Reportage

«Vous voyez ces vignes ? C’est là que se trouvera le péage» : en Camargue, un projet d’autoroute menace 160 espèces protégées

Flamant délit. À Arles (Bouches-du-Rhône), ville surchargée par les voitures et les camions, un projet de contournement autoroutier empiète sur les zones humides de Camargue. Les oppositions s’organisent pour mettre un coup de frein, mais l'État veut accélérer.
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De son regard perçant, François Cavallo scrute le paysage. Ses mains dessinent le tracé d’une future autoroute. «Vous voyez ces vignes ? C’est là que se trouvera le péage. Et puis, pour traverser le Rhône, il faudra un grand viaduc, qui va passer au-dessus de cette exploitation de pommes en bio. La pollution des voitures va retomber directement sur les arbres.»

François Cavallo, naturaliste, en repérage sur le tracé du projet de contournement autoroutier. © Josué Toubin-Perre/Vert

Le naturaliste est en repérage dans le sud d’Arles (Bouches-du-Rhône), ce samedi 22 novembre. Quatre autres militants et militantes d’En travers de la route l’accompagnent. Ce collectif lutte depuis plusieurs années contre le projet de contournement autoroutier de la ville, dont l’itinéraire définitif a été dévoilé à l’ouverture de l’enquête publique, le 17 novembre. Elle s’achèvera vendredi 2 janvier.

Le tracé choisi par l’État ne surprend pas les activistes. «Il n’empiète pas sur le Parc naturel régional de Camargue, mais il mord allègrement sur des zones humides et leur biodiversité exceptionnelle. Je suis toujours choqué par les montants qu’on utilise pour détruire des espaces naturels», soupire François Cavallo.

Un milliard d’euros pour 26 kilomètres

Le projet est titanesque. Selon la dernière estimation, les 26 kilomètres du contournement autoroutier coûteront près d’1 milliard d’euros, soit deux fois plus que le prix prévu pour la controversée A69 entre Toulouse et Castres (500 millions). Près de 200 hectares seront artificialisés, selon l’État, dont 140 de terres agricoles, le reste étant des zones humides comme des tourbières ou des marais. Si la facture est si élevée, c’est à cause de l’instabilité des sols et du risque d’inondation, qui obligent à construire l’autoroute sur pilotis sur une grande partie du tracé, à cinq, six voire dix mètres de haut.

Schéma du projet de contournement autoroutier d’Arles. © Dreal Paca

Dans un avis publié le 25 septembre au sujet du contournement routier, l’Autorité environnementale de Provence-Alpes-Côte d’Azur pointe aussi que «le projet aggrave le risque d’inondation sur plus de 10 000 bâtiments» et que «le dossier est ambigu sur sa compatibilité avec ce risque». Selon cet avis, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), chargée de concevoir le projet, n’a pas pris en compte l’impact du changement climatique sur l’augmentation de l’intensité des précipitations, diluviennes dans cette région méditerranéenne. Contactée par Vert, la Dreal n’a pas répondu à nos sollicitations.

Une ville bloquée par les voitures et les camions

«On sait que ce projet n’est pas neutre. Mais il faut se mettre à notre place, nous n’avons pas le choix», se défend Marie-Amélie Ferrand-Coccia (Horizons), conseillère municipale déléguée aux transports à la Ville d’Arles, chargée des grandes infrastructures routières et du dossier de l’autoroute. Bien qu’elle ait quitté la majorité municipale le 20 novembre, elle soutient toujours le projet. «La ville est complètement surchargée de voitures et de camions : nous sommes le seul tronçon entre l’Italie et l’Espagne où il n’y a pas d’autoroute», pointe-t-elle. La RN 113, qui traverse la cité camarguaise, voit passer 75 000 véhicules chaque jour, dont 7 000 camions.

Des chiffres beaucoup trop importants pour une voie de cette dimension, et qui pourraient s’aggraver à cause de l’extension du port de Marseille-Fos, qui devrait entrainer une augmentation du trafic de camions. L’élue pointe du doigt la forte pollution de l’air, ainsi que la pollution sonore. «C’est un véritable enfer de vivre à côté de la RN 113 aujourd’hui,détaille-t-elle. Il y avait sept options de tracé pour le contournement autoroutier. Celle choisie respecte le plus possible les exigences environnementales.»

