C’est pas du vent. Dans la cossue salle des mariages de l’Académie du climat, au cœur de Paris, une petite centaine de personnes assiste à un drôle d’audience ce samedi matin. Organisé par l’association Wild Legal, ce procès fictif vise à explorer «une nouvelle vision du droit, teintée des droits de la nature», selon sa présidente Marine Calmet. Depuis quatre ans, l’association s’empare chaque année d’un nouveau sujet (les algues vertes en Bretagne en 2022, les boues rouges en Méditerranée en 2021, etc.), sur lequel planche une vingtaine d’étudiant·es juristes et d’élèves-avocat·es pendant plusieurs mois avec l’aide d’expert·es.
«Wild Legal cherche à former de nouvelles générations de juristes et d’avocats à défendre le vivant et intégrer les limites planétaires, en questionnant nos normes existantes ou en en testant de nouvelles», détaille Simon Rossard, co-fondateur du programme. Cette année, les magistrat·es, avocat·es, associations requérantes (Sea Shepherd France, Gardez les caps, Défense des milieux aquatiques) et le public étaient réuni·es autour d’une question : comment défendre les océans face à l’éolien offshore en Bretagne ?
Les requérant·es se sont concentré·es sur le cas d’un parc éolien en baie de Saint-Brieuc (Côtes‑d’Armor), actuellement en cours d’implantation. Les associations reprochent à l’État de nombreuses lacunes dans l’élaboration du Document stratégique de façade (DSF), qui s’applique au littoral de la Bretagne et des Pays de la Loire. Ce document établit un état des lieux des enjeux (socio-économiques, environnementaux) du littoral et planifie les différents usages (pêche, tourisme, aquaculture, production d’énergie), dont la mise en place de parcs éoliens pour répondre aux objectifs nationaux de développement des renouvelables.
Sacrifier la biodiversité au profit du climat ?
Problème : la baie de Saint-Brieuc est «un espace de biodiversité remarquable dans l’air comme dans l’eau, avec des fonds marins particulièrement riches», fait valoir Katherine Poujol, de l’association Gardez les caps. Pour implanter le parc éolien en question, 59 dérogations de destruction d’espèces protégées ont été accordées à l’industriel Iberdrola, porteur du projet. Parmi ces espèces, le puffin des Baléares, classé en danger critique d’extinction sur la liste rouge de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN) ; le fou de Bassan ou le macareux moine.
«Beaucoup de gens ont une image enchanteresse de l’éolien, du miracle d’une énergie propre et illimitée, et l’alibi de cette industrie lui permet de faire sauter les verrous environnementaux», dénonce Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France. «Au prétexte de lutter contre le changement climatique, on va sacrifier la biodiversité, et c’est inadmissible», ajoute-t-elle, rappelant le rôle de l’océan comme puits de carbone et régulateur du climat.
Plusieurs expert·es se succèdent à la barre pour décliner les nombreux impacts des éoliennes sur la biodiversité : nuisances sonores, perte d’habitats, réduction des zones d’alimentation, risques de collision avec les pâles, ou encore, perturbations des ondes électromagnétiques, qui désorientent certaines espèces. L’écologue Maxime Zucca pointe aussi la difficulté pour déterminer les impacts précis des éoliennes sur la mortalité d’oiseaux, puisque les cadavres sont quasiment impossibles à retrouver.
Le droit à la vie de la biodiversité
Les «avocates» des associations requérantes invoquent notamment le «droit à la vie» des espèces concernées, s’appuyant sur une décision du Conseil d’État en 2020 qui a érigé le droit à la vie des animaux de compagnie en tant que droit fondamental. Elles relèvent également le manque de connaissances quant à l’état de la biodiversité avant le début des travaux du parc éolien, rendant illusoire toute mesure de compensation. «Et qu’y a‑t-il à compenser lorsqu’on ne sait pas ce que l’on a détruit ?», soulève l’une d’entre elles, entraînant une vague d’approbation dans le public.
De leur côté, les avocat·es de la défense (qui représentent les ministères de la transition écologique et énergétique) s’appuient sur l’urgence climatique et la nécessité de développer rapidement et massivement les énergies renouvelables pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. «Il est matériellement impossible d’implanter un parc éolien sans porter atteinte à certaines espèces», reconnaît la défense. «L’État préfère concilier les enjeux environnementaux avec les enjeux socio-économiques et énergétiques, pour permettre une protection globale de la planète», plaide-t-il.
À l’issue d’une audience de trois heures, les magistrates ont reconnu le «travail phénoménal» et les «prestations impressionnantes» de ces étudiant·es juristes et avocat·es. «Le droit avance grâce à ceux qui l’invoquent, et vous participez à la construction de cette matière juridique», a applaudi Catherine Ribot, professeure en droit public à l’Université de Montpellier et conseillère de ce tribunal fictif. «J’ai un peu plus d’espoir aujourd’hui que je n’en avais hier», s’est réjouie Lamya Essemlali de Sea Shepherd.
Le programme ne s’arrête pas là : les mémoires écrits par les deux parties dans le cadre de ce procès fictif seront remis aux associations, afin d’être mis à profit dans d’éventuelles actions en justice dans les prochains mois. Affaire à suivre.
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