On vous explique

Bureaux transformés en chambre le soir, écoles ouvertes le week-end : c’est quoi la chronotopie ?

Temps mieux. Alors que les sénateur·ices sont en train de détricoter la loi «zéro artificialisation nette», la «chronotopie» s’affiche comme un contre-pied pour adapter le bâti aux enjeux climatiques. L’idée : multiplier les usages des bâtiments existants en fonction des rythmes de la ville. Reportage près de Rennes.
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Arnaud Louvet remonte le couloir qui mène à la salle de repos de son agence de formation et de communication basée à Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine). À son arrivée, des employé·es l’accueillent avec le sourire. Certain·es finissent leur repas sur l’une des trois grandes tables, d’autres se servent une tasse de café ou font la vaisselle. Un coin détente complète l’espace, avec un canapé gris et deux fauteuils disposés autour d’une table basse.

Chaque soir, à partir de 19 heures, le lieu vidé de ses employé·es change de fonction pour devenir une chambre. Alexandre, un réfugié géorgien, y installe son couchage en dépliant le canapé-lit. Ses affaires l’y attendent, soigneusement rangées dans un placard fermé à clé.

Arnaud Louvet prépare le lit dans la salle de repos de son agence, qui se transforme en chambre à coucher le soir venu. © Lucie Weeger/Vert

Comme une vingtaine d’autres entreprises de la métropole rennaise, l’agence d’Arnaud Louvet participe aux Bureaux du cœur, une association fondée en 2020 qui offre un hébergement temporaire aux personnes précaires. Membre depuis plus de deux ans, le directeur y voit une initiative à la fois sociale et écologique.

«Le foncier ne doit plus être perçu comme un capital colonialiste»

Cet exemple illustre parfaitement le concept de chronotopie, qui pourrait être une solution à l’heure où la pression foncière s’accroît dans les villes et face à l’urgence de réadapter les usages pour lutter contre l’artificialisation des sols. Plutôt que de construire toujours plus, l’idée de la chronotopie est de multiplier les usages des bâtiments existants en fonction des rythmes de la ville. Une pratique qui semble cohérente avec la loi zéro artificialisation nette (ZAN) adoptée en 2023, qui vise à réduire de moitié le rythme de bétonisation d’ici 2030 — et à atteindre «zéro» en 2050. Mais l’heure est plutôt aux reculs sur ce texte ambitieux. Une proposition de loi qui tend à assouplir les objectifs du ZAN est actuellement examinée au Sénat — jusqu’au 18 mars.

«Nous sommes partis du constat que nos bureaux sont exploités seulement 35 heures par semaine. Il y a beaucoup de potentiel non utilisé», souligne Arnaud Louvet. Avec la généralisation du télétravail, les 800 mètres carrés de son agence se vident rapidement. Cette première ouverture de ses locaux l’a amené à repenser leur utilisation : pourquoi ne pas prêter une salle pour une activité artistique ou mettre l’espace à disposition d’associations pour leurs assemblées générales ?

Le moindre trou dans l’agenda de son patrimoine foncier doit être rempli, et ce sans contrainte économique. Pour le chef d’entreprise : «Il faut arrêter de réfléchir seulement par le prisme du business et retrouver une intelligence collective. Le foncier ne doit plus être perçu comme un capital colonialiste, une étendue de richesses. La fête est finie.»

L’école, terrain d’expérimentation privilégié

Auprès des élu·es de la métropole de Rennes, ces problématiques résonnent. Là-bas, on traque aussi les «poches de temps» des bâtiments publics, grâce à un service entièrement consacré : le «bureau des temps».

Son objectif : optimiser l’utilisation des bâtiments publics existants et réduire la consommation d’espace. Car, à Rennes, la pression foncière est forte. Et c’est sans compter la croissance démographique et la nécessité de préserver les terres agricoles.

Dans les écoles aussi, la chronotopie prend tout son sens. Des classes vides après 16 heures, une cantine silencieuse le week-end, une cour de récréation désertée pendant les vacances… autant d’espaces qui pourraient accueillir des activités associatives, culturelles ou sportives.

À Cesson-Sévigné, près de Rennes, un affichage pour des bureaux à louer devant un chantier de construction de logements neufs. © Lucie Weeger/Vert

Dans une école pilote, le bureau des temps teste des façons d’accueillir le conservatoire de musique, ou de partager une salle avec les associations du quartier. Aussi, il cartographie les équipements existants à dix minutes à pied (bibliothèque, gymnase, terrain de foot), pour éviter les doublons d’usage.

Pour Julien Despax, chef de projets et ingénieur en génie urbain à Rennes, la chronotopie pose aussi la question de l’empreinte carbone des équipements. Le secteur du bâtiment représente environ 25% des émissions de gaz à effet de serre au niveau national, dont 18% sont liées à leur exploitation. Dans ce contexte, la conception ou la réhabilitation de bâtiments à usages multiples aiderait à baisser ce pourcentage.

Vers une inscription de la chonotopie dans la loi ?

Eléonore Slama veut aller plus loin. Cette adjointe chargée du logement, de la lutte contre les inégalités et contre l’exclusion dans le 12ème arrondissement de Paris veut inscrire le principe de chronotopie dans la législation. «Chaque année, entre 20 000 et 30 000 hectares de terres agricoles, naturelles et forestières changent d’usage, soit l’équivalent de quatre à cinq terrains de football artificialisés chaque heure», s’indigne l’élue.

Pour sensibiliser à la chronotopie, Eléonore Slama a commencé par écrire un plaidoyer, En finir avec le gâchis des mètres carrés, paru aux éditions Apogée en 2024. Puis, elle a entrepris la création d’un nouvel outil, lancé en octobre dernier : Intensi’Score. Une plateforme en ligne gratuite pour évaluer et optimiser l’occupation des espaces, «un peu comme le diagnostic de performance énergétique (DPE) [cette échelle de A à G qui indique notamment la qualité de l’isolation d’un logement, NDLR] ou le Nutri-Score [un indicateur sur les emballages qui montre l’apport nutritif des produits, NDLR]», détaille-t-elle.

Dans un monde où les ressources se raréfient et où les inégalités se creusent, la chronotopie apparaît comme une voie possible. Alors, simple utopie ou véritable «urbanisme du déjà-là» ? Eléonore Slama résume : «Le monde du partage doit remplacer le partage du monde.»

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