Machette à la main, chapeau sur la tête et grande croix autour du cou, Don Evelio Gonzalez longe son champ de cacao en scrutant ses arbres, un brin dépité. Alors qu’en ce mois de novembre l’heure est à la récolte, nombre de ses fèves ont été ravagées par la moniliose, champignon dont le changement climatique favorise la prolifération. «Je vais perdre environ 30% de ma récolte», soupire cet «amoureux du cacao». Il cultive la précieuse fève sur six hectares depuis trente-huit ans, au cœur des montagnes vert tendre du département d’Antioquia, dans le nord-ouest de la Colombie.

Ce qui limite les dégâts et rend sa ferme plus résistante, c’est l’immense diversité de variétés génétiques qu’il cultive ici : le paysan aime les expérimentations, et c’est la raison pour laquelle il accepte, depuis dix ans, de prêter ses champs à des études sur le cadmium. Ce métal lourd et toxique, qui s’accumule dans le corps humain, est un autre fléau qui menace le cacao colombien.
Fertilisants, activités minières et changement climatique
Sa présence naturelle dans les sols latinoaméricains tient «aux failles géologiques présentes dans la cordillère des Andes», explique Daniel Bravo, géomicrobiologiste chez Agrosavia, entité de recherche agricole publique. À cela s’ajoutent le rôle des fertilisants (en particulier biologiques) ; la proximité d’activités minières ; et le changement climatique, dont certains effets comme les inondations favorisent la dispersion du métal.
La prise de conscience de ce risque sanitaire a mené l’Union européenne à imposer en 2019 des limites de cadmium à certains aliments importés. Si le riz, l’avocat ou les haricots rouges font également l’objet de préoccupations, le cacao a focalisé l’attention du fait de son importance dans la consommation européenne et de la tendance particulière de son arbre à absorber le métal en quantités élevées.
«Il a presque les caractéristiques des plantes dites “hyperaccumulatrices” de métaux, et n’a pas la capacité de distinguer le cadmium – qui n’a aucun intérêt pour sa croissance – d’autres nutriments», poursuit Daniel Bravo. Depuis la mise en place de la régulation européenne, qui a imposé une limite de 0,8 milligramme (mg) de cadmium par kilogramme (kg) au chocolat qu’elle importe, la recherche colombienne et la filière tentent donc de trouver des solutions, dans un pays où la production de cacao a bondi ces dernières années, notamment comme culture de substitution à celle, illicite, de la coca.
Des bactéries pour séquestrer le métal
Dans la serre luxuriante de l’université nationale de Medellin, l’ingénieure Alejandra Burgos a consacré sa thèse à la question de la «disponibilité du cadmium dans les sols». La richesse en cadmium d’un sol ou même d’un fertilisant ne signifie pas que le métal y est absorbable par la plante. Ces interactions entre la plante et le sol «dépendent de la forme sous laquelle le métal se trouve, liée aux caractéristiques du sol», et «des variétés de cacao utilisées, qui varient beaucoup en Colombie». L’objectif est donc «non pas de diminuer la présence, mais bien la disponibilité du cadmium dans les sols», estime Alejandra Burgos.

L’une des principales pistes explorées par la recherche face au cadmium est d’utiliser des micro-organismes du sol, en particulier des bactéries mais potentiellement aussi des champignons, pour «réduire la quantité de cadmium disponible dans les sols, c’est-à-dire le cadmium présent sous des formes absorbables par la plante», ajoute-t-elle. En observant sur pied plusieurs arbres de cacao auxquels elle administrait différentes doses de cadmium et d’une bactérie, bacillus subtilis, la chercheuse a ainsi mis en évidence la capacité de cette dernière à «séquestrer» durablement le métal dans sa paroi cellulaire, bloquant ainsi son accès au cacaoyer lorsqu’on l’appliquait dans le sol.
Dans son laboratoire de Mosquera, à l’ouest de la capitale Bogota, Daniel Bravo mise lui aussi sur les bactéries dans une stratégie de «bioremédiation» : pour lui, il s’agit «de transformer chimiquement le cadmium grâce aux micro-organismes», afin que la plante ne soit plus capable de l’ingérer, nous explique-t-il devant une machine sophistiquée de «calorimétrie isothermique». Cette dernière lui a permis d’observer la réaction de 140 bactéries vis-à-vis du cadmium, afin d’identifier les plus intéressantes.

