Reportage

«Une France à deux vitesses» : des centaines d’usagers sont remontés de Toulouse ou Clermont jusqu’à Paris à bord des «trains de la colère»

Trait d’union entre les campagnes et la capitale, les lignes de train Clermont-Ferrand-Paris et Toulouse-Paris se dégradent depuis des années. Élu·es, syndicalistes et usager·es de six départements ont pris le train ensemble pour faire entendre leur voix à l’État et à la SNCF, face à ce qu’elles et ils considèrent comme un abandon de territoires ruraux. Reportage à bord du Toulouse-Paris de la colère.
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L’horloge affiche 6h30 dans le hall de la gare de Cahors (Lot), ce mardi 15 avril. Après les accolades, une quinzaine de personnes, dont certaines portent une écharpe tricolore, déploient une grande banderole floquée du slogan : «Tous unis pour une desserte ferroviaire dynamique, respectueuse des usagers de nos territoires», avant d’embarquer dans le train pour Paris.

Initiée par les mairies de Limoges et de Clermont-Ferrand, ainsi que par l’association Urgence ligne POLT, cette opération vise à alerter l’État et la SNCF sur les dysfonctionnements et la dégradation de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (POLT) – qui dessert six des départements les plus ruraux et enclavés de France, et concerne plus de onze millions de personnes – et de la ligne Paris-Clermont-Ferrand.

Le convoi est parti de Cahors (Lot), le département le plus enclavé de la ligne. © Emma Conquet/Vert

Le sentiment d’abandon grandit

La nuit n’est pas encore levée quand une partie de la délégation cadurcienne débouche une bouteille de vin blanc de Cahors. «On trinque à l’absence de retard de ce train», ironise Bernard Delpech, conseiller municipal de la préfecture du Lot, en reposant son verre sur la tablette dépliante de l’Intercités. «On a affaire à des malentendants, et on se déplace à Paris pour se rapprocher de leurs oreilles», plaisante Francesco Testa, également conseiller municipal à Cahors. Blague à part : «Cette ligne historique est abandonnée depuis quarante ans par l’État.»

Pour passer le temps durant ces onze heures aller-retour, les passager·es ont prévu casse-croûte et rafraîchissements. © Emma Conquet/Vert

Retards à répétition, arrêts inopinés «en rase campagne», annulations intempestives, manque de trains, Wi-Fi défaillant, remplacement de certaines portions par des bus… «Par où commencer ?», demande l’un des deux élus. La liste des griefs est longue. Le trajet aussi.

Les habitant·es du Lot sont les plus mal loti·es, avec un trajet de 5h50 entre Cahors et Paris. «C’est pour ça que la délégation lotoise est la plus nombreuse», avec 86 membres de ce convoi, souligne un participant. «Je crois que la prochaine fois, je prendrai l’avion depuis Brive : c’est plus rapide et moins cher», confie Régis Villepontoux, maire de Pinsac (Lot), récemment arrivé en retard à une réunion parisienne à laquelle il assiste plusieurs fois par semaine. «J’ai peur pour cette ligne», ajoute-t-il.

L’organisation de ce convoi «a coûté 17 000 euros à notre association, qui a financé les billets de train aller-retour des passagers», précise Jean-Noël Boisseleau, vice-président d’Urgence ligne POLT et expert ferroviaire auprès des parlementaires. Il ajoute : «Ras-le-bol de voir qu’il y a une France desservie par des TGV de la troisième génération, et qu’on roule avec des trains qui ont plus de 40 ans. C’est la France à deux vitesses.»

Émile Roger-Lombardi, maire divers droite de Limoges, ajoute : «Nous faisons ça pour que la campagne soit entendue en ville. Il y a une population au milieu de la France complètement abandonnée. C’est un enjeu pour les universités, et pour les jeunes qui veulent voyager en train.»

«Une France à deux vitesses»

Dans ce train, les paysages et les édiles défilent. «Vous en êtes au petit-déj ?», lance une élue en passant devant un espace famille où un syndicaliste auvergnat tient un couteau pliant dans une main et un saucisson dans l’autre. Des représentant·es de Corrèze en profitent pour saluer leurs homologues haut-viennois, à l’autre bout de la rame, dans une valse étroite et brinquebalante.

Mais ce trajet ravive aussi des tensions liées à la géopolitique du rail. «Tous les élus socialistes et républicains présents sont hypocrites de venir manifester parce qu’ils ont soutenu le financement de la ligne à grande vitesse» (LGV) entre Toulouse et Bordeaux, dénonce Jean-Louis Pagès, élu écologiste de Limoges et conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine : «C’est un outil qui accentue la métropolisation, qui risque de mettre en péril la ligne POLT et de nous faire perdre notre population.» Car l’enjeu de ce train Intercités est aussi d’attirer de nouveaux habitants et des entreprises dans ces départements peu peuplés.

Des habitantes du Lot s’inquiètent de l’avenir de la ligne POLT. © Emma Conquet/Vert

Dans le wagon lotois, les représentants du Parti socialiste regrettent que le Département s’engage à financer cette nouvelle LGV à hauteur de 29 millions d’euros. Un train qui ne dessert même pas leurs communes : «Il faudrait de toute façon prendre un TER pour accéder à une gare de la LGV», souligne Régis Villepontoux, opposé à ce train à grande vitesse. Le groupe écologiste et socialiste au Conseil départemental (PS, PRG et divers gauche) souhaite suspendre ce versement en attendant des travaux sur la ligne POLT. Pour la vice-présidente de la région Occitanie, Marie Piquet, également à bord de ce train, au contraire, «toutes les voies ferrées sont utiles».

Rencontre au ministère des transports

Face à la dégradation de la ligne POLT, les habitant·es expriment leur désarroi et un sentiment d’abandon des territoires ruraux. Les craintes grandissent. «On a peur que nos jeunes partent, faute d’emplois ou de transports», s’inquiète un habitant de l’Indre, qui considère le train essentiel pour «désenclaver ces départements». Pour ces territoires, le train n’est pas qu’un moyen de locomotion, mais un lien vital avec l’avenir et pour une mobilité décarbonée. Le manque d’investissements renforce l’idée que les ruralités sont considérées comme des régions de «seconde zone», dénonce un manifestant.

En gare d’Austerlitz, plus de 350 manifestant·es ont assisté au discours des organisateur·ices de cette grande opération. © Emma Conquet/Vert

En tout, plus de 350 personnes ont fait l’aller-retour : près de onze heures de train en une journée. À l’arrivée en gare d’Austerlitz, à Paris, après une grande conférence de presse, une délégation s’est rendue au ministère des transports pour réclamer de nouvelles rames, un nouveau parc de locomotives et des travaux sur la voie ferrée : une rénovation des infrastructures «pour maintenir un service public digne de ce nom». Le ministre des transports, Philippe Tabarot, a délégué cette rencontre à son directeur de cabinet. «Pour moi, c’est du mépris», tranche Gaëligue Jos. À ses côtés, une passagère brandit un livre d’Alexandre Jardin intitulé Les Gueux.

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