Entretien

Camille Etienne : «Notre force est d’être cette eau qui s’infiltre par tous les recoins»

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Dans son pre­mier ouvrage Pour un soulève­ment écologique, pub­lié au Seuil, l’activiste Camille Eti­enne dénonce une peur du change­ment façon­née par le monde économique. Elle nous enjoint à recou­vr­er notre puis­sance par l’action col­lec­tive, car «l’apathie arrange les puis­sants». Dans cet entre­tien à Vert, elle racon­te son tra­vail d’activiste pour le cli­mat, dénonce les injonc­tions à devoir ren­dre son action «désir­able» et appelle au soulève­ment écologique par de mul­ti­ples étin­celles.

Ce livre, dont le titre est «Pour un soulèvement écologique», fait-il référence au mouvement des Soulèvements de la terre ?

Non, c’est une référence à la Boétie : «ils ne sont forts que parce que nous sommes à genou». Ce n’est pas un livre pro­gram­ma­tique. Ce qui m’intéresse, c’est l’étincelle.

Camille Eti­enne © Manon Cha

Face à un monde qui a une stratégie unique, à un appareil d’État nor­mé, hiérar­chisé, qui a la puis­sance de l’argent et de la légal­ité, la plu­ral­ité des tech­niques est notre force. Notre force est d’être cette eau qui s’infiltre par tous les recoins, d’être partout et d’être com­plé­men­taires dans notre stratégie de lutte.

Mais cela ne vaut que si nous parta­geons une vision com­mune. Des ban­ques qui veu­lent faire de la «tran­si­tion verte» ou Total­En­er­gies qui se dit «éco­lo», ne sont pas des alliés. Il faut un boule­verse­ment rad­i­cal, total, du sys­tème économique et poli­tique. On ne va pas y arriv­er seule­ment par la désobéis­sance civile, seule­ment par les péti­tions, par le lob­by­ing ou par l’éducation de la pop­u­la­tion à tra­vers les médias. Il faut tout ça à la fois.

Quelle a été ton étincelle à toi ?

C’est dif­fi­cile ! On lutte sou­vent pour quelque chose, mais en même temps, c’est la fuite d’un monde. Ce qui a créé mon étin­celle, c’est la fuite de la destruc­tion de mes mon­tagnes [Camille Eti­enne est orig­i­naire de Savoie, NDLR]. L’indignation de voir que ce qui menaçait ces mon­tagnes, c’était l’hypocrisie et le cynisme de nos dirigeants qui font le choix de l’impuissance.

En même temps, c’est aus­si une lutte pour quelque chose de sub­lime : quand je suis en bateau et que je vois un cachalot ; l’émotion dans les actions de ter­rain… Voilà pourquoi je me bats.

Artiste, activiste… Comment te définis-tu ?

Je suis une activiste pour le cli­mat. Ce matin, j’étais lev­ée à 7 heures pour aller à l’assemblée générale du Crédit agri­cole. Cer­tains me met­tent le titre d’influenceuse pour le cli­mat. En aucun cas je ne suis une influ­enceuse, ce n’est pas comme ça que je gagne ma vie.

Beaucoup de nos lectrices et lecteurs se sont demandé·es comment tu gagnais ta vie en tant que militante écologiste. Que leur réponds-tu ?

Je suis autrice et réal­isatrice ; j’ai coréal­isé une série doc­u­men­taire avec Solal [Moisan, NDLR] qui s’appelle Pourquoi on se bat — j’ai eu un con­trat de scé­nar­iste. Je donne par­fois des con­férences payantes. J’ai quelques cachets ; je lis des textes de Georges Sand avec un pianiste. Ce sont les mots et l’artistique qui me paient.

C’est étonnant pour une activiste. On pourrait s’attendre à ce que tu sois rémunérée par des organisations environnementales…

C’est volon­taire. J’ai fait le choix de n’appartenir à aucune organ­i­sa­tion parce que je suis très attachée à la lib­erté de choix des sujets que je traite et à la réac­tiv­ité face à l’urgence. En même temps, je ne suis jamais toute seule. Je tra­vaille avec des organ­i­sa­tions : ce matin, c’était 350 et Avaaz, par­fois Green­peace, Alter­nat­i­ba. Je ne suis pas attachée à une ONG parce que je veux pou­voir choisir les cam­pagnes que je mène. Eacop, au départ, il n’y avait per­son­ne dessus. Ce qui m’intéresse, c’est de faire émerg­er des sujets.

Comment perçois-tu ton rôle auprès de ta communauté ?

