Le vert du faux

Combien de planètes faudrait-il pour compenser l’ensemble de nos émissions de CO2 en plantant des arbres ?

Plutôt que de réduire leurs émissions à la source, un nombre croissant de grandes entreprises et d’États promettent de planter des quantités phénoménales d’arbres pour compenser leurs activités. Or, cette solution ne peut en aucun cas être la seule déployée. Si c’était le cas, il nous faudrait pas moins de 4,5 planètes Terre.
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Ça sent le sapin. Ven­dre­di 28 octo­bre, le prési­dent de la République, Emmanuel Macron, a annon­cé vouloir planter un mil­liard d’arbres d’ici dix ans, soit 10 % de la sur­face actuelle de la forêt française. Par ailleurs, de très nom­breux États et de grandes entre­pris­es se sont engagées à attein­dre la neu­tral­ité car­bone en 2050, c’est-à-dire qu’à cette date, l’ensemble des émis­sions de gaz à effet de serre (GES) devra être com­pen­sée par des puits de car­bone, naturels ou arti­fi­ciels. Sur terre, les prin­ci­paux puits de car­bone naturels sont les forêts. Mais celles-ci peu­vent-elles pren­dre en charge l’ensemble de nos émis­sions de GES actuelles ?

Combien de carbone stocke un arbre ?

Un arbre est ali­men­té et grandit grâce à la pho­to­syn­thèse, qui lui per­met de trans­former la lumière du soleil, l’eau et le dioxyde de car­bone (CO2) de l’air en glu­cose, en eau et en oxygène. Le glu­cose de l’arbre — appelé cel­lu­lose, le bois — est com­posé pour moitié de car­bone. La masse de car­bone con­tenue dans un arbre équiv­aut à 50 % de sa bio­masse, c’est-à-dire de sa masse sèche.

Sur une durée de vie de 50 à 100 ans, un arbre stocke en moyenne près de 35 kilo­grammes (kg) de CO2 par an. Mais cela dépend forte­ment de son essence, de sa durée de vie et de sa sit­u­a­tion géo­graphique (arbre isolé ou en forêt). « Planter un arbre est un con­cept de mar­ket­ing, il faut raison­ner à l’hectare », relève Thais Droz­dows­ki, fon­da­trice de Inuk, un opéra­teur de con­tri­bu­tion car­bone.

Combien de carbone stocke un hectare de forêt ?

Les forêts con­stituent un stock de car­bone à tra­vers la bio­masse (le bois), le sol, le bois mort et la matière organique en dépôt sur le sol. Pour con­naître la masse de car­bone stock­ée par les forêts, « on réalise des inven­taires depuis les années 1900, comme l’inventaire nation­al en France, explique à Vert Phillippe Ciais, chercheur au Lab­o­ra­toire des Sci­ences du cli­mat et de l’en­vi­ron­nement et mem­bre du Glob­al Car­bon Project. Chaque année, les forestiers mesurent 7 000 placettes d’un hectare qui sont représen­ta­tives de la var­iété des forêts. Avec des géo­sta­tis­tiques, ils pensent avoir des moyennes fiables dans toutes les éco-régions ». De nou­velles méth­odes, basées sur l’imagerie aéri­enne de très haute réso­lu­tion, per­me­t­tent désor­mais à une intel­li­gence arti­fi­cielle de compter tous les arbres, « y com­pris les arbres isolés qui représente 19 % de la cou­ver­ture en France. En mesurant la sur­face de la couronne et la hau­teur de l’arbre, on peut chiffr­er le car­bone con­tenu dans les arbres », détaille-t-il.

© FAO

Les forêts sont, de loin, le prin­ci­pal puits de car­bone ter­restre. A l’échelle mon­di­ale, elles cou­vrent plus de qua­tre mil­liards d’hectares, soit 30 % de la sur­face con­ti­nen­tale. Selon le Groupe d’experts inter­gou­verne­men­tal sur l’évolution du cli­mat (Giec), les ter­res émergées ont absorbé six mil­liards de tonnes nettes d’équivalent CO2 par an en moyenne entre 2007 et 2016 — « nettes », car on cal­cule la dif­férence entre ce qu’elles émet­tent et ce qu’elles stock­ent. En divisant les tonnes absorbées par les hectares de forêts, on peut estimer à 1,5 tonne par hectare en moyenne l’absorption annuelle de GES par les forêts dans le monde.

Un chiffre cohérent avec les études de l’Ademe et de l’IGN qui avançaient, en 2019, que les forêts français­es stock­aient 4,8 teqCO2 (tonnes d’équivalent CO2) par hectare et par an (70 MteqCO2 cap­té, divisé par la sur­face de forêts, de l’ordre de 14,7 mil­lions d’hectares). Mais la séques­tra­tion de car­bone a bais­sé de moitié au cours de la dernière décen­nie, comme l’a relevé le Haut con­seil pour le cli­mat dans son dernier rap­port. Il évoque trois fac­teurs prin­ci­paux : l’augmentation de la mor­tal­ité des arbres, la hausse des prélève­ments et la diminu­tion de la pro­duc­tion biologique. « Il y a une sat­u­ra­tion parce que les forêts devi­en­nent plus matures », pré­cise Philippe Ciais.

Combien d’hectares faudrait-il planter pour absorber toutes nos émissions de CO2 ?

