Reportage

Robinets à sec à Mayotte : comment en est-on arrivé là ?

Éreintée par une sécheresse record, l’île française de l’océan Indien doit priver ses habitant·es d’eau courante deux jours sur trois. Déforestation, pollutions, réseau vétuste… Le manque de pluie n’est pas la seule cause de la pénurie actuelle. Reportage.
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De notre cor­re­spon­dante à Sada (May­otte).

À l’entrée d’un quarti­er informel du vil­lage de Kahani, au cen­tre de May­otte, les seaux en plas­tiques et autres jer­ri­cans s’accumulent et la file d’attente n’en finit plus. À cette heure-là, l’eau coule encore, mais bien­tôt, elle sera coupée pen­dant 48 heures. L’île, qui con­naît une grave crise de l’eau, prive la plu­part de ses habitant·es deux jours sur trois, depuis le lun­di 4 sep­tem­bre.

Les autres subis­sent des coupures quo­ti­di­ennes, de 16h à 8h puis pen­dant 36 heures le week-end. À Kahani, une seule borne fontaine ali­mente en eau des cen­taines de per­son­nes. Comme 30% des habitant·es de l’île, les résident·es de ce quarti­er n’ont pas accès à l’eau courante.

«Je ne sais pas com­ment on va faire avec les enfants», s’inquiète Djabi­rati, qui élève seule ses six enfants, âgés de 2 à 22 ans et qui craint les mal­adies. Selon l’Agence régionale de san­té (ARS), l’eau est désor­mais impro­pre à la con­som­ma­tion. Elle alerte sur la néces­sité de la faire bouil­lir et annonce la présence de deux cas de fièvre typhoïde. Dans le con­texte de cette crise, l’agence sur­veille par ailleurs les poten­tielles épidémies de choléra, poliomyélite et d’hépatite A. Pour Djabi­rati, impos­si­ble dans tous les cas d’acheter des bouteilles en plas­tique.

À May­otte — où le taux de pau­vreté dépasse les 75 % — il faut compter 4 à 8 euros pour un pack de six bouteilles. «C’est beau­coup trop cher», regrette la mère de famille, qui vit des ménages à temps par­tiel, dans le lycée voisin.

Si la crise est telle, c’est notam­ment parce que «May­otte con­naît un épisode de sécher­esse his­torique», indique Thier­ry Suquet, le préfet, qui répète à l’envi qu’«à l’ex­cep­tion de l’an­née 1997, il n’est jamais tombé aus­si peu de pluie dans le départe­ment». En 2017 déjà, May­otte con­nais­sait une grave crise de l’eau, liée à une sévère sécher­esse. Et mal­gré un plan d’urgence signé cette année-là, l’île souf­frait à nou­veau de prob­lèmes de ressources en 2019. «Entre juil­let et sep­tem­bre, May­otte vient de vivre la péri­ode la plus sèche depuis l’année 1992», relatait l’AFP, il y a qua­tre ans.

Cette année, les deux retenues col­li­naires — des bassins de stock­age qui assurent 80% de la ressource avec les eaux de sur­face — ont toute­fois atteint des niveaux his­torique­ment bas. À la fin de la sai­son des pluies, «l’une des deux prin­ci­pales retenues col­li­naires, située à Dzoumogné dans le nord de l’île, n’était rem­plie qu’à 18%, alors qu’elle devait être qua­si­ment pleine», aler­tait en avril Flo­ri­ane Ben-Has­sen, respon­s­able du cen­tre météorologique de May­otte.

A Kahani, au cen­tre de l’île, les habi­tants n’ont pas accès à l’eau courante et une seule borne fontaine ali­mente des cen­taines de per­son­nes. © Jéromine Doux/Vert

Sur l’île, aux chemins pous­siéreux et à la végé­ta­tion ternie, le reste de l’approvisionnement en eau est prin­ci­pale­ment assuré par des for­ages dans les nappes phréa­tiques, qui assurent 15 % des apports. Mais là aus­si, les réserves s’amenuisent. Notam­ment en cause : la déforesta­tion. «Le réseau raci­naire de la forêt favorise l’infiltration de l’eau et per­met aux nappes phréa­tiques de se recharg­er. Mais May­otte perd 300 hectares de forêt chaque année, ce qui en fait le départe­ment le plus déforesté de France», assure Michel Char­p­en­tier, le prési­dent de l’association envi­ron­nemen­tale Les Nat­u­ral­istes.

20 000 tonnes de terre dans les rivières et le lagon

À tout cela s’ajoute la pol­lu­tion des cours d’eau. Le déracin­e­ment des arbres favorise notam­ment les coulées de boue. Selon le pro­jet Lese­lam, qui lutte con­tre l’érosion, 20 000 tonnes de terre arriveraient chaque année dans les riv­ières et le lagon, ce qui par­ticipe à leur dégra­da­tion. D’autant que la quan­tité de pes­ti­cides util­isée pour les activ­ités agri­coles à May­otte dépasse large­ment les niveaux autorisés. En 2017, la Direc­tion de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (Daaf) révélait notam­ment des taux 27 fois supérieurs à la norme dans cer­taines tomates maho­rais­es.