Je ne joue aucun rôle. Je suis con­sciente qu’on me laisse une forme d’écoute, donc ça m’oblige. Ça m’oblige à tra­vailler beau­coup. Je n’ai pas intérêt à me tromper, à être approx­i­ma­tive et à l’arrache. Et je dois aus­si tout dire : je veux assumer quand on a des vic­toires et qu’on est trop stylés mais aus­si dire quand on est vul­nérables et qu’on ne sait pas.

«L’écoanxiété est une réponse saine à un monde malade»

Que faire de l’écoanxiété ? Tu appelles à la politiser, ça veut dire quoi ?

On pathol­o­gise un sen­ti­ment qui n’est en rien une mal­adie. L’écoanxiété est une réponse saine à un monde malade. Ceux qui m’inquiètent, ce ne sont pas ceux qui sont inqui­ets de l’état du monde, mais ceux qui pren­nent des déci­sions et con­damnent des généra­tions, des régions du monde. Ils sont froids et la froideur, le manque d’empathie, c’est le symp­tôme des psy­chopathes.

L’écoanxiété peut être un out­il util­isé pour dire : «c’est dur, prenez bien soin de vous, allez voir vos psys, retirez-vous de l’action, retirez-vous avec vos potes, n’en faites pas trop». Ça peut être un mes­sage lancé con­tre l’action col­lec­tive. Le résul­tat, c’est de reléguer dans l’intime ces peurs-là, plutôt que de les exprimer publique­ment. On a des médias qui nous deman­dent de ne pas faire trop peur, on a une généra­tion de gens qui ne veu­lent plus avoir d’enfants. On s’assure que cette peur n’existe pas dans l’espace pub­lic. En la reléguant dans l’intime, on crée de l’apathie. Les multi­na­tionales peu­vent se frot­ter les mains.

Que dire aux gens qui ont peur du monde qui vient ?

C’est super nor­mal d’avoir peur du monde qui vient, car il est ter­ri­fi­ant. Je ne vais pas men­tir pour pro­téger les gens et les infan­tilis­er. Si mon médecin me dit : «je ne vais pas vous dire ce que vous avez, parce que ça va vous faire peur», je lui dis : «dites-moi et je ver­rai com­ment je me soigne en fonc­tion du diag­nos­tic, des effets sec­ondaires».

Camille Eti­enne, Pour un soulève­ment écologique, Seuil, mai 2023, 176p, 18€

Comment se réapproprier notre puissance ?

En pen­sant au fait que l’apathie arrange les puis­sants. L’activisme a un coût humain, financier par­fois, cor­porel avec la répres­sion, et il demande du tra­vail. Les soulève­ments que j’appelle peu­vent être fas­ti­dieux. Mais l’idée que l’on serait dans une voiture sur le siège arrière, qu’on ver­rait le paysage défil­er sans rien pou­voir y faire… ce n’est pas vrai. Notre impuis­sance est orchestrée, elle arrange cer­tains tant que l’on ne s’organise pas col­lec­tive­ment.

«On a besoin d’une société entière qui se soulève par une étin­celle»

Je prends volon­taire­ment le mot de «puis­sance» car on ne peut pas leur laiss­er ce ter­rain-là. Ils en ont fait une puis­sance qui écrase, qui empêche, qui casse d’autres. Nous, on veut une puis­sance col­lec­tive, on s’organise ensem­ble pour ren­vers­er l’ordre établi. Et ça marche ! La banque japon­aise SNCB, qui est le con­seiller financier du pipeline Eacop [le pro­jet porté par Total­En­er­gies en Afrique de l’Ouest, NDLR] a quit­té le pro­jet grâce à des semaines et des semaines d’activisme.

Quelle est la première chose à faire pour se mettre en action ?

Rejoin­dre une action col­lec­tive près de chez soi. Viens à l’assemblée générale de Total­En­er­gies le 26 mai. Tu vas te sen­tir beau­coup moins isolé, ren­con­tr­er plein de gens qui agis­sent, qui parta­gent tes peurs, ta colère, le niveau d’urgence. Tu vas pou­voir par­ler de straté­gies d’action, te sen­tir utile, faire par­tie d’un tout, voir que ça marche parce que par­fois on a de belles vic­toires. Ca donne une puis­sance immense. Peu importe les tal­ents. Si tu fais du graphisme, du droit, de la cui­sine : on a besoin d’une société entière qui se soulève par une étin­celle.

Beaucoup d’activistes courent d’un sommet à l’autre ou d’une interview à l’autre, tout en prônant un monde plus sobre, plus lent. Comment gères-tu ce paradoxe ?

