Entretien

Camille Teste : «Les problèmes du monde ne s’arrêtent pas à la porte de la salle de sport, du studio de yoga ou de massage»

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Anci­enne jour­nal­iste, Camille Teste est dev­enue pro­fesseure de yoga. Dans Poli­tis­er le bien-être, pub­lié aux édi­tions Binge audio, elle fait le pont entre deux univers qui s’ignorent : un monde du bien-être indi­vid­u­al­iste, qui promeut des corps nor­més et se met au ser­vice du «tra­vailler plus», et les milieux pro­gres­sistes qui, bien sou­vent, méprisent les pra­tiques du soin et la spir­i­tu­al­ité. Elle mon­tre aus­si ce que les luttes sociales et écologiques auraient à gag­n­er à véri­ta­ble­ment pren­dre en compte le care (soin) pour bâtir un pro­jet de société désir­able, joyeux et apaisé.

Quel est le cheminement qui t’a amené du métier de journaliste à celui de prof de yoga ?

J’étais jour­nal­iste sur les ques­tions sociales, dans la boîte de pro­duc­tion Capa et au Québec en presse écrite et en radio et j’ai fait un début de burn-out. Dans les médias, les émo­tions, la vul­néra­bil­ité, n’existent pas. On est des cerveaux au bout d’un bâton. J’abimais mon corps et ma san­té men­tale. Je suis dev­enue prof de yoga pour m’adresser à des corps pen­sants. On ne peut pas pilot­er une société sans avoir con­science des gens. La réforme des retraites en est symp­to­ma­tique : en allongeant la durée du tra­vail, on va épuis­er des corps déjà exsangues, sim­ple­ment parce qu’on ne prend pas en con­sid­éra­tion le corps.

Camille Teste © Marie Rouge

Dans Politiser le bien-être, tu dresses un constat sévère sur le monde du yoga et celui du bien-être de manière générale. Qu’est-ce qui t’a le plus frappée quand tu l’as découvert ?

Le yoga et le bien-être sont totale­ment dépoli­tisés. On ne pense jamais à l’influence des dis­cours néolibéraux. Au con­traire, on nour­rit des croy­ances qui nous ren­dent tou­jours plus indi­vid­u­al­istes et auto­cen­trés. La pen­sée pos­i­tive y est pra­tiquée : vos pen­sées sont cen­sées écrire votre réal­ité. Ça n’a aucune base sci­en­tifique et c’est très cul­pa­bil­isant.

Par exem­ple, une mère céli­bataire stressée à qui on dit cela, c’est vio­lent. Même en pra­ti­quant le yoga, sa sit­u­a­tion sera tou­jours la même et elle sera cul­pa­bil­isée de ne pas avoir «man­i­festé» sa réal­ité.

Autre exem­ple, on fait croire que le yoga est uni­versel, pour tout le monde. Dans les faits, la majorité des stu­dios s’adressent à des per­son­nes de classe aisée, blanche. Ce n’est pas une volon­té d’exclure, mais plutôt un fait. Par ailleurs, dès que tu veux avoir une dis­cus­sion poli­tique, on te dit que «c’est pas good vibe». On con­sid­ère que les prob­lèmes du monde s’arrêtent à la porte de la salle de sport, du stu­dio de yoga ou de mas­sage. Or, ce n’est pas le cas ! Et ça, c’est déjà un choix poli­tique.

Tu dis aussi qu’il y a de bonnes pratiques dans ces espaces et qu’elles gagneraient à être considérées.

Ce livre existe car je suis fatiguée que, dans les milieux pro­gres­sistes, on regarde de haut ces pra­tiques qui ne sont pas intel­lectuelles. C’est se pass­er de choses intéres­santes : on peut ressen­tir des émo­tions, dépos­er des douleurs, des vul­néra­bil­ités, mais aus­si cul­tiv­er du plaisir. Pour créer le monde de demain, il faut une place pour les émo­tions.

Les pratiques de bien-être sont concentrées dans des espaces privés : la salle de sport, le studio de yoga. Faut-il toujours payer pour se sentir bien ?

La place du bien-être dans nos vies est assez médiocre : on va dans une salle de sport, on paie un abon­nement. L’accès à la nature pour respir­er, courir, marcher est de moins en moins pos­si­ble. Or, tout ce qu’on fait au cross­fit, on devrait pou­voir le faire gra­tu­ite­ment. A la cam­pagne, mon cross­fit, c’est de ramass­er du bois, aider mon voisin à refaire son poulailler. C’est nor­mal que les gens en ville paient, car la rue ne nous appar­tient pas et encore moins si on est une femme.

Les cer­cles de paroles, les inter­ac­tions thérapeu­tiques, la danse… tout cela a préex­isté au cap­i­tal­isme. Les dans­es com­mu­nau­taires jouaient plusieurs rôles : un rôle de san­té, d’équilibrage du sys­tème nerveux. Le mou­ve­ment, le chant, per­me­t­tent d’atteindre un équili­bre homéo­sta­tique et d’entretenir le lien avec la com­mu­nauté.

Jouer au foot, c’est une pra­tique de bien-être et d’enrichissement des liens de la tribu. Il est dom­mage que cela reste sous forme de marché. Le secteur du bien-être pèse 5 000 mil­liards de chiffre d’affaires au niveau mon­di­al. C’est deux fois le pro­duit intérieur brut (PIB) de la France. C’est un milieu qui influ­ence le monde entier.

De plus, le bien-être est util­isé pour nous ren­dre plus pro­duc­tifs : deux heures de gym pour tenir au tra­vail, qui est de plus en plus intense, pré­caire, dif­fi­cile. Et pour normer nos corps.