La bactérie la plus prometteuse, testée en conditions réelles et notamment en Antioquia chez Evelio Gonzalez, a offert des résultats encourageants. Dans le département d’Arauca (nord-est), qui fait partie des régions les plus riches en cadmium et en cacao, son application sous forme d’un produit mêlant la bactérie à un fertilisant a engendré une diminution de 20% du cadmium dans les feuilles. «En parallèle, le cadmium a grimpé de 80% dans les sols, mais sous des formes “géostables”, inaccessibles à la plante», explique le chercheur.
Il espère désormais aboutir à la commercialisation du produit d’ici à 2028. D’autres pistes techniques sont à l’étude, comme l’usage d’endophytes, micro-organismes présents à l’intérieur des feuilles de cacao, ou l’identification de variétés de cacao moins gourmandes en cadmium. Mais la diversité des systèmes culturaux et des variétés utilisées dans le pays complique la tâche. «Nous sommes essentiellement limités par le manque de financements pour aller plus loin», regrette-t-il.
Accompagner les paysans
Bien que le défi soit crucial, le soutien politique demeure insuffisant, estime Alejandra Burgos : «L’enjeu n’est pas que technique, c’est un défi social : il ne s’agit pas de trouver le produit star, mais d’arriver jusqu’aux paysans.» Or, ces dernier·es, qui sont en Colombie de petit·es producteur·ices, s’en préoccupent peu. Le cadmium étant «inodore, invisible et incolore, il n’a pas d’effet délétère sur la croissance des arbres, donc la production ne paraît pas affectée, même si elle est en fait contaminée», précise Daniel Bravo.
Un constat que reconnaît Evelio Gonzalez : «Ce qui nous importe, c’est de savoir que l’on pourra vendre notre cacao, et qui le paiera le mieux.» Dans la municipalité de Maceo, où il vit, «des analyses ont été menées depuis dix ans dans 14 fermes», souligne le paysan en présentant fièrement ses derniers résultats d’analyse de 2022, rassurants : autour de 0,5 mg/kg dans la feuille, et autour de 0,1 mg/kg dans le grain.
Mais, dans d’autres régions, Daniel Bravo a relevé des taux allant jusqu’à 27 mg de cadmium par kg dans le sol, et jusqu’à 2,82 mg par kg dans les grains de cacao – près de quatre fois plus que la norme européenne. Or, si certain·es agriculteur·ices dans des régions très affectées ont été «lâchés» par leurs acheteurs, pour la plupart la réglementation européenne n’a rien changé : beaucoup d’entreprises qui exportent le cacao «préfèrent ne pas commercialiser vers l’UE, seule à imposer ces normes, et privilégier d’autres marchés», explique Maura Londoño, de l’entreprise suisse de trading de café et cacao Ecom. Ou bien en mélangeant les grains pour faire baisser la quantité de cadmium moyenne.
Une tradition vieille de 200 ans
«Ici, à Maceo, une grande partie de notre cacao est envoyée dans le Santander [département du nord-est du pays, NDLR], où les taux de cadmium sont plus élevés, afin de faire des mélanges», explique Evelio Gonzalez en sirotant un tinto (café) chargé en sucre de canne.
En réalité, précise Daniel Bravo, «les entreprises pénalisent sur le prix les producteurs dont le cacao affiche un taux de cadmium élevé, mais ils ne leur disent pas». Dans ce contexte, inciter à un changement de pratiques pour améliorer les processus de compostage ou éviter l’usage de certains fertilisants n’est pas évident. «Les plus âgés sont récalcitrants : il faut cibler les jeunes, mais il n’y en a pas tant…» L’autre option serait de renoncer au cacao dans certaines régions, ce qui demanderait de faire une croix sur une tradition vieille de 200 ans et sur l’économie d’une filière.

L’hétérogénéité des sols colombiens crée en outre des disparités fortes au sein des régions et même des communes, ce qui «limite la capacité des cartes, établies à des échelles trop larges, à retranscrire fidèlement la réalité et donc à prendre des décisions en fonction», explique Ramiro Ramirez, spécialiste des sols à l’université nationale de Colombie. Pour Evelio Gonzalez, il s’agit a minima «de réaliser des mesures de cadmium préalables à l’établissement de nouvelles cultures». Car l’enjeu ne se résume pas aux exportations : «C’est un problème de santé qui concerne les Colombiens au premier chef, rappelle Alejandra Burgos. Nous sommes les premiers consommateurs de notre chocolat.»