Entretien

Julien Vidal : « Les utopies vivantes sont une façon de ne plus admettre la folie de notre monde actuel et d’entrer en résistance »

Julien Vidal est auteur et podcasteur de « 2030 Glorieuses ». Il a publié plusieurs ouvrages dont Ça commence par moi (Seuil) et Redonner du pouvoir à son argent (Actes Sud). Le dernier en date, intitulé 2030 Glorieuses (Actes Sud), met en avant nombre de propositions alternatives, portées par la société civile, à notre modèle de croissance à bout de souffle. A Vert, il conte l’importance de cultiver les utopies pour retrouver un pouvoir d’action et faire advenir d’autres possibles.
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Entre ton premier ouvrage Ça commence par moi – qui répertorie 365 « petits gestes » pour la planète – et 2030 Glorieuses, il semble y avoir un changement d’échelle dans l’action. Est-ce que tu dirais qu’avec le temps, tu es plus radical ?

Durant mes pre­mières expéri­ences pro­fes­sion­nelles dans la sol­i­dar­ité inter­na­tionale, j’ai vécu avec 200 euros par mois et des jeunes de bidonvilles, des anciens pris­on­niers et des anciens pros­ti­tués. Je con­sid­ère que dans la mise au ser­vice de l’autre, dans mon engage­ment, j’ai tou­jours été rad­i­cal : je cherche à m’approcher de la racine c’est-à-dire des affres du cap­i­tal­isme qui exploite. La Colom­bie, où j’ai séjourné deux ans, et les Philip­pines sont des pays dans lesquels on retrou­vait le plus l’expression du dérè­gle­ment cli­ma­tique. Ces con­stats ont créé chez moi une révolte, une colère et un immense ras-le-bol.

En ren­trant en France, j’ai réfléchi à la meilleure manière de chang­er le sys­tème. La démis­sion nationale était folle. J’avais envie d’un éch­e­lon indi­vidu­el car je voulais vivre le change­ment dans ma chair et retrou­ver le pou­voir sur les petits gestes qui étaient sou­vent présen­tés de manière cul­pa­bil­isante. J’ai aus­si accom­pa­g­né 25 jeunes sur la démoc­ra­tie du quo­ti­di­en aux Grands voisins [un ex-tiers-lieu éphémère parisien, ndlr] ; j’ai par­ticipé à des actions de désobéis­sance civile ; été bénév­ole auprès de Veni Ver­di qui fai­sait du jar­di­nage dans les écoles. En réal­ité, j’ai exploré de nom­breux fais­ceaux d’action à tous niveaux en ayant con­science que le point de départ de l’action vient des indi­vidus mais que la respon­s­abil­ité portée col­lec­tive­ment. Mon intu­ition a été de con­sid­ér­er que racon­ter son action et met­tre en scène la trans­for­ma­tion indi­vidu­elle est un puis­sant levi­er d’action.

J’aurais pu écrire 2030 Glo­rieuses il y a cinq ans. Mais ce que j’ai écrit là, je l’ai vécu dans mon corps et je me le suis appro­prié. Je ne voulais pas pren­dre une pos­ture et véhiculer des pro­pos sans avoir eu le temps de les décan­ter. La rad­i­cal­ité demande une action écologique, sociale mais aus­si intérieure. Il faut ques­tion­ner la manière dont le vivant est util­isé pour génér­er de la crois­sance économique. Je vois le par­cours d’engagement comme une spi­rale dans laque­lle il y a plein de portes d’entrée, et non pas comme une pyra­mide.

Tu as été interviewé par la journaliste Anne-Sophie Novel – devenue, depuis, journaliste à Vert – pour un article qui s’intitule « Y aurait-il une bonne et une mauvaise façon de défendre l’écologie ». Que penses-tu de cette classification ?

