Entretien

Corinne Morel Darleux : « Il y a une époque où l’on pouvait être romantique et révolutionnaire »

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Pour son prochain hors-série « Com­ment nous pour­rions vivre » (actuelle­ment en prévente), le mag­a­zine Social­ter a con­fié l’orches­tra­tion de ses 180 pages à l’écrivaine et mil­i­tante Corinne Morel Dar­leux. Entre­tien avec l’autrice qui vit au pied du Ver­cors et refuse de sépar­er esthé­tique et poli­tique.

Vous avez été invitée par Socialter pour assurer la rédaction en chef de leur nouveau hors-série. Quelles ont été les prémices de cette collaboration ?

Social­ter et moi avions des antécé­dents politi­co-ami­caux : j’avais écrit des arti­cles dans leurs colonnes, Social­ter avait pub­lié un por­trait de moi et une chronique de mon essai Plutôt couler en beauté que flot­ter sans grâce, paru chez Lib­er­talia en 2019. Par ailleurs, j’avais suivi avec beau­coup d’intérêt la sor­tie des hors-séries avec Alain Dama­sio, Geneviève Azam ou Bap­tiste Mori­zot.

Le numéro hors-série “Com­ment nous pour­rions vivre”, à paraître le 10 juin 2022 © Social­ter

Début févri­er, Philippe Vion-Dury et Clé­ment Quin­tard m’ont pro­posé d’être la prochaine rédac­trice en chef invitée. On entrait dans une séquence d’élections prési­den­tielle et lég­isla­tives ; Zem­mour tour­nait en boucle sur nos écrans. On ne s’attendait pas franche­ment à vivre un moment réjouis­sant. L’objectif du hors-série était de redonner de l’élan et des hori­zons, après cette séquence, pour garder l’envie d’agir. J’ai tout de suite accep­té. Ce furent qua­tre mois de tra­vail intense, qui se sont par­ti­c­ulière­ment bien passés.

Il ne s’agit pas d’un « feel-good » mag­a­zine, ni de redonner « espoir ». En revanche, on s’est effor­cé de rou­vrir des hori­zons poli­tiques.

L’exercice m’a per­mis de déploy­er une grande par­tie de mon univers poli­tique, mil­i­tant et poé­tique. Une oppor­tu­nité fan­tas­tique ! Bien sûr, j’ai quelques regrets, comme Annie Le Brun ou Mona Chol­let qui n’étaient pas disponibles, mais je suis très heureuse du résul­tat, l’ensemble a fière allure.

On y par­le d’utopies et d’élans, sans niais­erie ni can­deur : il ne s’agit pas d’un « feel-good » mag­a­zine, ni de redonner « espoir ». L’espoir a provo­qué beau­coup de dégâts et génère surtout des désil­lu­sions. En revanche, on s’est effor­cé de rou­vrir des hori­zons poli­tiques. « Rester lucide et sor­tir de l’amer », comme je l’écris dans mon édi­to. Pour cela, nous devons mon­tr­er d’autres manières de vivre – qui, pour cer­taines, exis­tent déjà –, et lancer des pistes pour, par exem­ple, réha­biliter le beau et la poésie en poli­tique.

Pour s’opposer à ce monde, « il faut aussi chercher la force de dire non, lorsque le refus devrait être un devoir », dites-vous dans votre livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Vert). Récemment, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, huit étudiant·es d’AgroParisTech ont appelé leurs camarades de promo à « déserter ». Est-ce que c’est ça l’élan, le « refus de parvenir » ?

Le refus de par­venir est une notion qui a été définie par Albert Thier­ry au début du XXème siè­cle et qui a longtemps été con­finée aux réseaux lib­er­taires. Il s’agissait de refuser les hon­neurs et les priv­ilèges ten­dus par les class­es dom­i­nantes à cer­tains élé­ments « méri­tants » des class­es pop­u­laires pour, in fine, les met­tre à leur ser­vice. Refuser de par­venir, c’était en quelque sorte refuser de trahir sa classe sociale pour une car­rière ou des médailles. Dans mon essai, j’ai repris ce con­cept pour l’élargir et le met­tre en rap­port avec la sit­u­a­tion de chaos écologique et social que nous tra­ver­sons actuelle­ment. Refuser de par­venir, ce n’est pas aban­don­ner toute ambi­tion, mais refuser que celle-ci se fasse au détri­ment des autres et des écosys­tèmes.

