oiseaux de zones humides) : «Les données montrent une amélioration de leur état de conservation et nous allons y travailler.» Le renouvellement pour un an de ces suspensions de chasse est soumis à consultation publique jusqu’au 25 juillet prochain.
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