Enquête

Retour du saumon sur le Rhin : la France fait barrage

Ce globe-trotter a disparu du Rhin dans les années 1950. Malgré les plans successifs, la date du retour du saumon atlantique dans les eaux suisses, en amont du Rhin, est constamment repoussée depuis 2000, alors que trois barrages français se dressent encore en obstacles insurmontables. Depuis cet automne, avec le lancement des travaux sur deux d’entre eux en Alsace, le compte à rebours est lancé.
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À la vue des berges déblayées du Rhin alsa­cien, Guil­lian Brousse, cheffe de pro­jet EDF, est embal­lée. « Les travaux ont déjà démar­ré, nous avons sor­ti les batardeaux que nous avons amenés de l’autre côté de l’aménagement. » Ce qui sem­ble n’être qu’un détail tech­nique mar­que le début d’un chantier de trois ans, par­ti­c­ulière­ment atten­du, sur les bar­rages de Rhin­au et Mar­ck­ol­sheim (Bas-Rhin). L’objectif est hon­or­able : il s’agit d’ouvrir la voie vers la Suisse aux pois­sons migra­teurs, en con­stru­isant deux immenses pass­es-à-pois­sons, « par­mi les plus grandes d’Europe », insiste Guil­lian Brousse. Cha­cune com­portera un kilo­mètre de bassins en enfilade et offrira un débit suff­isam­ment « attrac­t­if » pour que les pois­sons, ori­en­tés par les courants, ne lui préfèrent celui généré par les tur­bines. EDF, très enclin à com­mu­ni­quer, assure que jusqu’à 150 emplois seront créés par ces chantiers.

Cet ent­hou­si­asme ne doit pas faire oubli­er que tout ceci arrive bien tard. Le retour du saumon à Bâle était ini­tiale­ment promis pour l’an 2000, puis pour 2020. Les pass­es-à-pois­sons de Rhin­au et Mar­ck­ol­sheim seront respec­tive­ment livrées, si les délais sont tenus, en 2025 et 2026.

Mod­éli­sa­tion de la future passe à pois­sons sur bar­rage de Mar­ck­ol­sheim. © Vert

Le saumon, fer de lance d’un combat écologique

Espèce emblé­ma­tique de la région bâloise, le saumon a dis­paru défini­tive­ment des eaux suiss­es dans les années 1950, du fait des nom­breux bar­rages con­stru­its sur le Rhin, pour pro­duire tou­jours plus d’électricité. Mais en 1986, après l’in­cendie d’un entre­pôt de pro­duits chim­iques du groupe San­doz, près de Bâle, qui a tué ce qu’il restait de bio­di­ver­sité dans le fleuve, les États rhé­nans pren­nent con­science de l’enjeu écologique. Ces derniers s’organisent alors sous la houlette d’une nou­velle organ­i­sa­tion, la Com­mis­sion inter­na­tionale pour la pro­tec­tion du Rhin (CIPR), créée pour coor­don­ner les efforts visant à dépol­luer, revi­talis­er le Rhin et ramen­er les pois­sons en Suisse

Le saumon atlan­tique devient le sym­bole de ce com­bat écologique. Cette espèce étant très sen­si­ble à la qual­ité de son envi­ron­nement, son retour indi­querait le suc­cès de la restau­ra­tion de tout un écosys­tème. La date butoir est prévue pour l’an 2000, soit 13 ans plus tard. « C’était ambitieux, mais c’était néces­saire pour con­tin­uer à pouss­er dans ce sens », recon­naît Marc Daniel Heintz, secré­taire exé­cu­tif de la CIPR.

