Entretien

Geneviève Pruvost : « Chacun doit prendre en charge une part du métier de vivre »

  • Par

Geneviève Pru­vost est soci­o­logue du tra­vail et du genre au Cen­tre d’étude des mou­ve­ments soci­aux (EHESS). Elle a notam­ment pub­lié Quo­ti­di­en poli­tique aux édi­tions La décou­verte en 2021, fruit d’une enquête de dix ans dans des lieux d’ex­péri­men­ta­tion de l’é­colo­gie pra­tique et de l’é­tude des théories du courant écofémin­iste alle­mand de la sub­sis­tance. Auprès de Vert, la chercheuse défend la prise en charge par chacun·e d’une par­tie des tâch­es du quo­ti­di­en, aujour­d’hui « déléguées aux machines et aux pau­vres », pour faire advenir une société écologique, respectueuse du vivant.

Dans votre ouvrage Quotidien politique, vous soulignez l’étrangeté qu’il y a à ne pas savoir qui a confectionné le matelas auquel nous confions, chaque nuit, notre sommeil. Quelles sont les caractéristiques de notre rapport actuel à la matière ?

Nous sommes la civil­i­sa­tion qui pos­sède le plus d’objets et nous nous inter­ro­geons très peu sur ceux qui nous entourent : quelle est leur prove­nance, leur com­po­si­tion, leur avenir ? S’il y a tou­jours eu des cir­cu­la­tions inter­na­tionales dans l’Histoire, nous avons atteint un niveau d’anonymat inédit vis-à-vis des êtres humains qui pro­duisent nos objets. Nous vivons dans un monde dépe­u­plé, abstrait. Nous pou­vons avoir une con­science envi­ron­nemen­tale, mais si nous n’arrivons pas à suiv­re les matières et le cycle de vie des objets, nous man­quons quelque chose. Nous n’avons aucune prise sur le proces­sus de fab­ri­ca­tion : c’est le con­traire d’un rap­port arti­sanal et paysan au monde.

« L’aspiration col­lec­tive à s’extraire du tra­vail de la matière est extrême­ment mor­tifère. »

Bien sûr, tout n’est pas désir­able dans le monde paysan d’autrefois. Le niveau d’interconnaissance des gens a pu être oppres­sant. Néan­moins, il est utile de s’interroger sur ce que l’on peut garder de ces façons de vivre. C’est ce rap­port-là au monde que réac­tivent les néo-paysans qui s’attachent à respecter ceux qui ont fait les objets. Cela per­met le « soin envi­ron­nemen­tal ». En effet, com­ment se souci­er de la préser­va­tion de l’eau qui vient de notre robi­net sans avoir jamais vu la source qui nous abreuve ?

Ce régime d’abstraction est devenu telle­ment répan­du qu’il empêche d’avoir un regard com­plet sur la chaîne des prob­lèmes. Le sys­tème cap­i­tal­iste et indus­triel de délo­cal­i­sa­tion, de spé­ci­fi­ca­tion et d’invisibilisation du tra­vail de la matière donne un pou­voir gigan­tesque aux inter­mé­di­aires, car on ne peut pas remon­ter le fil du proces­sus de fab­ri­ca­tion. Par ailleurs, nous avons col­lec­tive­ment admis que les tâch­es du quo­ti­di­en sont des « bass­es tâch­es ». Le sys­tème édu­catif est pro­jeté sur le tra­vail intel­lectuel et les études longues. Or, l’aspiration col­lec­tive à s’extraire du tra­vail de la matière est extrême­ment mor­tifère.

Pour valoriser le travail de la matière, les élèves devraient-ils apprendre les travaux manuels à l’école ?

Tout à fait ! Au col­lège, il existe une matière – la « tech­no » – qui pour­rait jouer ce rôle. Mais on y apprend le fonc­tion­nement d’un ordi­na­teur et les élèves ne savent pas coudre un ourlet. Ce genre de travaux a été délégué à la gent fémi­nine et ces métiers fémin­isés sont déval­orisés sur des critères vir­ils. Ensuite, du côté de l’agriculture, on ne peut pas deman­der à 1,5% des agricul­teurs de réalis­er notre rêve de relo­cal­i­sa­tion de l’économie : il faut que nous assum­ions toutes et tous une par­tie de la tâche de sub­sis­tance. Les écofémin­istes le dis­ent : le cap­i­tal­isme veut qu’il n’y ait plus d’agriculteurs, mais des exploitants, plus d’artisans, mais des usines. Les femmes et les ouvri­ers à l’autre bout du monde qui assurent les tâch­es de sub­sis­tances sont invis­i­bil­isés et sous-payés.

Geneviève Pru­vost © DR

Vous décrivez une société « hors-sol » qui veut échapper à la matière en sous-traitant toujours plus les tâches du quotidien. Néanmoins, vous dites aussi que nous gardons une sensibilité par l’art, les émotions. Nous ne sommes pas encore devenu·es des robots, si ?