Les déchets sont l’autre source de pol­lu­tion des eaux de sur­face. «Leur réduc­tion con­stitue un enjeu pri­or­i­taire de préser­va­tion de la ressource. La col­lecte d’ordures ménagères reste la plus faible des départe­ments d’Outre-mer», rap­pelle le sché­ma directeur d’aménagement et de ges­tion des eaux (Sdage) 2022–2027. Un rap­port du Comité de l’eau et de la bio­di­ver­sité, datant de 2020, pré­cise d’ailleurs que deux riv­ières ont été «forte­ment mod­i­fiées», à la suite «d’altérations physiques dues à l’activité humaine». En par­al­lèle, «170 sites pol­lués ont été repérés sur le ter­ri­toire, en plus des cinq anci­ennes décharges de l’île». Et le lavage du linge ou des voitures en riv­ière, «bien qu’interdit, peut avoir un impact impor­tant à l’aval», pour­suit le rap­port du Sdage.

Une production insuffisante pour répondre aux besoins

Mais si les pres­sions sur les cours d’eau sont impor­tantes, la pénurie actuelle résulte surtout d’une pro­duc­tion insuff­isante. Alors que la pop­u­la­tion aug­mente d’environ 4% par an — du fait notam­ment de l’immigration – les capac­ités restent inchangées depuis des années. Résul­tat : l’île ne parvient plus à sub­venir aux besoins de ses 300 000 habitant·es.

«Nous pro­duisons env­i­ron 39 000 mètres cubes d’eau par jour alors que la demande se situe autour de 42 000 m³», indique Ibrahim Aboubacar, directeur général des ser­vices de la Maho­raise des Eaux, la société ges­tion­naire. Pour­tant, lors de la dernière crise de l’eau, en 2017, l’État avait engagé un «plan d’urgence» doté de 77 mil­lions d’euros afin de «sécuris­er et aug­menter la ressource».

Mais six ans après, la sit­u­a­tion est la même. «Elle résulte de vingt ans de manque d’investissements struc­turels. Mais égale­ment de l’incurie du Syn­di­cat des eaux, dont la cor­rup­tion et l’incompétence ont été mis­es en cause par la Cour des Comptes et qui fait main­tenant l’objet d’une enquête du par­quet nation­al financier», s’agace Estelle Yous­souf­fa, députée (Liot) de May­otte.

Le plan «d’urgence eau» prévoy­ait notam­ment d’augmenter les capac­ités de pro­duc­tion de l’usine de dessale­ment de Petite-Terre, qui pro­duit à peine 1 300 m³ d’eau, soit moins d’un tiers de ses capac­ités. «L’infrastructure a été mal dimen­sion­née et les cap­tages se font dans une eau tur­bide [trou­ble, NDLR], ce qui rend dif­fi­cile son traite­ment», indique un ingénieur spé­cial­isé dans la ges­tion de l’eau sur l’île. Enfin lancés, les travaux visant à aug­menter les capac­ités de pro­duc­tion de l’usine de dessale­ment ne devraient s’achever qu’en novem­bre prochain.

Par­mi les mesures évo­quées, l’État souhaitait égale­ment créer une deux­ième usine de dessale­ment. Une infra­struc­ture tou­jours en pro­jet. «Les travaux démar­reront en 2024 et la pre­mière tranche devrait être opéra­tionnelle en fin d’année prochaine», assure Gilles Can­tal, le préfet chargé de mis­sion «eau».

Pour autant, en juin dernier, le min­istre de l’intérieur Gérald Dar­manin con­cé­dait ne pas avoir encore trou­vé les ter­rains néces­saires. Les négo­ci­a­tions fon­cières sont aus­si ce qui bloque le pro­jet de troisième retenue col­li­naire, dans les tuyaux depuis le début des années 2000. Ce bassin devrait s’installer sur un ter­rain de 70 hectares divisé entre plusieurs pro­prié­taires, pour qui les indem­ni­sa­tions n’ont pas encore été don­nées, s’inquiète leur porte-parole, Soulaimana Bamana.

Un tiers de l’eau perdue

Une par­tie des fonds déblo­qués en 2017 aurait toute­fois servi à remet­tre cer­taines canal­i­sa­tions en état. Mais aujourd’hui, un tiers de l’eau pro­duite n’ar­rive pas jusqu’aux con­som­ma­teurs. «Les coupures frag­ilisent le réseau, elles créent davan­tage de fis­sures et aug­mentent les fuites», éclaire l’ingénieur spé­cial­isé dans la ges­tion de l’eau.

En pri­vant la pop­u­la­tion d’eau les deux tiers du temps, l’île espère désor­mais «tenir jusqu’au mois de novem­bre», péri­ode à laque­lle démarre habituelle­ment la sai­son des pluies. Mais le ter­ri­toire est soumis au phénomène météorologique La Niña, qui peut provo­quer des pluies dilu­vi­ennes comme une sécher­esse inten­able. Pour la respon­s­able du cen­tre Météo-France de May­otte, «les prévi­sions sont aujourd’hui vrai­ment incer­taines».

Jéromine Doux (cor­re­spon­dante)