Sous la pluie battante et la grisaille de ce mardi 1er février, les passant·es n’ont que les bretelles routières aériennes de l’échangeur de Bagnolet pour s’abriter. Voilà qui tombe bien : dans cet enfer de béton qui relie Paris à la ville de Seine-Saint-Denis, elles sont légion.
Ce matin-là, des voix amplifiées par un micro brisent la monotonie du tumulte ambiant – mélange de voitures, deux-roues, bus et camions qui roulent à côté ou au-dessus des piéton·nes. Une quinzaine d’activistes d’Alternatiba Paris, de Verdragon et des Amis de la Terre sont réuni·es pour alerter les pouvoirs publics sur la pollution de l’air à proximité de l’échangeur routier. Une large banderole déployée par-dessus la rambarde d’une bretelle aérienne réclame « des mesures maintenant, pas dans 20 ans », tandis que des fumigènes symbolisent les effets de la pollution.

L’échangeur de Bagnolet est une pieuvre bétonnée qui asphyxie ses riverain·es. Régulièrement considéré comme le plus polluant d’Île-de-France, il comporte 19 ponts et viaducs, et voit défiler 300 000 véhicules chaque jour. Seuls 15% d’entre eux se dirigent vers la commune de Bagnolet. Airparif, l’organisme agréé par l’État pour surveiller la qualité de l’air en Île-de-France, a réalisé un diagnostic spécifique à la ville de Bagnolet en 2016. On peut lire dans ce rapport que « la valeur limite de NO₂ [dioxyde d’azote, à l’origine de nombreux problèmes respiratoires, Ndlr] est largement dépassée à proximité du trafic routier ». En 2016, la concentration moyenne annuelle en dioxyde d’azote allait jusqu’à 77 microgrammes par mètre cube (µg/m³) à proximité de l’échangeur alors que la valeur limite à respecter est de 40 µg/m³.
Des inégalités environnementales
Au milieu des bretelles, on trouve un grand centre commercial ou encore des tours de logements étudiants récemment sorties de terre. Quelque 35 000 habitant·es vivent à proximité de l’échangeur. Les chaudes journées d’été, les riverain·es sont confronté·es à un dilemme : ouvrir la fenêtre et supporter le bruit constant et la pollution, ou mourir de chaud, raconte à Vert Fatima Ouassak. Fondatrice du collectif Front de Mères, un syndicat de parents des quartiers populaires à Bagnolet, elle vit juste en face de l’échangeur.
« Y a que dans le 93 qu’on voit ça !, s’indigne Gabriel Mazzolini, porte-parole de Verdragon, tiers-lieu dédié à l’écologie populaire installé dans la commune. C’est un vrai problème d’injustice environnementale ». « On sait très bien que l’échangeur est dangereux. Dans les Hauts-de-Seine, par exemple, les échangeurs sont directement enfouis quand ils sont construits. Mais ici, en Seine-Saint-Denis, on comprend vite pourquoi ça n’a jamais été fait… », ironise Fatima Ouassak. Selon une étude de 2015, les habitant·es des quartiers les plus défavorisés de la capitale ont trois fois plus de chance de mourir lors d’un pic de pollution que les Parisien·nes les plus riches.

Face à une situation devenue intenable, les pouvoirs publics ont lancé une vaste concertation pour repenser cette zone. L’un des projets prévoit d’enterrer une partie, voire l’ensemble de l’échangeur de Bagnolet, à l’horizon 2035. Une proposition plébiscitée par la mairie de Bagnolet et la communauté de communes Est Ensemble, nommée « maître d’ouvrage » pour le projet. « Notre objectif est de mener une transformation urbaine de profondeur, qui prend du temps certes, mais qui est nécessaire dans un endroit aussi pollué », explique à Vert Gaylord Le Chéquer, conseiller territorial d’Est Ensemble chargé du dossier et élu PCF à la ville de Montreuil.
Mais en l’état, cette proposition est jugée insuffisante par les organisations. D’abord en raison du coût potentiel d’un projet d’une telle envergure. « Quelle assurance aura-t-on qu’une fois le projet réalisé, il restera de l’argent pour financer la végétalisation promise ? », interroge Gabriel Mazzolini. Le délai envisagé pose aussi problème aux activistes. « Si tout va bien, ce sera prêt dans 15-20 ans mais ce sera beaucoup trop tard. On veut des mesures maintenant ! », insiste Margaux Dalbavie, chargée de campagne à Alternatiba sur la réduction de la pollution de l’air, auprès de Vert.
Moins de promesses et plus d’action
Enfin, les activistes reprochent à cette proposition de déplacer le problème : même enfoui, l’échangeur continuerait de polluer à l’entrée et à la sortie du tunnel. « Résoudre les nuisances sans résoudre le trafic responsable des nuisances est contre-productif », argue Mathilde Maire-Sebille, membre du groupe Urbanisme au sein des Amis de la Terre. Les organisations proposent par exemple des mesures immédiates comme limiter la vitesse, dévier une partie du trafic ou encore, installer des espaces verts à proximité des routes.
« Ils souhaitent plus de mesures d’urgence : ils ont raison ! », reconnaît Gaylord Le Chéquer. Pour les pouvoirs publics, l’action doit se faire dans le temps long, mais elle intègre aussi des logiques de court terme. Le « projet partenarial d’aménagement » (PPA) doit être acté par les pouvoirs publics à la mi-juin. « À ce moment-là, on pourra décliner un plan d’action avec des dates et des mesures concrètes, assure l’élu, notamment pour la déconstruction rapide de certaines bretelles qui ne sont plus utilisées ».
« Les actions militantes font parler du projet et donnent écho et force à la démarche portée par les collectivités », salue le conseiller, qui voit une forme de « convergence des luttes ». « Qu’un maximum de gens intègrent cette dynamique et s’en saisissent pour faire évoluer le projet, c’est une bonne chose ».
Fatima Ouassak n’est pas convaincue. « On sait que les promesses n’engagent que ceux qui y croient, et nous on n’y croit pas. C’est en instaurant un rapport de force avec les élus qu’on fera bouger les choses », affirme cette mère engagée. Elle ne compte pas relâcher la pression : « 2035 c’est bien, mais dites-nous plutôt ce que vous allez faire dès aujourd’hui ».