Andreas Malm est un chercheur suédois spécialiste de géographie humaine, et militant écologiste. Après avoir raconté l’histoire du capitalisme fossile (L’anthropocène contre l’histoire, 2017), et publié un essai-manifeste contre le pacifisme absolu prôné par le mouvement pour le climat (Comment saboter un pipeline ?, 2020), il vient de coordonner l’écriture d’un texte collectif : Fascisme fossile (2021). Dans cet ouvrage, le Zetkin collective — un groupe international de chercheur·se·s en sciences humaines — explore les liens historiques, politiques et économiques entre l’extrême droite et les énergies fossiles. Penseur atypique de la crise climatique et des moyens d’y répondre, Andreas Malm nous a accordé cet entretien.
Pourquoi l’extrême droite aime-t-elle tant les énergies fossiles ?
Dans les pays où l’on extrait les combustibles fossiles à grande échelle, comme en Norvège, en Pologne, en Allemagne et aux États-Unis, l’extrême-droite aime à penser que le charbon, le pétrole ou le gaz qui se trouvent dans le sol font partie des richesses nationales. Et les travailleurs du charbon sont auréolés d’un mythe, peut-être parce qu’ils sont les symboles d’une forme d’héroïsme national de la classe ouvrière. Mais pas quand ils font grève ou se lancent dans la lutte des classes ! Par ailleurs, l’extrême droite est totalement indifférente aux énergies renouvelables.
En effet, en France, l’extrême droite mène actuellement une véritable campagne contre les éoliennes. Pourquoi tant de haine ?
L’énergie éolienne est la manifestation la plus visible des énergies renouvelables dans le paysage. Elle est vue par certains comme une provocation, car c’est comme un rappel constant de ce qui doit changer. La propagande d’extrême droite donne le sentiment que c’est l’étranger qui vient imposer jusque chez nous ces turbines. Le discours utilisé ressemble étrangement à celui que l’on entend souvent contre les mosquées et les minarets. Plus fondamentalement, tout un débat tourne autour du solaire et de l’éolien qui sont perçus comme des formes d’énergies sans liens organiques avec la terre, qui vont et viennent et traversent les frontières. Contrairement au bon vieux charbon polonais que l’on peut voir comme une propriété nationale. L’extrême droite a aussi tendance à adopter et promouvoir une attitude très protectrice en faveur de l’automobile.
La voiture étant, comme vous l’expliquez dans Fascisme fossile, un symbole de virilité et de contrôle sur la nature…
Exactement. Il s’agit en grande partie du sentiment de domination, qui joue un rôle central dans la pensée de l’extrême droite. Pour les fascistes, les technologies des combustibles fossiles sont traditionnellement considérées comme des vecteurs puissants de la domination sur d’autres hommes et la nature. C’est précisément ce rôle qu’a joué la voiture dans l’idéologie fasciste classique du début du 20e siècle.
On peut encore en entendre des échos dans la manière dont l’extrême-droite défend aujourd’hui, de manière très symbolique, la voiture en tant que force de domination. Cela s’est vu lors de la révolte soulevée par la mort de George Floyd l’année dernière, lorsque des suprémacistes blancs ont systématiquement attaqué les manifestations du mouvement Black Lives Matters à l’aide de poids-lourds, de SUV — et même, à une occasion, d’un camion-citerne. Le message était très clair : « la vie des Noirs n’a aucune importance. C’est moi qui décide et je défendrai ma suprématie de blanc avec ma voiture ».
On voit le même genre de choses avec l’AFD en Allemagne. Le mouvement en faveur du droit d’asile, là-bas comme ailleurs, a pour slogan « Personne n’est illégal », « kein Mensch ist illegal ». En 2019, l’AFD a transformé ce slogan en « kein SUV ist illegal ». Le parti a mené des campagnes contre toutes les taxes sur l’essence ou les pipelines, ainsi que toute proposition visant à limiter la circulation automobile.
Les présidences de Donald Trump aux Etats-Unis et de Jair Bolsonaro au Brésil ont montré clairement comment l’extrême droite pouvait aggraver la crise climatique. Mais, a contrario, cette dernière pourrait-elle être la crise qui installera des partis d’extrême droite au pouvoir ?
Absolument. On peut aujourd’hui constater un phénomène nouveau dans l’Etat de l’Arizona. Là-bas, le parti républicain soutient que tous ces immigrants qui traversent la frontière mexicaine contribuent à la crise climatique et aux problèmes environnementaux de l’Arizona et surutilisent les ressources environnementales de cet État.
Les Républicains ont donc engagé des poursuites contre Joe Biden pour avoir laissé entrer ces immigrants. L’extrême droite a maintenant clairement la possibilité d’utiliser les effets du réchauffement climatique pour promouvoir son ethnonationalisme et dire : « si nous nous sommes acculés par la pression à protéger nos ressources, nous devons empêcher les non-Blancs d’entrer et peut-être même chasser ceux qui sont déjà parmi nous ». Je pense qu’on va voir ça de plus en plus souvent, malheureusement.
Dans votre précédent essai, Comment saboter un pipeline ?, vous ne rejetez pas intégralement la violence, à l’inverse de la plupart des organisations de défense du climat. Pour obtenir des victoires politiques, vous proposez de la diriger contre des objets sans visage comme, par exemple, des gazoducs. Mais aujourd’hui, les gens semblent mieux tolérer les violences infligées par l’extrême droite à des personnes que des actions dirigées contre des biens matériels : comment expliquez-vous cela ?