Il n’y a pas de bonne ou de mau­vaise écolo­gie, mais il y a une bonne et une mau­vaise cri­tique. Une bonne cri­tique qui vise à chercher la petite bête pour nous per­me­t­tre de peaufin­er, d’être plus juste dans nos pro­pos et plus effi­cace dans nos pris­es de posi­tion. Une mau­vaise cri­tique qui paral­yse, crée des frus­tra­tions, des colères et qui est ali­men­tée par les egos. Il y a peu, j’ai été con­fron­té à une vendet­ta sur les réseaux soci­aux par des per­son­nes anar­chistes qui cri­ti­quaient ma posi­tion.

Je suis per­suadé que nous avons le temps de créer plein de camps. Je ne vois pas le change­ment de notre société comme le rem­place­ment d’un mono­lithe par un autre. Il faut au con­traire revenir à une vision vivante de la société, avec plein d’organisations et de ram­i­fi­ca­tions dif­férentes. L’enjeu majeur est d’être le plus nom­breux pos­si­ble à œuvr­er pour le change­ment et l’avènement de futurs durables. Il faut cri­ti­quer le sys­tème actuel, dénon­cer la vio­lence d’Etat envers les plus pau­vres. En lisant de plus en plus les édi­tions DGR [Deep green resis­tance, ndlr] – je me dis qu’une vio­lence à l’encontre de cer­tains biens matériels, si elle est faite avec péd­a­gogie et vision, peut avoir du sens. Mais en l’état, les médias étant majori­taire­ment pos­sédés par les grands mil­liar­daires, c’est dan­gereux. Lorsqu’on n’est pas capa­bles d’assurer un fais­ceau de com­mu­ni­ca­tion cohérent, ces méth­odes peu­vent se retourn­er con­tre nous. Un exem­ple avec Notre-Dame des Lan­des : si on avait fait un sondage au moment où les jour­naux télévisés mon­traient la ZAD comme une décharge et fil­maient les con­flits avec la police armée, la grande majorité des gens aurait été con­tre la ZAD.

Julien Vidal © Actes Sud

Quelle différence fais-tu entre l’utopie et le rêve ?

L’utopie vient d’un rêve qui a réus­si à trou­ver une place dans la réal­ité, qui est expéri­men­té à l’échelle locale et mérit­erait de pren­dre l’espace nation­al et lég­is­latif. 2030 glo­rieuses, c’est une manière de voir le monde. Si on n’ose pas chang­er notre regard sur l’état de fait actuel, alors on aban­donne d’avance. Les utopies vivantes sont une façon de ne plus admet­tre l’obsolescence et la folie de notre monde actuel et d’entrer en résis­tance. Cer­taines utopies sont encore nais­santes, si bien qu’on a du mal à pou­voir les palper. Celles que je partage — les utopies vivantes — sont celles qui ont été large­ment moulinées et qui ont trou­vé des expres­sions dans le réel.

Récemment, tu as dit que « les contenus qui proposent des pistes pour se mettre en mouvement fonctionnent moins bien que les vidéos qui tirent la sonnette d’alarme », comment, dans ce cadre, déployer largement l’utopie ?

Il faut atta­quer plein de fronts en même temps. D’abord, il faut ques­tion­ner la rela­tion des Français à l’information, se ren­dre compte de la rela­tion à l’infobésité, des jeux de puis­sance économique et que les citoyens pren­nent con­nais­sance des médias indépen­dants, des médias du temps long. Aujourd’hui, il y a plein de jour­nal­istes d’impact. Sparknews, par exem­ple, a organ­isé le « jour­nal­ism impact day ». Les gens ont envie d’entendre par­ler de solu­tions : il faut com­plex­i­fi­er, être plus trans­par­ents sur l’urgence et arriv­er à met­tre en avant des alter­na­tives et des leviers d’action à tous les niveaux. Par ailleurs, on est aus­si dans un jeu qui a telle­ment fait porter la respon­s­abil­ité sur les épaules des indi­vidus qu’on ne croit plus en notre capac­ité d’action. On a assim­ilé que notre dernier pou­voir, c’était le pou­voir d’achat.

Quelles sont les utopies vivantes qui t’ont le plus marqué au cours de ton travail ?

