Hérissée de drapeaux vert et blanc du syndicat agricole majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), une haute muraille de paille protège le campement planté au beau milieu de l’autoroute, à hauteur de Bourg-de-Péage. Depuis mercredi 24 janvier, plusieurs dizaines d’agricultrices et agriculteurs se relaient jour et nuit sur cette portion de bitume entre Valence et Grenoble. Plus aucun véhicule ne passe ici, à l’exception des tracteurs qui viennent alimenter en branches les énormes tas de débris sous lesquels le feu couve. Comme partout sur le territoire français, «c’est le ras-le-bol et la solidarité qui nous ont amenés ici», justifie Brice Maret, membre du bureau de la FDSEA, échelon départemental du syndicat majoritaire.
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Vendredi soir, le Premier ministre, Gabriel Attal, a tenté d’apaiser leur colère en promettant l’abandon de la hausse de la taxe sur le gazole non routier (GNR), et plusieurs mesures de simplification. Mais ces déclarations, que peu de monde a écouté en direct, provoquent au mieux un haussement d’épaules. «On ne croit plus aux mensonges depuis longtemps», expliquent les uns ; «il veut diviser pour mieux régner», tancent d’autres. Alors que les premiers barrages ont été levés ailleurs en France ce week-end, «personne ici ne parle d’arrêter», commente Johanna Payot Rimet, membre du bureau départemental des Jeunes Agriculteurs (JA). Souvent vieux de plusieurs années, le ressentiment a été attisé par la photo «bras dessus bras dessous» de l’éleveur du sud-ouest Jérôme Bayle, initiateur du premier blocage (levé depuis), avec Gabriel Attal.
Sur un air d’accordéon, la mobilisation se veut conviviale. Plusieurs véhicules, déviés sur une route parallèle, manifestent leur soutien d’un coup de klaxon, réconfortant celles et ceux qui se disent victimes d’un «agribashing détestable». Mais la tension demeure. Ici, rares sont celles et ceux qui identifient clairement ce qui les décidera à lever le camp. «On attend les forces de l’ordre, mais je ne vois pas comment ils vont bouger nos tracteurs», s’interroge Jean-Philippe Nallet, producteur d’œufs. Johanna Payot Rimet se réjouit que la mobilisation ait pris : «maintenant, on sait qu’on est capable de le faire». «Soit on lève le blocus mardi, soit on durcit le mouvement», estime Vladimir Gauthier, membre des JA, producteur de céréales et de semences à Montélier.
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Déterminé à rester sur le barrage, Mathis André résume : «ce métier m’a fait rêver quand j’étais petit et m’empêche de dormir maintenant». Cultivateur de noix âgé de 24 ans, cet adhérent aux JA a connu deux premières années de travail très difficiles. «L’an dernier, j’ai vendu certaines noix à 50 centimes du kilo alors que le coût de production était à 2,20€. Le prix de vente en grande surface, lui, n’a pas bougé : autour de 8€. Cette année, les prix sont un peu remontés, mais les rendements ont été trop faibles», décrypte-t-il. Après six mois sans se verser de salaire, il s’est résigné à retourner vivre chez ses parents.
«La bonne case»
La grogne porte souvent sur la concurrence des produits importés, jugés de moins bonne qualité. «Même en conventionnel [non bio, NDLR], on a en France des exigences plus lourdes que le reste du monde. Ce n’est pas plus mal : on fait de la bonne nourriture et on ne veut pas faire n’importe quoi. Mais plein d’autres pays ne font pas tout ça», explique Brice Maret, membre de la FDSEA de la Drôme, producteur de céréales et de noix bio. «Les gens n’ont plus de sous, ils se sont repliés vers de l’alimentation pas chère, mais cette nourriture, on n’a pas le droit de la produire en France», déplore Vladimir Gauthier.
Dans les petits groupes qui partagent verres et saucisses grillées sous le soleil de janvier, la conversation revient régulièrement sur «les heures passées à faire des papiers». «Cela fait un an que j’attends mon congé paternité», explique un jeune papa, dont la compagne n’a pas touché de prime d’activité pendant un an sans que personne ne sache lui expliquer pourquoi. «Attal a annoncé 50 millions pour la filière bio, il peut sembler que c’est beaucoup. Mais je suis en bio, en polyculture élevage, le modèle rêvé par tous les écolos… et je me dis pourtant que je ne toucherai sans doute jamais rien parce que je ne rentrerai pas dans la bonne case», craint Johanna.
Des sujets évoqués aussi par la Confédération paysanne, dont les points de vue sont souvent opposés à ceux de la FNSEA. «On pense par exemple qu’enlever les normes, c’est accélérer la compétition et la loi du plus fort, explique Christine Riba, membre du comité départemental de la Confédération paysanne, dont le syndicat a mis en place son propre barrage, plus au sud. Mais on est complètement solidaires de la misère et on éprouve la même colère au sujet de la paperasse, des problèmes administratifs et des problèmes de revenus, beaucoup de choses qui pourrissent notre quotidien».
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Au-delà de la «Conf’», généralement perçue avec défiance sur le barrage autoroutier, les «écolos», terme aux contours mal définis qui désigne leurs opposants supposés, sont souvent considérés comme la source des contraintes qui pèsent sur la profession. «On nous enlève des produits phytosanitaires pour protéger la population, sans nous donner de solutions, se plaint Brice Maret. On n’est pas contre ces règles. Mais il faut que ce soit interdit pour tout le monde ou pour personne. Et il faut nous laisser du temps pour nous adapter», réclame-t-il.
«Je ne suis pas là pour détruire la faune et la flore, se défend aussi Romain*, mais on a beaucoup été bridés par l’écologie extrémiste qui nous a empêchés de travailler normalement. Des gens décident pour nous sans comprendre ce que l’on fait. Qu’on nous soutienne, qu’on soit payés à notre juste valeur et les crises climatiques, on les affrontera», estime-t-il.
Au niveau national, les syndicats FNSEA et JA ont promis de mettre en place un «siège» de Paris ce lundi, pour une durée indéterminée.
* Certaines personnes interrogées ont refusé de donner leur nom de famille
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Photo d’illustration : Le blocage de l’A49, ce weekend. © Aurélie Delmas/Vert