Déjà, les gens sans para­dox­es sont ennuyants. Surtout, on se trompe de ralen­tisse­ment : il ne s’agit pas d’être moins act­if. Je n’ai pas envie de ralen­tir mon amour ou la jus­tice. Il ne faut pas ralen­tir l’activisme, ni les arti­cles que vous faites à Vert, mais ralen­tir une course effrénée à la pro­duc­tion qui abîme toutes les ressources dont elle a besoin, tant humaines — les corps -, que les ressources naturelles qu’on imag­ine gra­tu­ites.

«Il est urgent de ralen­tir»

Il faut chang­er notre rap­port au temps, soign­er notre impa­tience. C’est un ralen­tisse­ment ontologique en réal­ité : pour manger, je prends le temps de cuisin­er avec des pro­duits frais qui n’alimentent pas l’agroindustrie ; pour voy­ager à Barcelone, je prends le train à la place de l’avion. C’est ce ralen­tisse­ment là qui m’intéresse, pas celui de notre fougue parce que, pour obtenir ce ralen­tisse­ment, il va fal­loir se dépêch­er. Il est urgent de ralen­tir.

Où et comment te ressources-tu ?

Quand je suis au bout de ma vie, je pars camper deux jours. Je vais marcher toute seule en Bre­tagne, en Nor­mandie. Pour me con­cen­tr­er sur : où je mange ? où je dors ? Le rythme du dehors boule­verse notre ego anthro­pocen­tré. C’est très ressourçant et ça ne coûte rien.

En France, le bivouac est autorisé partout, sauf dans les parcs naturels. Je pose mon sac de couchage au couch­er du soleil et je pars le matin. On n’a pas besoin d’un atti­rail extra­or­di­naire et ça recrée quelque chose de très vrai.

Pour faire bifurquer notre société, il va falloir rallier toutes les générations. Comment on s’y prend ?

La frac­ture est du côté des ultra-rich­es, pas entre les généra­tions. Les enquêtes soci­ologiques mon­trent que quand tu sors des march­es parisi­ennes pour le cli­mat, il y a beau­coup de per­son­nes plus âgées qui s’engagent. Dans les asso­ci­a­tions, un tiers des bénév­oles sont des retraités. C’est une force vive hyper puis­sante ; il serait absurde de s’en couper.

«J’en ai assez de devoir ren­dre nos com­bats désir­ables»

Il faut refuser de par­ticiper à ce con­flit de généra­tion. Ça ne veut pas dire qu’on n’habite pas le monde dif­férem­ment. Bien sûr que ma grand-mère n’a pas Tik­tok et qu’il y a des choses que je ne com­prends pas mais est-ce un con­flit pour autant ? Je don­nerais le con­seil tout sim­ple de se par­ler : il n’y a rien de plus boulever­sant que de deman­der à ses grands-par­ents com­ment ils se sont bat­tus pour obtenir cer­tains droits, com­ment ils ont vu l’émergence du com­bat fémin­iste ou la résis­tance. Ce sont des témoins de l’histoire, ça recrée du lien et ça peut faire émerg­er des nou­velles idées.

Faut-il rendre le combat écologique plus désirable pour convaincre une plus grande partie de la population?

J’en ai assez de devoir ren­dre nos com­bats désir­ables ! Il y a qua­tre vil­lages en France qui aujourd’hui n’ont pas à boire. On ne va pas faire des pirou­ettes, des roues et met­tre des tutus pour que, peut-être, vous con­sid­ériez le fait d’avoir envie de vivre ! Non seule­ment on se bat pour plein d’autres — ils ne sont pas con­tents — et en plus de ça, il faudrait qu’on le fasse avec le sourire, qu’on soit plaisant. C’est pas là que ça se joue. Oui, il y a la ques­tion des imag­i­naires col­lec­tifs, faire en sorte que les SUV ne soient plus stylés. C’est vrai et mer­ci à ceux qui ont la patience d’y par­ticiper. Moi, ça me fatigue.

Pourtant, tu participes à rendre la lutte «cool» en portant des vêtements stylés, en collant à certains codes de notre génération. Tu crées de la désirabilité et c’est aussi pour ça que les gens te suivent…

Ce n’est pas une stratégie par­ti­c­ulière. Il faut sor­tir de ça parce que sinon on s’excuse d’être là : «c’est vrai qu’on est un peu chi­ants, par­don, on ne fait pas trop envie». Ça vous fait envie que des multi­na­tionales soient en train de con­damn­er la vie sur Terre?

Je n’ai pas envie d’être morne et triste et j’ai envie de garder ma lib­erté. Ce n’est pas parce les événe­ments sont tristes et ter­ri­bles qu’on ne peut pas lut­ter dans la joie à cer­tains moments. C’est même une joie poli­tique. MC danse pour le cli­mat [Mathilde Cail­lard, de son vrai nom, NDLR], que j’adore, s’est fait reprocher le fait de danser en manif parce que la lutte ce serait «un truc de dur». Com­ment peut-elle oser man­i­fester en dansant sur de la tech­no ?