Je suis bien inca­pable de répon­dre ! J’ai inter­viewé 50 per­son­nes pour le pod­cast 2030 Glo­rieuses et leurs expéri­men­ta­tions sont floris­santes. Par ailleurs, dans le livre, j’ai repris de nom­breuses mesures déjà exis­tantes et pro­posées par la société civile, les 150 citoyens de la Con­ven­tion pour le cli­mat ou le col­lec­tif Plus jamais ça ! 

Pour moi, la néces­sité d’action se fait en trois grandes étapes. D’abord, il faut per­me­t­tre aux Français d’être proac­t­ifs donc lut­ter con­tre les iné­gal­ités et con­tre tout ce qui fait que le citoyen est attaqué, épuisé et obligé de jouer à un jeu qui le lim­ite dans sa capac­ité d’action. Ça passe par une économie qui répar­ti­rait plus sere­ine­ment la richesse, qui arrêterait d’épuiser la san­té et le men­tal des gens à tra­vers tout un tas de métiers inutiles et une jus­tice qui puni­rait plus sévère­ment les per­son­nes qui s’enrichissent sur le dos des autres.

La deux­ième étape est de se remet­tre au ser­vice du vivant et revenir dans le préven­tif : être en meilleure san­té grâce à une ali­men­ta­tion plus saine, à des écosys­tèmes régénérés, à une édu­ca­tion qui redonne sa place à l’empathie et à la bien­veil­lance, et com­pren­dre les grands enjeux de notre siè­cle. Il s’agit aus­si de régénér­er le vivant car on a une dette : encore plus net­toy­er les plages, créer des espaces de végé­tal­i­sa­tion partout.

Enfin, nous pou­vons repren­dre notre place auprès de notre com­mu­nauté : que nos habi­ta­tions soient plus partagées et plus ouvertes, nos trans­ports plus lents. Miser sur une tech­nolo­gie qui recrée du lien et réor­gan­is­er la démoc­ra­tie pour avoir les bons out­ils et les bons leviers.

En ce moment-même, les pro­grammes, les propo­si­tions et les dis­cours des can­di­dats sont des copi­er-coller de 30 ans de poli­tiques désuètes. Comme si on n’avait pas d’alternative, ain­si que l’a martelé Mar­garet Thatch­er [Pre­mière min­istre bri­tan­nique con­ser­va­trice entre 1979 et 1990, ndlr]. Je ne vois aucune ambi­tion, j’ai l’impression que c’est de l’opportunisme figé dans le mar­bre.

Tu dis que « l’usage de l’utopie comme « pratique de la ruse souriante et radicale » recèle un pouvoir encore trop peu exploité », quelles sont tes pistes pour accroître l’utopie ?

En ce moment, j’anime des voy­ages en 2030 Glo­rieuses deux fois par semaine. Il s’agit de pren­dre le temps de réfléchir à quoi ressem­bleront nos vies en 2030 glo­rieuses. Sans ces espaces d’imagination, on n’aura moins de chances de les faire advenir. Dans ces ate­liers, les gens par­lent au présent de la France d’après et touchent du doigt ce futur. Cela leur donne un cap, une énergie. On peut “hack­er” tous les moments de flot­te­ment de nos vies pour imag­in­er des futurs désir­ables. Mais c’est une vraie bataille car chaque inter­stice a été can­ni­bal­isé par les écrans et les réseaux soci­aux.

Pour cela, j’ai dévelop­pé un for­mat d’atelier en physique avec des design­ers qui s’appelle le Guide des con­ver­sa­tions utopiques. C’est un voy­age de deux heures qui peut être décrit comme le pen­dant « solu­tions » à la Fresque du cli­mat [un jeu de trois heures autour de l’identification des caus­es et des con­séquences des dérè­gle­ments cli­ma­tiques, ndlr]. Récem­ment, une petite m’a dit que dans le futur, elle se voy­ait diriger un cen­tre d’accueil pour les ani­maux voués à l’abattoir. Ça remet en mou­ve­ment et ça per­met à d’autres pos­si­bles d’exister.