«C’est pas possible», s’est-on surpris à prononcer à voix haute, en jouant à un jeu vidéo. Cette prairie fleurie, entourée de collines et qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la campagne périgourdine, ne peut pas être… «Le Groenland en 2100, où la toundra a laissé place à l’agriculture, non par choix, mais sous l’effet du réchauffement global», nous explique l’interface du jeu, implacable. «Si aucune action n’est entreprise… poursuit-elle, la fonte du pergélisol [appelé aussi permafrost, le sol glacé des régions arctiques, NDLR] libérera d’importantes quantités de gaz à effet de serre et fragilisera les sols. Les terres cultivables, mal gérées, pourraient se dégrader rapidement, et la sécurité alimentaire resterait précaire.»

Le jeu en question, c’est Futureguessr. Développé pendant près de huit mois par le studio Artefact 3000, en partenariat avec l’ONG environnementale Réseau action climat (RAC), il propose une version «écolo» du très populaire Geoguessr – ce jeu aux millions de passionné·es partout dans le monde, où l’on est lâché quelque part sur Google street view et où l’on doit deviner où on se trouve. Sauf que, dans cette version futuriste de Geoguessr… les paysages sont ceux de l’année 2100 : une époque où le réchauffement global aura atteint ou dépassé 2,7 degrés, selon des scénarios «intermédiaires» à «élevés» du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).
Dans ce futur, les îles des Maldives ont été englouties. L’Amazonie s’est transformée en savane. L’Antarctique a tellement fondu qu’il est à la dérive. À Chamonix (Haute-Savoie), la mer de glace – ce glacier long de sept kilomètres réputé pour sa beauté – a complètement disparu.
Le projet a été porté par une équipe d’une dizaine de personnes — graphistes, directeurs artistiques, développeurs… En tout, il y a 54 lieux à deviner. Et «tous ont été choisis pour représenter au mieux la pluralité des effets du réchauffement climatique, nous explique Charles-Antoine Sousa, directeur de création chez Artefact 3000 : la montée des eaux, les feux de forêt, la fonte des glaces ou encore la désertification…»
Une base documentaire rigoureuse
Nous n’avons correctement identifié que trois paysages sur la vingtaine que compte le jeu : la statue de la Liberté – à demi engloutie par les eaux –, le Grand Canyon, complètement asséché, mais toujours reconnaissable… Et la plage de Miami, où les palmiers qui bordaient autrefois les rues sont submergés par l’océan, qui ne laisse dépasser que quelques feuilles. Pour le reste ? Une série d’échecs. «Votre estimation était à 3 687 kilomètres de l’emplacement exact», nous signale poliment l’interface, après avoir confondu l’archipel norvégien du Svalbard avec une région du Canada.

À force de se tromper, le doute s’installe : «Shanghai, sous les eaux, ne serait-ce pas un peu exagéré ? L’Australie, entièrement ravagée par les flammes ? Vraiment ?» Et pourtant… Chaque paysage généré repose sur une base documentaire rigoureuse, la plus rigoureuse de toutes : les rapports du Giec. Ces rapports ont été soumis, tels quels, à une intelligence artificielle, qui n’a eu qu’à traduire les conclusions en images. Puis, les paysages ont été examinés par le climatologue et contributeur du sixième rapport de l’organisme, Benjamin Sultan, qui s’est assuré de leur conformité avec les projections.
«Au début, même nous, nous doutions de la crédibilité des modèles, admet Charles-Antoine Sousa. Mais quand nous les avons présentés à Benjamin Sultan, il nous a dit qu’en réalité… nous avions été trop timides. Que le futur pourrait être bien pire.»
Une utilisation «raisonnée» de l’IA
Un jeu sur les effets du réchauffement climatique, conçu grâce à l’intelligence artificielle (IA)… On pourrait y voir un paradoxe. Pourtant, chez Artefact, on insiste sur son utilisation «raisonnée». «L’intelligence artificielle a été hébergée localement, afin de réduire son empreinte carbone», précisent les concepteur·ices dans un communiqué. Charles-Antoine Sousa abonde : «Les IA n’ont pas eu à chercher des données sur Internet – ce qui représente, en général, la plus grosse part d’émissions. Leur impact est donc resté limité.»
Futureguessr est une expérience pédagogique, pensée pour déclencher une prise de conscience. À chaque fin de manche, une fiche détaillée s’affiche et expose les conséquences concrètes d’un réchauffement climatique à +2,7 °C sur le lieu visité. Pour le Svalbard, par exemple : «Là où régnaient glace, silence et ours polaires, s’étendent désormais des fjords dégelés et des falaises instables.» Pour la forêt boréale canadienne : «Les incendies de forêt laisseront des zones calcinées, visibles depuis l’espace. Les températures augmenteront deux fois plus vite que la moyenne mondiale, bouleversant les cycles de vie des espèces.»

Mais l’expérience ne se veut pas purement catastrophiste… Pour chaque lieu, Futureguessr glisse des solutions réalistes pour inverser la tendance. Pour sauver les forêts boréales du Canada, par exemple, l’interface préconise une meilleure «adaptation des pratiques de gestion forestière», une «surveillance accrue des épidémies d’insectes», et «la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre».
«Futureguessr ne vise pas à dramatiser, mais à informer», expliquent ses concepteur·ices dans le communiqué. «Nous disposons collectivement de suffisamment de connaissances, d’outils et de capitaux mondiaux pour relever ce défi climatique.» Depuis son lancement le 17 juin, plus de 14 000 personnes se sont déjà prêté·es à l’expérience Futureguessr. Et le jeu pourrait bientôt être utilisé dans des contextes éducatifs, «notamment dans des médiathèques», nous confie Charles-Antoine Sousa. «Nous n’avions pas forcément d’attente chiffrée en tête, ajoute-t-il. Mais nous sommes satisfaits du succès qu’il rencontre pour le moment.»
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