Selon le Pro­gramme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), les émis­sions mon­di­ales de gaz à effet de serre s’élèvent à 52,8 mil­liards de tonnes en 2021 — dont 6 seraient absorbées par les forêts. En extrap­olant, et pour les com­penser entière­ment, il faudrait donc aug­menter de 780% le cou­vert foresti­er. Cela équiv­audrait à planter 31 mil­liards d’hectares sup­plé­men­taires. Or, la sur­face totale émergée des con­ti­nents représente 14,8 mil­liards d’hectares. Même en recou­vrant les déserts, les pôles, les champs et les villes d’arbres, il faudrait pas moins de trois planètes… Mais ce n’est pas tout.

Quelle est la surface disponible sur Terre pour planter des arbres ?

Parue dans la revue Sci­ence en 2019, une étude a mon­tré que sur Terre, 0,9 mil­liard d’hectares au max­i­mum pour­raient être util­isés pour planter de nou­veaux arbres. Une zone « de la taille des Etats-Unis ». « Une fois adultes, avan­cent les auteur·rices du rap­port, ces nou­velles forêts pour­raient stock­er 205 mil­liards de tonnes de car­bone : env­i­ron les deux tiers des 300 mil­liards de tonnes de car­bone qui ont été libérées dans l’atmosphère par l’activité humaine depuis la révo­lu­tion indus­trielle ». Des analy­ses sim­plistes, juge Philippe Ciais : « c’est une grossière erreur de penser qu’on va retir­er deux tiers des GES de l’atmosphère, car quand on émet du CO2 en rai­son de nos activ­ités indus­trielles fos­siles, la moitié est réab­sorbée par la végé­ta­tion et les océans. Si on met une tonne dans un arbre, l’océan va relâch­er 0,5 tonne pour main­tenir le sys­tème en équili­bre. »

Pour con­tenir le réchauf­fe­ment plané­taire à 2°C par rap­port à l’ère préin­dus­trielle, soit l’objectif de l’Accord de Paris, « on peut enlever 400 giga­tonnes [mil­liards de tonnes, NDLR] de CO2 sur 100 ans en pra­ti­quant la séques­tra­tion à forte dose, soit huit ans de nos émis­sions actuelles. Après, on ne peut plus com­penser », détaille Philippe Ciais. Le volet 3 du dernier rap­port du Giec évoque en effet un poten­tiel de séques­tra­tion du car­bone et de réduc­tion des émis­sions liées aux forêts de 5–6 giga­tonnes de CO2 par an. Bien loin des 52 Gt que nous avons émis­es en 2021.

Emmanuel Macron et Don­ald Trump plantent un arbre à Wash­ing­ton en 2018 © JIM WATSON / AFP

Combien de planète faudrait-il pour compenser l’ensemble de nos émissions annuelles ?

En addi­tion­nant le poten­tiel de 6 GtCO2eq évo­qué ci-dessus et les 6 GtCO2eq déjà absorbées par les forêts, on arrive à 12 GtCO2eq. Dans les con­di­tions actuelles, il faudrait donc 4,5 planètes pour absorber la total­ité de nos émis­sions annuelles en plan­tant des arbres, sans compter les émis­sions déjà émis­es par nos activ­ités depuis la révo­lu­tion indus­trielle.

Sauf que la plan­ta­tion d’arbres à des fins de com­pen­sa­tion peut venir en com­péti­tion avec les ter­res agri­coles. Le rap­port du Giec sur l’usage des ter­res souligne que « le boise­ment à grande échelle pour­rait entraîn­er une aug­men­ta­tion des prix des den­rées ali­men­taires de 80 % d’i­ci 2050 ». Par ailleurs utilis­er les ter­res pour la com­pen­sa­tion pour­rait se traduire par « une aug­men­ta­tion de la sous-ali­men­ta­tion de 80 à 300 mil­lions de per­son­nes », indique encore le Giec.

Enfin, un récent rap­port de l’ONG Oxfam a mon­tré qu’il n’y avait pas assez de ter­res disponibles pour cap­tur­er les émis­sions cor­re­spon­dantes aux engage­ments qui ont déjà été pris par les entre­pris­es. Les auteur·rices ont mesuré les promess­es de com­pen­sa­tion des pétroliers Shell, Total­En­er­gies, Eni et Bp, pour con­clure que les pro­jets de stock­age de CO2 en plan­tant de nou­velles forêts néces­sit­eraient des éten­dues de terre immenses : « Pour ces qua­tre entre­pris­es, la super­fi­cie néces­saire pour con­tribuer au stock­age déclaré et estimé basé sur le fonci­er se situe en 2030 entre 21 676 000 et 27 776 000 d’hectares (soit une super­fi­cie équiv­a­lente à celle du Roy­aume-Uni) », et deux fois plus en 2050.

Et après ?

« On ne peut pas dire que planter des arbres ne sert à rien, recon­naît Thais Droz­dows­ki, d’Inuk. En revanche, c’est physique­ment impos­si­ble de se lim­iter à ça. Par ailleurs, en France et en Europe, on a plutôt un prob­lème de forêts mal entretenues que de déforesta­tion. En Afrique du nord, des pro­jets se mon­tent pour mod­i­fi­er les essences d’arbres et en Asie du sud-est, il faut s’interroger sur com­ment pro­téger les forêts des inon­da­tions en les déplaçant dans des zones moins inond­ables. La refor­esta­tion fait par­tie d’un pan­el de solu­tions qui doivent être équili­brées, elle ne peut être la réponse unique. Il faut surtout réduire au max­i­mum nos émis­sions de gaz à effet de serre ».