Le terme de « déser­tion » util­isé par les étu­di­ants d’AgroParisTech inter­roge. J’entends cer­tains dire : désert­er, d’accord, mais pour faire quoi ? Il faudrait rester pour lut­ter. Mais en réal­ité per­son­ne ne part et c’est ce qui m’intéresse dans leur geste, les pistes qu’il ouvre. Ils ne déser­tent pas, en réal­ité, mais bifurquent et font séces­sion du sys­tème en appelant à rejoin­dre des ini­tia­tives comme les Soulève­ments de la Terre.

Ces pris­es de posi­tion restent mar­ginales, il faut rester lucide, mais je ne peux que me réjouir qu’elles se mul­ti­plient et que le refus de par­venir se propage et se con­cré­tise !  Bien sûr, de tels refus ne sont pas pos­si­bles pour tout le monde et trop sou­vent cela reste un priv­ilège : c’est d’autant plus une oblig­a­tion morale pour les per­son­nes qui le peu­vent, les jeunes en études supérieures, celles à des postes élevés, d’être en pre­mière ligne.

De mag­nifiques engage­ments col­lec­tifs peu­vent découler du refus et de la séces­sion. Dans le hors-série, il y aura deux longs reportages. Le pre­mier se penche sur l’Atelier paysan, une coopéra­tive très engagée d’une trentaine de salariés qui organ­ise des for­ma­tions à l’autoconstruction agri­cole pour aider les paysans à s’émanciper de l’agro-industrie et des tech­nolo­gies numériques. Le deux­ième reportage se déroule à Lon­go Maï, dans les Alpes-de-Haute-Provence, une com­mu­nauté poli­tique créée en 1973 qui a essaimé dans le monde entier et pra­tique l’autonomie col­lec­tive en s’affranchissant au max­i­mum du sys­tème marc­hand, tout en créant de nom­breux liens d’entraide et d’inter-dépendance. Son inter­na­tion­al­isme a per­mis par exem­ple récem­ment de met­tre en œuvre d’importantes actions de sol­i­dar­ité avec l’Ukraine.

Cette autonomie poli­tique et matérielle sera égale­ment explorée dans un long entre­tien avec Aurélien Berlan, qui a pub­lié l’un des essais les plus réus­sis que j’ai lus récem­ment [Terre et lib­erté, la quête d’autonomie con­tre le fan­tasme de délivrance, édi­tions La lenteur, 2022].

Que peut-on opposer à ce monde « destructeur » et « laid » ?

Une par­tie impor­tante du hors-série est dédiée à réha­biliter le droit à la beauté comme reven­di­ca­tion poli­tique, avec notam­ment un très beau texte d’Adeline Bal­dacchi­no.

Les petits sol­dats de la poli­tique qui se moquent de la poésie passent à côté d’une dimen­sion impor­tante de l’engagement.

J’aime beau­coup cette phrase attribuée à Paul Vir­ilio : « on peut s’émerveiller du monde tout en s’en inquié­tant ». Il y a une époque où l’on pou­vait être roman­tique et révo­lu­tion­naire. On pou­vait s’appeler Rosa Lux­em­burg, être une grande mil­i­tante, et s’inquiéter des bour­geons au print­emps ou observ­er les mésanges sans que cela dimin­ue en rien sa rad­i­cal­ité. Un temps où Elisée Reclus écrivait l’histoire d’un ruis­seau et Romain Gary celle d’éléphants sauvages. Per­son­ne ne songerait à les tax­er de naïfs, encore moins de ridicules éva­porés… La chose poli­tique peut se com­bin­er à une forme de poésie, d’aménité. Les petits sol­dats de la poli­tique qui se moquent de la poésie passent à côté d’une dimen­sion impor­tante de l’engagement et ali­mentent, pré­cisé­ment, le dés­in­térêt pour la poli­tique.

L’élan se nour­rit aus­si d’esthétique. Ce n’est pas un à‑côté, ni début de défaite, ni aveu de faib­lesse. Pour cette par­tie, j’ai été beau­coup inspirée par un recueil de cor­re­spon­dances de Rosa Lux­em­burg, paru récem­ment aux édi­tions Lib­er­talia, qui s’intitule Com­mencer à vivre humaine­ment – ce qui aurait pu être le titre du hors-série ! Ses réflex­ions don­nent une grande force pour ne pas se laiss­er embar­quer dans une course au vir­il­isme et à la dureté, trop sou­vent ali­men­tée par les réseaux soci­aux.