En effet, la société mod­erne qui est très abstraite dans son rap­port à la matière, demeure toute­fois très affectueuse. Elle com­prend aus­si nom­bre d’avancées sociales. Par exem­ple, nous avons la pos­si­bil­ité de créer des familles choisies et de sor­tir de l’enfermement des rela­tions de par­en­tés, de tra­vers­er les mon­des soci­aux, de pro­mou­voir le soin rela­tion­nel – le care – même s’il reste beau­coup de har­cèle­ment et de vio­lences mal­gré tout. Cepen­dant, on peut s’interroger : est-il pos­si­ble et ten­able de sépar­er le care des humains du care des matières ? Aujourd’hui, c’est dis­so­cié sauf dans les class­es pop­u­laires qui ne peu­vent pas se le per­me­t­tre. Par ailleurs, nous obser­vons de l’éco-anxiété [l’an­goisse qui naît du change­ment cli­ma­tique et de la perte de la bio­di­ver­sité, NDLR] qui traduit une demande crois­sante de trans­for­ma­tion des rap­ports de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion.

Il y a des leviers impor­tants pour se réap­pro­prier le tra­vail de la matière et exercer une pres­sion – notam­ment fon­cière – afin que les champs ne finis­sent plus en park­ings et ne soient pas lais­sés au tra­vail des machines. Il existe un décalage entre une demande sociale et des poli­tiques publiques timides qui don­nent les ter­res aux machines pour créer de l’emploi. Or, la matière a besoin d’un min­i­mum de place pour se renou­vel­er.

Quo­ti­di­en poli­tique, Geneviève Pru­vost, édi­tions La décou­verte, sep­tem­bre 2021, 399p, 22€.

À l’opposé des publicités qui vantent les derniers services de livraison à domicile, pris en charge par des classes populaires sous-payées et ubérisées, comment réintégrer le travail de la matière à nos vies ? Cela passe-t-il par la polyactivité ?

La ques­tion de la poly­va­lence est essen­tielle. Nous devons inté­gr­er un temps dédié à la trans­for­ma­tion de la matière dans notre quo­ti­di­en – ce que les femmes font déjà en majorité. Nous pour­rions éten­dre à tout le monde le tra­vail de sub­sis­tance, au lieu de chercher à éten­dre le tra­vail salarié en tra­vail­lant plus. Il est pri­mor­dial que cha­cun réin­tè­gre sa part du méti­er de vivre pour per­me­t­tre une redis­tri­b­u­tion du tra­vail et le respect de formes famil­iales très dif­férentes. Il peut s’agir de tiss­er, jar­diner… Sans qu’il y ait un champ d’activité déter­miné, cha­cun pour­rait accom­plir des tâch­es com­munes. On ne peut pas avoir unique­ment un jardin d’ornement et la mono­cul­ture pour les agricul­teurs.

Penser que l’humain peut vivre dans une abon­dance qui coulerait de source sans tra­vailler la matière est un leurre ; il faut se don­ner la peine et le labeur de ce tra­vail. Soit nous déci­dons que ce sont des gens sous-payés qui font le sale boulot, soit nous nous le parta­geons.

En quoi réintégrer à nos vies ce travail de subsistance pourrait-il permettre de vivre dans une société plus écologique ?

Toute activ­ité qui laisse une place au renou­velle­ment du vivant com­mence à devenir une société écologique et le fait d’une façon adap­tée aux groupes humains d’une part, et aux matières elles-mêmes de l’autre. L’idée n’est pas d’avoir des réserves naturelles sanc­tu­ar­isées, ni de vivre dans les sta­tis­tiques des bilans car­bone, mais de s’adapter aux modes de vie ver­nac­u­laires [pro­pres au pays, NDLR]. On ne fait pas d’écologie en ville comme à la cam­pagne.

« Déléguer le tra­vail du quo­ti­di­en, c’est le déléguer aux machines et aux pau­vres. »

Pour sor­tir de l’abstraction du monde, il faut faire les choses. La con­science prend le pas sur le tra­vail con­cret et crée une dis­so­ci­a­tion pro­fonde entre la tête et la main, entre une écolo­gie théorique et une écolo­gie pra­tique. Nous avons une approche trop seg­men­tée du prob­lème. Par exem­ple, nous allons dire : « je ne peux rien faire, par­tir en train plutôt qu’en avion est une goutte d’eau ». Or, déléguer le tra­vail du quo­ti­di­en, c’est le déléguer aux machines et aux pau­vres.

Il existe déjà un grand nom­bre d’associations qui per­me­t­tent de pren­dre en charge col­lec­tive­ment ces prob­lèmes, car seul, on ne fait pas grand-chose. Il y a une grande var­iété de manières de s’associer qui sont présentes dans beau­coup de ter­ri­toires. Il faut qu’il y en ait absol­u­ment partout pour que cela puisse touch­er les gens dans leur quo­ti­di­en. Je pense aux jardins partagés par exem­ple : ceux-ci doivent être en bas de leur immeu­ble.

À par­tir du moment où l’on met les mains dans la matière, on est hap­pé. On y met les bras, tout le corps et toute son âme, puis on entraîne ses proches et c’est un pou­voir de con­ver­sion intime très puis­sant. C’est pour cela que la ZAD [la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Lan­des] a été mas­sive­ment détru­ite deux fois : c’est un chantier maxi-ouvert au pub­lic et com­plète­ment déroutant qui a un pou­voir d’entraîner le reste du monde. Si l’on veut éviter d’être hors-sol, il faut s’empaysanner mas­sive­ment et à toutes les échelles pos­si­bles. Je dis aux jeunes : allez en lycée agri­cole, car nous n’avons pas le temps. Il faut dix mil­lions de paysans demain.