En 2000, un deux­ième accord plus pré­cis est signé : Saumon 2020. Les États rhé­nans s’engagent à rétablir la con­ti­nu­ité écologique du fleuve, de la mer du Nord au lac de Bâle, ce qui implique la libre cir­cu­la­tion des espèces migra­tri­ces sans inter­ven­tion humaine. Mais une nou­velle fois, les promess­es n’ont pas été tenues. À la veille de l’échéance, Rhin­au, Mar­ck­ol­sheim (Bas-Rhin) et Vogel­grun (Haut-Rhin), trois bar­rages français, blo­quaient encore le chemin vers la Suisse. « Nous avons essayé de faire pres­sion sur les dif­férents pays, en leur deman­dant de met­tre la pres­sion sur la France, se rap­pelle Chris­t­ian Hössli, mil­i­tant WWF en Suisse, investi dans la cam­pagne de lob­by­ing Salmon Come­back (le retour du saumon). C’est tout de même bête qu’un seul État bloque le proces­sus. »

En effet, fin 2019, sous la pres­sion de ses voisins, Elis­a­beth Borne, alors min­istre de la tran­si­tion écologique depuis quelques mois, a dû trou­ver en urgence des solu­tions à pro­pos­er à la con­férence de clô­ture du pro­gramme, prévue pour févri­er 2020 à Ams­ter­dam. Des dates ont donc été arrêtées pour la con­struc­tion de deux pass­es-à-pois­sons à Rhin­au et Mar­ck­ol­sheim, et un nou­v­el accord a été signé, lors de cette con­férence pour établir la nou­velle échéance à 2030. Mais pour Vogel­grun, la France ne s’est engagée qu’à « étudi­er la meilleure solu­tion pour le pas­sage dans le vieux Rhin [à son niveau] », lais­sant plan­er le doute sur sa capac­ité, cette fois encore, à ouvrir le Rhin supérieur, dans les temps.

Vogelgrun, le gigantesque grain de sable dans l’engrenage

Le doute est d’autant plus per­mis que le bar­rage de Vogel­grun est un casse-tête d’ingénieur. À sa hau­teur, le Rhin se sépare en deux branch­es. D’un côté, le Grand canal dis­pose d’un courant fort, intéres­sant pour la pro­duc­tion d’énergie hydroélec­trique, et qui attire les pois­sons migra­teurs ; de l’autre, le vieux Rhin a un débit plus faible, mais qui serait plus favor­able à la vie aqua­tique. « L’objectif c’est de faire en sorte que les pois­sons qui se présen­tent devant la cen­trale de Vogel­grun puis­sent rejoin­dre le vieux Rhin, situé à quelques cen­taines de mètres sur l’autre embranche­ment, explique Régis Thévenet, directeur chargé de l’environnement chez EDF Hydro-Est. Ça amène un niveau de com­plex­ité qui néces­site encore de men­er un cer­tain nom­bre d’études ».

Le bar­rage de Vogel­grun, dans le Haut-Rhin. © Laeti­tia Béraud/Vert

Faut-il pass­er au-dessus ou en dessous de l’île qui sépare les deux bras du fleuve ? « Tout le monde n’est pas d’accord. On a sol­lic­ité des ingénieurs du monde entier et on ne sait pas faire de manière sécurisée, explique Jean-Franck Lac­eren­za, directeur de l’association alsa­ci­enne Saumon-Rhin. Si c’est pour faire un tun­nel de 300 mètres sans lumière, où les pois­sons blo­quent au bout de cinq mètres, on aura engagé 160 mil­lions d’euros pour rien ». Les esti­ma­tions de la fac­ture se rap­prochent toutes de 100 mil­lions d’euros au min­i­mum. Avant 2030, reste donc à s’assurer qu’une des options fonc­tionne, lancer les travaux et pour cela… déblo­quer des fonds publics faramineux.

Des passes à poissons aux budgets exponentiels

Au fil du temps, le coût des instal­la­tions n’a fait qu’augmenter. En 2000, la pre­mière passe-à-pois­sons fran­co-alle­mande ouvrait, à Iffezheim, au sud de Karl­sruhe (Alle­magne), pour un mon­tant de neuf mil­lions d’euros. « Depuis les années 2000, EDF a investi avec l’Agence de l’eau 55 mil­lions d’euros pour la réal­i­sa­tion de six ouvrages de fran­chisse­ment », résume Régis Thévenet.

Mon­tants des infra­struc­tures pour équiper les bar­rages français. © Vert

Rien à voir, donc, avec les bud­gets à align­er pour les trois derniers bar­rages. Pour Rhin­au et Mar­ck­ol­sheim, la fac­ture s’élève à 80 mil­lions d’euros. Un mon­tant déblo­qué dans le cadre du pro­gramme France Relance, déployé à la suite de la crise san­i­taire.