Dans ce numéro, il est prévu une cartographie des utopies réelles : « des initiatives qui, en France, sont en train de redessiner les frontières du possible ». C’est important, pour vous, d’inscrire les utopies dans les territoires, d’en faire une géographie ?

La car­togra­phie est le reflet illus­tré de ce que j’appelle « l’archipélisation des îlots de résis­tance ». De nom­breux lieux met­tent déjà en pra­tique l’autogestion, la résis­tance au sys­tème ou pré­fig­urent les alter­na­tives. L’autarcie de repli n’est plus une option et je ne suis pas fan du pur local­isme, mais c’est sans doute à cette échelle du lieu où l’on vit que peu­vent se nouer les alliances poli­tiques et affini­taires les plus fortes ; l’ancrage sur un ter­ri­toire per­met d’être en prise avec un vécu com­mun, des attache­ments partagés. Néan­moins, ces îlots n’ont pas voca­tion à rester isolés, mais à se con­stituer en archipels afin de s’épauler, bâtir une stratégie com­mune et s’étendre.

Avec cette car­togra­phie, nous nous inscrivons dans le tra­vail de recen­sion déjà lancé par Reporterre ou Bas­ta, les liens tis­sés par les Soulève­ments de la terre, Ter­res de luttes et bien d’autres. C’est une car­togra­phie très sub­jec­tive, non pas des luttes stric­to sen­su, mais de « com­ment nous pour­rions vivre ». Avec la fon­cière Anti­dote qui défend la pro­priété d’usage ou l’association AequitaZ par exem­ple, qui tra­vaille avec des col­lec­tifs de pré­caires et de chômeurs, ou encore la coopéra­tive Fréquence com­mune, qui regroupe des élus sur les bases du munic­i­pal­isme lib­er­taire et s’inspire du Roja­va, ter­ri­toire auto-admin­istré en Syrie sur lequel nous aurons d’ailleurs égale­ment un beau papi­er.

Corinne Morel Dar­leux © Vin­cent Asti­er-Per­ret

Vous l’avez dit, la littérature occupe une place importante dans ce numéro. On aura d’ailleurs le plaisir d’y découvrir une nouvelle inédite de votre cru. De quoi parle-t-elle ?

Oui, la dimen­sion lit­téraire se devait d’avoir une place impor­tante ! Nous avons reçu un témoignage poignant de la roman­cière Jean Heg­land sur l’incendie qui a rav­agé la forêt dans laque­lle elle vivait, et qui a inspiré son très beau roman « Dans la forêt », au moment des grands feux de Cal­i­fornie. Jean est aus­si une amie, une femme d’une générosité extra­or­di­naire, et j’ai été très touchée par son réc­it. Je lui avais envoyé un exem­plaire dédi­cacé de mon essai à sa sor­tie ; elle l’avait annoté et rangé dans sa bib­lio­thèque. Lui aus­si est par­ti en fumée… Notre lien s’en est trou­vé ren­for­cé, d’une manière très émou­vante. Je suis d’autant plus heureuse de pub­li­er ce témoignage.

Nous avons aus­si une très belle nou­velle de Sylvie Tanette, l’autrice de « Un jardin en Aus­tralie » et de « Mar­itimes ». Quant à moi, j’ai eu envie d’imaginer une sorte d’« auto­bi­ogra­phie future » en me pro­je­tant en 2050, au pied des falais­es du Ver­cors, là où je vis. Le texte se déroule dans un monde dévasté par le chaos cli­ma­tique, dont les struc­tures sociales ont été totale­ment désor­gan­isées. C’est l’appel d’une mère à son fils, qui revient au pied du mas­sif mon­tag­neux où il a gran­di.

Je lais­serai le mot de la fin à William Mor­ris, qui nous a inspiré le thème de ce hors-série, « com­ment nous pour­rions vivre ». C’est le titre d’une de ses con­férences, pub­liée en 1887, qu’il con­clu­ait par cette phrase : « Quand alors nous regarderons notre passé, nous nous deman­derons com­ment il est pos­si­ble que nous ayons pu accepter de vivre aus­si longtemps com­ment nous vivons aujourd’hui ». Le but de ce hors-série, finale­ment, c’est que ce présent insouten­able devi­enne notre passé le plus rapi­de­ment pos­si­ble.