Je trou­ve déli­cieuse l’impertinence de ce geste. Et l’impertinence du mou­ve­ment social dans son ensem­ble : «Vous voulez nous enfer­mer dans de la vio­lence avec un mépris et un silence total, on y répond avec des casseroles !».

Il y a des jours où j’ai envie d’être grave parce que je suis en colère, d’autres où j’ai envie d’écouter de la tech­no et d’avoir de l’énergie parce que c’est comme ça que je me sens, comme tout le monde.

Quelles sont les victoires auxquelles tu as participé ?

Sur les fonds marins [il s’agis­sait d’obtenir un mora­toire sur l’ex­ploita­tion minière des fonds marins, NDLR], c’est assez énorme. Ce n’est pas fini. En France, c’est gag­né mais nous voulons que le mora­toire soit adop­té en Suisse et dans d’autres pays. Des bateaux devaient par­tir en juil­let. La plus grande com­pag­nie minière est en train de se péter la gueule car tous ses investis­seurs sont en train de par­tir. On a 13 pays qui ont rejoint le mora­toire. On tra­vaille au corps les Pays-Bas et l’Espagne qui ont l’air d’être sur le bon chemin. J’ai bon espoir qu’on arrive à faire ce qui a été fait avec le mora­toire sur l’Antarctique qui fait qu’il n’y a pas eu d’exploitation d’hydrocarbures.

Concrètement, en quoi a consisté le boulot d’activiste que tu as mené?

Pour com­mencer, con­naître par coeur ses sujets pour arriv­er plus armés que nos enne­mis. Sinon on perd sur le fond, donc il faut être très pré­cis et s’entourer de gens bril­lants. Par exem­ple, si on dit : BNP finance le pro­jet Eacop, ils vont juste répon­dre «non». Alors que si je dis : «BNP finance Eacop en faisant un prêt sans con­di­tion…» ; que je pose cette ques­tions très pré­cise à l’Assemblée générale de BNP, et que le gars répond «c’est pas BNP, c’est BNP Asset man­age­ment», ça crée un malaise total dans l’auditoire.

Ensuite, il faut poli­tis­er le sujet, organ­is­er des inter­pel­la­tions de députés, de min­istres pour obtenir des ren­dez-vous. Nous avons fait vot­er une réso­lu­tion au Par­lement [pour inviter le gou­verne­ment à défendre le mora­toire] : ça veut dire pass­er des heures à rédi­ger, à appel­er chaque groupe poli­tique pour les con­va­in­cre de vot­er. Aller aux con­férences inter­na­tionales à Lis­bonne, faire du lob­by­ing clas­sique. C’est du taf, mais ça marche.

«On obtient des vic­toires, en prenant l’ascendance sur le temps»

Comment gardes-tu espoir ?

L’espoir vient de l’incertitude. Je n’ai pas une con­fi­ance aveu­gle, je suis à peu près cer­taine qu’il n’y aura pas de grand soir. On ne va pas sauver le monde. On va juste par­ticiper à ce qu’on le délite un peu moins. Je m’inscris dans une tem­po­ral­ité à la fois de l’extrême urgence et du temps long. Il y a de l’espoir, car ça dépend de ce qu’on fait aujourd’hui.

Quand il par­le du temps, Eti­enne Klein dit bien que demain n’existe pas encore aujourd’hui. L’histoire des droits soci­aux nous mon­tre que ce qui parais­sait énorme a pu advenir rapi­de­ment : les con­gés payés, l’interdiction de fumer des cig­a­rettes dans les restau­rants, la peine de mort, le droit à l’avortement. A un moment don­né, ces idées étaient toutes minori­taires, jugées rad­i­cales, dan­gereuses, ter­ror­istes. Pour­tant, elles nous parais­sent évi­dentes à présent.

Pourquoi ne pas te lancer en politique?

On n’arrête pas de me pos­er cette ques­tion ! Avec le livre, les gens pensent que je fomente quelque chose, mais non. On me pro­pose, mais je n’ai pas envie. Je suis bien plus utile à l’extérieur. En démoc­ra­tie, on a aus­si besoin que la poli­tique se joue en dehors des par­tis. On est un con­tre-pou­voir.

Je ne veux pas me laiss­er dicter mon temps poli­tique. Ceux qui gag­nent, c’est ceux qui sont capa­bles d’imposer leur tem­po­ral­ité.