L’argument financier pour expli­quer les retards a eu ten­dance à agac­er les voisins néer­landais. Les Pays-Bas, eux, ont dû dépenser 130 mil­lions d’euros pour ouvrir, en 2018, les éclus­es d’Haringvliet, situé à l’embouchure du Rhin sur la mer du Nord. « Ils ont dû relo­calis­er leur pro­duc­tion d’eau potable, s’assurer que l’entrée de l’eau salée n’allait pas être trop néfaste. Ça a entraîné une con­tro­verse poli­tique », se remé­more Marc Daniel Heintz de la CIPR. Après 18 ans d’un chantier mené à bien pour tenir les engage­ments néer­landais, il paraît mal­venu de la part de la France de ne pas tenir les siens. D’au­tant que l’Hexagone, comme les Pays-Bas, doit respecter la Direc­tive-cadre de l’Union européenne sur l’eau, selon laque­lle la con­ti­nu­ité écologique des fleuves doit être rétablie dès 2027.

Trop de temps à louvoyer

Dif­fi­cile, toute­fois, de tax­er la France d’immobilisme. Depuis 2015, 193 ouvrages ont fait l’objet de travaux et 609 kilo­mètres de cours d’eau du bassin rhé­nan ont été revi­tal­isés, offrant autant d’habitats et de frayères poten­tielles (zones où les pois­sons déposent leurs œufs) aux saumons arrivant jusqu’à Ger­s­theim. L’État s’est donc occupé de ses riv­ières, comme l’Ill et la Bruche. Plutôt que des pass­es à pois­son, il sug­gère à plusieurs repris­es de met­tre en place une barge de trans­port (sorte de « passe mobile ») pour achem­iner les pois­sons migra­teurs à l’amont des bar­rages. « La France, appuyée de ses sci­en­tifiques spé­cial­isés, con­sid­érait que cette solu­tion serait beau­coup plus effi­cace, moins coû­teuse et plus rapi­de, [que c’était la] seule solu­tion pour respecter l’échéance de 2020 », pré­cise le min­istère de la Tran­si­tion écologique. Cette méth­ode néces­si­tant une inter­ven­tion humaine, elle a été rejetée par la CIPR.

Et pen­dant que la France ter­gi­verse, les riv­ières suiss­es patien­tent pour retrou­ver un écosys­tème équili­bré. Des espèces inva­sives se sont incrustées, prof­i­tant de l’absence du saumon. Son retour « serait béné­fique parce que nous revien­dri­ons à une répar­ti­tion plus naturelle des espèces, explique la sci­en­tifique alle­mande Mar­i­on Martens. Nous avons main­tenant trop de petits pois­sons en prove­nance de la région du Danube. »

Lâch­er de smolts, des saumons juvéniles, dans la Bruche, un afflu­ent du Rhin. © Vert

Après 35 ans d’efforts col­lec­tifs pour réin­tro­duire l’espèce dans le bassin rhé­nan, le bilan est en demi-teinte et d’autres prob­lèmes sont en attente. La dévalai­son, d’abord, soit la descente des jeunes saumons vers la mer : pour l’heure, ils sont oblig­és de pass­er à tra­vers les tur­bines des cen­trales. « Cer­tains sont tués, beau­coup sur­vivent au pas­sage des tur­bines, mais sont désori­en­tés, blessés […] après être passés à la machine à laver », les lais­sant vul­nérables aux pré­da­teurs, comme les cor­morans, explique Mar­i­on Martens.

L’autre enjeu majeur est le dérè­gle­ment cli­ma­tique, car le saumon aime une eau fraiche. « En ouvrant les bar­rages, on ne va pas résoudre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, analyse Jean-Franck Lac­eren­za. Mais on va per­me­t­tre aux pois­sons de mieux s’acclimater. Ils ne vont pas rester blo­qués à des endroits où l’eau se réchauffe trop vite ». Cet été, le niveau du fleuve a bais­sé de près de 40 cen­timètres en Alle­magne, réchauf­fant les pro­fondeurs. Il serait de bon thon de s’y met­tre.

Cet arti­cle a été réal­isé à avec le sou­tien du journalismfund.eu.