Poli­tis­er le bien-être, Camille Teste, Edi­tions Binge Audio, sep­tem­bre 2023, 15€

Quelle est la place du bien-être dans les luttes écologiques et sociales ?

Il faut se ren­dre compte que le bien-être, et plus large­ment le care, est tou­jours exer­cé par quelqu’un au sein des mou­ve­ments. Sou­vent, ce sont des femmes qui le pra­tiquent dans l’ombre : elles organ­isent, écoutent les peines, font en sorte que les mou­ve­ments tien­nent. Mais com­ment veiller à ce que ce ne soient pas tou­jours les mêmes qui assurent ces tâch­es ? Extinc­tion Rébel­lion a créé des équipes d’accueil thérapeu­tique pour vis­i­bilis­er ce rôle.

Dans le bien-être en tant que marché, il y a un tas de prati­ciens, prati­ci­ennes qui peu­vent apporter leur pierre à l’édifice. Pen­dant la cam­pagne prési­den­tielle, j’avais accom­pa­g­né des gens de la pri­maire pop­u­laire.

La danse, la joie sont encore décriées dans les espaces de lutte. Pendant la réforme des retraites, Mathilde Caillard, alias «MC danse pour le climat», a fait le buzz en dansant avant d’être accusée par certains militants de ne pas servir la lutte. Pourquoi a‑t-on autant de mal à les considérer ?

L’exemple de Mathilde Cail­lard est symp­to­ma­tique. On asso­cie ces pra­tiques à des trucs de bonnes femmes. His­torique­ment, ce sont des milieux très mas­culins. Des études his­to­ri­ographiques ont mon­tré que, pen­dant longtemps, lut­ter c’était prou­ver qu’on était un vrai mec. La ques­tion du care et de la vul­néra­bil­ité étaient des impen­sés. Tant qu’on ne fait pas une cri­tique fémin­iste de nos luttes, le bien-être et la spir­i­tu­al­ité récolteront du mépris.

Beau­coup de mil­i­tants font des burn-out à cause de cette cul­ture de la pureté mil­i­tante. Les gens se brû­lent sur l’autel de la lutte. Il faut appren­dre à mieux com­mu­ni­quer, faire émerg­er plus d’amour entre nous.

Michael Foes­sel [philosophe français, NDLR] par­le de «promesse sen­si­ble» : on doit démon­tr­er aux autres que notre pro­jet de société est le meilleur. Des gens chi­ants, qui veu­lent se ser­rer la cein­ture, ce n’est pas vendeur. Mais si on mon­tre qu’on veut une société douce, joyeuse, où on fait autre chose que lut­ter, alors c’est un pro­jet ent­hou­si­as­mant.

Quelle est selon toi la place à accorder aux pratiques spirituelles ?

Sur la spir­i­tu­al­ité, l’émancipation est de ne pas impos­er des pra­tiques. En France, nous regar­dons la spir­i­tu­al­ité avec beau­coup de méfi­ance. Nous avons une inter­pré­ta­tion par­ti­c­ulière de l’opium du peu­ple de Marx et une cul­ture ratio­nal­iste. Aus­si, nos luttes se basent sur la sci­ence : par exem­ple lorsqu’on par­le de réchauf­fe­ment cli­ma­tique ou d’inégalités entre les femmes et les hommes.

Les pra­tiques spir­ituelles peu­vent nous aider à sor­tir de l’apathie. Je pense sou­vent à Idé­fix [le chien d’Astérix, NDLR] qui pleure à chaque fois qu’on coupe un arbre. Nous aus­si, nous devri­ons être arrachés de douleur. Les écofémin­istes comme Starhawk [philosophe améri­caine, NDLR] l’évo­quent très bien.

Joan­na Macy [une écol­o­giste améri­caine, NDLR] a pop­u­lar­isé «le tra­vail qui relie». L’ob­jec­tif est de dépos­er ses souf­frances pour le monde qui brûle, en recréant un lien avec la nature : les arbres, les êtres vivants, l’eau. Il s’agit de ressen­tir ce lien dans son corps pour re-sacralis­er ces élé­ments et avoir envie de les défendre.

Tu abordes aussi l’appropriation culturelle de techniques et d’arts ancestraux du Sud par les sociétés occidentales. Comment envisages-tu la pratique du yoga de ce point de vue?

Le bien-être s’approprie cer­taines pra­tiques extra-occi­den­tales avec des rela­tions de colo­nial­ité. Cela va jusqu’à un grand gloubi-boul­ga new age, comme des céré­monies ances­trales du cacao, très impor­tantes en Amérique cen­trale, faites sur Zoom avec du Nesquik. On le fait parce qu’on a très peu de pra­tiques spir­ituelles com­mu­nau­taires, en France, par exem­ple. Le yoga, c’est une pra­tique indi­enne d’une com­plex­ité énorme, qui vient apporter de la magie, du sacré, de la lenteur, de la douceur.

Nous n’avons pas d’équivalent en Europe, car l’Occident s’est coupé de ses pro­pres pra­tiques ances­trales avec la chas­se aux sor­cières et l’éradication des cul­tures païennes, de tout ce qui nous reli­ait à nos ter­res. À tel point que je ne me ver­rais pas renouer avec des rites hauts savo­yards, d’où je viens. Ce serait tout aus­si faux.

Nous sommes dans de plus en plus dans une spir­i­tu­al­ité mon­di­al­isée et post-mod­erne. Tu ne choi­sis plus ta spir­i­tu­al­ité en fonc­tion du ter­ri­toire, mais en fonc­tion de tes affinités : tu vas pren­dre le kar­ma en Inde, la purifi­ca­tion à la sauge en Amérique du Sud, etc.

Renon­cer à la per­for­mance est déjà une spir­i­tu­al­ité.