L’État accélère

L’itinéraire risque toutefois d’entraîner un impact immense sur la faune et la flore. Selon les inventaires mis en avant par l’État et l’Autorité environnementale, près de 160 espèces protégées ont été recensées sur le tracé. En majorité des oiseaux (plus de 80 espèces protégées), mais aussi des chauves-souris (21 espèces) ou encore des amphibiens (12 espèces). Pour permettre la destruction de leur habitat, la Dreal compte sur des dérogations accordées par le préfet au nom d’une «raison impérative d’intérêt public majeur».

Ces chevaux de Camargue broutent à côté des camions de marchandises de la RN 113. © Josué Toubin-Perre/Vert

Le collectif En travers de la route reconnaît le besoin d’agir pour fluidifier le trafic. «Mais on ne peut pas choisir d’aller avec une pelleteuse de manière si brutale dans la Camargue, il y a des solutions alternatives», plaide François Cavallo, qui estime que l’État passe en force sur les considérations écologiques pour laisser libre cours aux flux de camions. «Construire des murs anti-bruit efficaces le long de la RN 113, développer le fret ferroviaire… Avec un milliard d’euros, on pourrait faire autre chose que détruire des zones humides inestimables», ajoute-t-il. Pour Marie-Amélie Ferrand-Coccia, «de telles solutions seraient en effet souhaitables. Mais elles ne règleraient pas le problème de fond.»

Ce qui laisse pantois les militant·es, c’est surtout l’accélération des décisions. En Camargue, le contournement autoroutier était devenu ironiquement «une arlésienne», un personnage dont on parle mais qui n’apparaît jamais, et qui n’existe peut-être pas. Imaginé dans les années 1990, abandonné en 2013, puis ressorti des cartons en 2018, peu de personnes pensaient le voir un jour. Aujourd’hui, l’objectif de l’État est de finir tous les travaux d’ici à 2029, alors qu’aucune autorisation environnementale n’a encore été délivrée.

«Mon exploitation va être coupée en deux !»

Pour les personnes menacées d’expulsion, c’est le sentiment d’hériter du problème des autres qui domine. «Je comprends qu’il y ait trop de voitures en ville, mais pourquoi faire payer encore ceux qui habitent à la campagne, et de cette manière ?», interroge David Laforet, producteur de foin de Crau AOC à côté de Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône). Une culture unique en France, et essentielle pour le remplissage des nappes phréatiques de la région. Pour cause : la culture du foin de Crau fonctionne par inondation, et l’eau utilisée pour inonder les champs finit dans les nappes.

David Laforet est producteur de foin de Crau. © Josué Toubin-Perre/Vert

C’est l’agriculteur le plus touché par le tracé. Sur ses 160 hectares, environ 50 seront directement affectés par l’autoroute. Dont 25 qu’il venait d’acheter pour son fils de 17 ans, qui devrait reprendre la ferme. «Cet été, on nous a invité à des réunions avec des personnes qui n’étaient jamais venues nous voir, se remémore-t-il. Elles nous ont dit que le tracé avait déjà été décidé, que tout allait bien se passer… Mais mon exploitation va littéralement être coupée en deux ! Comment garder une activité stable ?» Il semble résigné : «Si l’autoroute se construit, je ne pense pas pouvoir me battre jusqu’au bout contre des géants autoroutiers. J’essaierai au moins d’avoir une bonne indemnisation.»

Le collectif En travers de la route a lui aussi conscience du désavantage dans le rapport de force contre l’État. Il mise sur la sensibilisation : une permanence est ouverte le week-end dans un quartier d’Arles proche de la RN 113. «On essaye aussi d’aller sur les marchés. Le but, c’est de mettre en avant des alternatives beaucoup moins chères et qui détruisent moins l’environnement», détaille François Cavallo. Pour le collectif, l’idée est «de se mobiliser au maximum, avant même que les travaux commencent. Si on attend et qu’on se retrouve dans une situation similaire à celle de l’A69, alors on a déjà perdu.»

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