L’une des pathologies de cette période historique est que la propriété est sacro-sainte, tandis que les vies humaines n’ont aucune valeur. L’autre jour, les médias nous ont montré le corps d’un bébé d’un an et demi qui avait dérivé avant d’être récupéré et identifié sur une plage de Norvège après s’être noyé avec ses parents dans la Manche en essayant d’atteindre le Royaume-Uni. Ils étaient iraniens. C’était une vision révoltante, ce bébé dont la famille avait essayé d’échapper à la misère régnant dans le nord de l’Iran. L’insensibilité envers la vie humaine qui se manifeste tous les jours en mer Méditerranée n’a d’égale que la fétichisation de la propriété comme quelque chose qui doit être protégé… Je pense que ce sont les deux faces d’une même médaille.
Ne pensez-vous pas que les sociétés occidentales sont davantage préparées à porter au pouvoir des partis d’extrême droite que des écologistes ?
C’est la tendance. Oui. Mais il y a d’autres exemples plus encourageants. Les Etats-Unis ont traditionnellement une intolérance extrême pour les stratégies militantes des mouvements sociaux, contrairement à la France où ce n’est pas la fin du monde si des gens cassent de temps en temps des vitrines : cela fait partie de la culture politique. Tout ça a changé de manière assez spectaculaire l’année dernière après le meurtre de George Floyd, par exemple lorsque le poste de police de Minneapolis, où travaillaient Derek Jordan et ses collègues, a été pris d’assaut, investi et incendié. Selon les sondages, les Américains ont majoritairement soutenu ou approuvé cette action. Et je pense que c’est un signe du processus de radicalisation que l’on peut observer dans une ou plusieurs parties de la population américaine face à la folie croissante de l’extrême droite aux États-Unis.
On ne peut pas dire avec certitude que la destruction de biens en tant qu’élément de la lutte politique sera toujours accueillie avec hostilité dans l’hémisphère Nord. On peut en effet supposer que lorsque le désastre climatique commencera à frapper plus fort, les gens s’ouvriront davantage à l’idée qu’il faut en finir avec les sources d’émissions de combustibles fossiles si l’on ne veut pas encore plus de catastrophes.
Évidemment, certaines formes de sabotage seraient clairement contre-productives. Je veux dire, si vous aviez en France des militants pour le climat qui descendaient dans la rue et cassaient les voitures des ouvriers et des habitants des banlieues, bien sûr, les gens seraient furieux. Mais si vous le faites de manière plus intelligente et que vous vous attaquez à des cibles plus légitimes, je pense que vous pouvez rallier le soutien populaire. Surtout si vous agissez à des moments où les impacts climatiques sont flagrants, comme les prochaines vagues de chaleur extrêmes.
Pensez-vous que ce soit une bonne idée de s’en prendre aux SUV ? Les gens deviendraient fous si vous touchiez à leur voiture…
C’est pour ça qu’il faut y toucher, car leurs propriétaires doivent remettre leur folie en question. Les SUV sont une source colossale d’émissions de CO2. Selon l’Agence internationale de l’énergie, depuis 2010, le deuxième facteur le plus important de la hausse des émissions mondiales de CO2 est l’augmentation de la part des SUV dans le parc automobile mondial. Les SUV ne répondent à aucun besoin humain. Ils ne protègent même pas les conducteurs, car en cas d’accident, ils ont tendance à se retourner et le risque de blessure grave est plus grand.
« Les émissions qui ne remplissent aucun besoin humain [comme les SUV] sont celles qui doivent être éliminées en premier »
Il faut que cette dynamique prenne fin. Les premières émissions à supprimer sont celles qui sont complètement inutiles. On ne parle pas du méthane des rizières ou des émissions des cimenteries qui servent à construire des maisons pour les gens ordinaires. Mais des émissions qui ne remplissent aucun besoin humain fondamental.
Quand la pandémie a atteint l’Europe, de nombreuses voix se sont élevées pour dire : « Nous réalisons que nous vivons dans un écosystème où tout est relié, et nous devons cesser de déforester massivement, de consommer autant d’énergies fossiles, etc. » et ont plaidé pour passer au « monde d’après ». Un an plus tard, tout le monde semble avoir oublié ces voeux. Comment comprenez-vous cela ? Et où en est le mouvement climatique ?
Nulle part. La vague de mobilisation pour le climat que nous avons eue en 2019 a pris fin brutalement lorsque la pandémie a éclaté. Rétrospectivement, je pense que c’était une erreur de renoncer à ces mobilisations et de dire : « on ne va plus faire grève, on reste à la maison, maintenant, on doit s’occuper uniquement du virus ». C’était une erreur compréhensible parce que les gens étaient sous le choc lorsque la pandémie a éclaté, et que l’on pensait que rassembler les foules allait exacerber la contagion.
L’erreur, c’est que l’élan de 2019 a été perdu. Et la tragédie, c’est que si quelqu’un, en tant que force sociale organisée, avait pu faire valoir l’argument selon lequel il faut s’attaquer aux racines des maladies zoonotiques, le seul à pouvoir le faire valoir et à faire pression en ce sens, aurait été le mouvement écologiste. Mais il a été absent dans les rues et aux yeux du grand public pendant la pandémie.
Ça a donc été une occasion manquée pour la gauche, pour le mouvement climatique, d’attirer l’attention sur les problèmes écologiques qui provoquent des événements tels que le Covid-19. D’ailleurs, ce n’est probablement qu’un début, car non seulement les vecteurs de catastrophes sont toujours là, mais leur action s’est même amplifiée. La déforestation tropicale s’est considérablement accélérée en 2020. Elle atteint le troisième plus haut niveau depuis le début des mesures mondiales, en 2002, avec des pertes massives de forêts tropicales, principalement en Amazonie, bien sûr, à cause de Bolsonaro.